L'homme est naturellement un être qui s'intéresse à autre chose qu'à lui-même. Et cela vient de ce qu'il s'intéresse à lui-même pensant. C'est une immense fonction que de penser, immense et tyrannique. Aussi toute discussion est un commencement de guerre, et l'homme se jette lui-même en gage pour un démenti. C'est qu'il reconnaît en face de lui le pensant, le frère de lui-même, celui avec qui il doit s'accorder ; ne le pouvant, il s'irrite. Il se sent législateur universel, et responsable de cet office devant lui-même. C'est pourquoi on s'est battu tant de fois pour des opinions. Jamais on n'a pu forcer l'esprit.
L'humanisme a pour fin la liberté dans le sens plein du mot, laquelle dépend avant tout d'un jugement hardi contre les apparences et prestiges. Et l'humanisme s'accorde au socialisme, autant que l'extrême inégalité des biens entraîne l'ignorance et l'abrutissement des pauvres, et par là fortifie les pouvoirs. Mais il dépasse le socialisme lorsqu'il décide que la justice dans les choses n'assure aucune liberté réelle du jugement ni aucune puissance contre les entraînements humains mais au contraire tend à découronner l'homme par la prépondérance accordée aux conditions inférieures du bien-être, ce qui engendre l'ennui socialiste, suprême espoir de l'ambitieux. L'humanisme vise donc toujours à augmenter la puissance réelle en chacun, par la culture la plus étendue, scientifique, esthétique, morale. Et l'humaniste ne connaît de précieux au monde que la culture humaine, par les oeuvres éminentes de tous les temps, en tous, d'après cette idée que la participation réelle à l'humanité l'emporte de loin sur ce qu'on peut attendre des aptitudes de chacun développées seulement au contact des choses et des hommes selon l'empirisme pur. Ici apparaît un genre d'égalité qui vit de respect, et s'accorde avec toutes les différences possibles, sans aucune idolâtrie à l'égard de ce qui est nombre, collection ou troupeau. Individualisme, donc, mais corrigé par cette idée que l'individu reste animal sous la forme humaine sans le culte des grands morts. La force de l'humanisme est dans cette foule immortelle.
L'importance convient aux sots. Mais on ne naît point sot ; non que je croie que tous les hommes naissent égaux ou semblables ; tout au contraire je crois qu'il y a une perfection de chacun, qui lui est propre, et qui est absolument belle et louable, sans qu'il y ait lieu de décider lequel vaut le mieux, d'un berger parfait ou d'un ingénieur parfait ; ces comparaisons n'ont point de sens.
Il s'agit de dénouer l'esprit, de le diviser avec précaution contre lui-même, de faire naître toute discussion de son propre fonds et de sa propre recherche. C'est ainsi qu'on l'amène à supporter d'abord l'autre opinion, et puis à la comprendre, et puis jusqu'à l'aimer. C'est ainsi qu'il peut espérer de devenir citoyen de l'univers, et législateur universel par persuasion. Sa patrie n'a point changé ; c'est toujours celle de l'homme ; seulement son idée de l'homme a pris de l'ampleur ; il ne rejette plus aisément les hommes hors de l'humain. Il n'exile plus son semblable sans examiner. Il le reconnaît plus promptement ; il lui ouvre un plus large crédit ; il lui permet l'erreur et la passion. Telle est l'aurore de la paix.
La situation de l'esclave est la meilleure, car les travaux, dangers et besoins communs font une amitié forcée, bonne pour l'amitié réelle à laquelle elle conduit toujours. J'ai remarqué souvent qu'une amitié choisie est difficile à sauver ; ce n'est pas le lieu de chercher pourquoi. Outre cela, l'esclave se trouve amené à réfléchir et à inventer en présence des choses ; au lieu de délibérer sur la fin, il ne délibère que sur les moyens, et surtout sur les moyens proches, ce qui est sain pour l'esprit. Comme d'ailleurs il est forcé de modérer ses passions et surtout dans l'expression, ce qui est la meilleure méthode, il est bientôt philosophe ; et j'ai revu la sagesse des anciens sur des milliers de visages. J'ajoute encore au trésor de l'esclave ceci, c'est qu'il est à l'abri des flatteurs ; car qui donc pense à lui plaire ?
"Alain et le bonheur" par André Maurois. Première diffusion le 13/09/1954 sur la Chaîne Nationale. La mauvaise humeur est une maladie, il ne faut jamais parler de ses malheurs, de ses malaises moraux, il ne faut jamais se plaindre…et, certes, il y a un héroïsme à bâtir son bonheur ! André Maurois parlait en 1954 de celui qui avait été son professeur de khâgne au lycée Henri IV, à Paris : le philosophe Alain.
Source : France Culture