Au détour d'une page de Le plus et le moins, Erri de Luca écrit « Je ne sais pas à quelle espèce elle appartenait. Je connais et je reconnais différents noms d'arbres et de plantes, mais pas celle-là. Pour vivre et mourir, les noms leurs sont inutiles, ils servent à notre sage manie d'établir des listes. ». Dans les Confessions d'un jeune romancier, Umberto Eco discute des listes dans le chapitre « Mes listes ». Pour finir cette courte liste, c'est le livre de listes d'un troisième écrivain transalpin que j'ai lu et aimé - à savoir, Une certaine vision du monde. Cinquante livres que j'ai lus et aimés (2002-2012) d'Alexandre Barricco.
En général, mon appétence pour les livres de listes du type - les 100 meilleurs polars, les 100 meilleurs romans italiens, les 100 meilleurs… - est faible et ces espèces de classement satisfont rarement me envies. Mais comme l'être humain n'est pas à un paradoxe près - comme l'explique Umberto Eco, toujours dans Confessions d'un jeune romancier, dans le chapitre "Quelques remarques sur les personnages de fiction", après tout il est apparemment paradoxal de pleurer sur les malheurs d'Anna Karénine alors que nous savons qu'elle n'existe pas dans le monde réel -, je suis reparti de la librairie avec le livre de chroniques publiées par Alessandro Baricco dans La Republicca entre 2011 et 2012.
Pourquoi avoir cédé ? Parce que c'est Alessandro Baricco, que j'avais adoré les Châteaux de la colère, Soie ou Océan mer - je n'ai pas continué la lecture de ses autres œuvres de fiction - et que j'ai rarement été déçu par ses essais (notamment le dernier sur Les barbares. Essai sur la mutation) quel qu'en soit le thème - certes ce livre n'est pas un essai, mais en tout cas il ne rentre pas dans la liste des œuvres de fiction. Parce que le titre, Une certaine vision du monde, m'a interpellé. Parce que le système de classement de Baricco duquel découle le choix des livres présentés ici est original. Parce qu'après un coup d’œil rapide aux titres, la lecture de celui me permettra à la Bayard de parler des livres que je n'ai pas lus*.
Au temps le dire clairement, je n'ai pas été saisi par le style (parfois trivial) de Baricco dans ce livre - cela doit tenir du format initial de ces textes, des chroniques dans un grand quotidien. Pour autant, Baricco écrit des choses digne d'intérêt sur les livres dont il fait la chronique et il y a des belles pages ou lignes
- sur Brautigan : "Des romans de cette trempe, on ne peut en écrire qu'après avoir atteint le fin fond de l'échec ou bien quand on est déjà mort : impossible d'avoir cette douce intensité, cette économie de langage convalescente lorsqu'on est vainqueur ou toujours en vie. Pour hurler ainsi, à mi-voix, on doit être fini. On a alors accès à une délicatesse qui, en contrepartie, est infinie. Brautigan a écrit Mémoires sauvés du vent en 1982, un bout de temps après être tombé aux oubliettes et deux ans avant de se tuer d'une balle de fusil calibre .44. Dans les années soixante, ç'avait été une vedette, du moins aux États-Unis et dans le monde auquel la Beat Generation avait donné le jour. Une dizaine d'années plus tard, tout était déjà terminé. Son chef-d’œuvre s'intitule La pêche à la truite en Amérique : je n'ai jamais réussi à dépasser la page vingt (il faut dire que je ne consomme pas de stupéfiants, jamais). En fait, c'est toute la culture de la Beat generation qui ne m'a jamais emballé. Sur la route, par exemple, je trouve ça d'un ennui mortel. Pourtant, un jour, on m'a glissé ce petit roman dans les mains (les pages avaient de splendides bords rouges, et l'édition, particulièrement soignée, m'a plu) et je me suis dit que j'en lirai quelques lignes par pure politesse. Mais ce n'est pas ce qui est arrivé : je me souviens qu'une fois parvenu à la dernière j'ai refermé le livre et je l'ai retourné pendant quelques minutes entre mes mais, sans bouger de là où j'étais, c'est-à-dire dans la liturgie privée et solitaire de la lecture, qui est l'équivalent d'une standing ovation au théâtre. C'est un livre posthume, aussi fragile que la peau des personnes âgées. Les phrases sont généralement très courtes, les retours à la ligne fréquents, cent pages au total : on sent la plume fatiguée, chaque passage bien écrit est comme une marche qu'on monte après une opération à la hanche. Et on dit que s'il se mettait à courir ou à parler légèrement plus fort, bien vite lui viendrait la fièvre"
- sur L'histoire des idées du football, un livre sur lequel Baricco confesse « Voilà un livre que j'adorerais avoir écrit, si j'en avais été capable. Il ne s'agit pas de raconter l'histoire du football, mais les mutations qui, au fil du temps, ont affecté la manière dont on conçoit la tactique de jeu »
- ou sur le Discours de la méthode : « Je ne dis pas que la traduction (du Discours de la Méthode) n'est pas belle, elle l'est, je dis juste que le son du français est du violoncelle, il est différent de celui de l'italien, qui est du violon. Quant à Proust, c'est de la viole de gambe ».
Pourquoi lire ce genre de livres, ces listes de livres commentés ? C'est principalement comme l'écrit Baricco « pour que d'autres les lisent ». Et de ce point de vue, le contrat est rempli. J'ai découvert des livres que la chronique de Baricco m'a donné envie de lire - Histoire des idées du football de Mario Sconcerti, l'intégrale des nouvelles western d'Elmore Leonard, Mémoires sauvés du vent de Richard Brautigan ou encore Une romance sur trois pieds : Glenn Gould et la recherche obsédante de la perfection de Katie Hefner -, des auteurs ou des livres qui m'attendent dans ma bibliothèque - 2666 de Roberto Bolano, Coetzee, Brautigan -, des livre que j'ai lu - le Dictionnaire du Diable d'Ambrose Bierce et Discours de la méthode de René Descartes.
Une autre raison est, pour Baricco, « d'exprimer une certaine vision du monde ». Je ne saurai dire laquelle exactement - « une certaine » en tout cas - et lui même ne la discute pas. de mon côté, je vais continuer d'exprimer ma propre vision du monde avec mes lectures, « mes » citations et mes critiques.
* Cf. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? de Pierre Bayard.
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Le célèbre romancier italien recense ses lectures préférées durant dix ans: un livre parfait pour tous les lecteurs et lectrices acharnés comme moi. J'ai eu envie d'ajouter une grande partie des livres proposés par l'auteur à ma P.A.L. !
Ces livres anciens ou modernes, bien souvent des essais ou des biographies, sont très finement analysés, même si l'histoire en elle-même reste parfois mystérieuse ; mais l'évocation subtile, le ressenti de l'auteur qui tient simplement à un style d'écriture, à quelques phrases qui se détachent et serviront de fil conducteur à sa vie, font tout le charme des analyses d'Alessandro Barrico.
Seul bémol, je le trouve quelquefois trop affirmatif dans ses opinions.
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Ces 50 textes sont un voyage intellectuel et littéraire franchement passionnant, avec comme guide le plus allumé des lecteurs.
Lire la critique sur le site : LaPresse
Des romans de cette trempe, on ne peut en écrire qu'après avoir atteint le fin fond de l’échec ou bien quand on est déjà mort : impossible d'avoir cette douce intensité, cette économie de langage convalescente lorsqu’on est vainqueur ou toujours en vie. Pour hurler ainsi, à mi-voix, on doit être fini. On a alors accès à une délicatesse qui, en contrepartie, est infinie.
Brautigan a écrit Mémoires sauvés du vent en 1982, un bout de temps après être tombé aux oubliettes et deux ans avant de se tuer d'une balle de fusil calibre .44. Dans les années soixante, ç’avait été une vedette, du moins aux États-Unis et dans le monde auquel la Beat Generation avait donné le jour. Une dizaine d'années plus tard, tout était déjà terminé. Son chef-d’œuvre s'intitule La pêche à la truite en Amérique : je n'ai jamais réussi à dépasser la page vingt (il faut dire que je ne consomme pas de stupéfiants, jamais). En fait, c'est toute la culture de la Beat generation qui ne m'a jamais emballé. Sur la route, par exemple, je trouve ça d'un ennui mortel. Pourtant, un jour, on m'a glissé ce petit roman dans les mains (les pages avaient de splendides bords rouges, et l'édition, particulièrement soignée, m'a plu) et je me suis dit que j'en lirai quelques lignes par pure politesse. Mais ce n'est pas ce qui est arrivé : je me souviens qu'une fois parvenu à la dernière j'ai refermé le livre et je l'ai retourné pendant quelques minutes entre mes mais, sans bouger de là où j’étais, c'est-à-dire dans la liturgie privée et solitaire de la lecture, qui est l'équivalent d'une standing ovation au théâtre.
C'est un livre posthume, aussi fragile que la peau des personnes âgées. Les phrases sont généralement très courtes, les retours à la ligne fréquents, cent pages au total : on sent la plume fatiguée, chaque passage bien écrit est comme une marche qu'on monte après une opération à la hanche. Et on dit que s'il se mettait à courir ou à parler légèrement plus fort, bien vite lui viendrait la fièvre.
A propos d' "Une oeuvre déchirante d'un génie renversant " de Dave Eggers
Comment pourrait-on ne pas acheter un livre dont l'auteur a également réécrit le colophon à sa manière ?
Un autre début qui m'a figé sur place quand je l'ai lu. Ce qui m'a le plus frappé sur le moment, c'est la quantité d'énergie qu'il y a dans ce livre. C'est une caractéristique des premiers romans: après des années de retenue, de matière accumulée, de vie étouffée, le premier roman est comme une digue qu'on ouvre. C'est un torrent qui s'écoule et charrie de tout, c'est une cascade: avec un léger goût de gaspillage et un excès de générosité, qu'on passera le reste de sa vie à juger tout à fait stupides, et, dans le même temps, à regretter comme un geste dont on n'est plus capable. (p. 138)
Dès lors, on ne lit plus vraiment pour apprendre ni même pour se distraire intelligemment: au fond on le fait pour permettre à cette prose de laver certaines fatigues personnelles, des échecs ou des défaites, et d'apaiser la brûlure, éliminant de la plaie toute impureté. C'est ainsi qu'on lit pour le seul plaisir de la lecture pour se sauver. (p.52)
Comme je le disais il y a cinquante livres, parler de ses plus belles lectures est une façon de parler de soi, de son regard sur le monde, et c'est pour cette raison que j'ai plaisir à conclure ce joyeux défilé par une autobiographie, sans doute la meilleure que j'aie lue ces dix dernières années. Charles Darwin l'écrivit en 1876, six ans avant sa mort et soixante-sept ans après sa naissance. (...)
Dans l'éclat de son propre crépuscule, il n'avait pas l'attention de s'abandonner à la valse des sentiments et des souvenirs: il se pencha simplement sur sa vie comme il l'aurait fait pour examiner un lichen, et il en livra le compte rendu. (p. 228)
Car le cœur de- Mémoires sauvés du vent- [Brautigan] réside dans deux autres éléments qui sont franchement irrésistibles. Le premier, c'est que le gamin aime tout. J'entends par là que rien ne le dégoûte et qu'il sait voir le charme de la beauté dans d'innombrables choses.Rien ou presque n'a de sens, mais beaucoup de beauté traverse sa vie. Pas de sens, beaucoup de beauté. (p. 30)
Les voies de la narration. Apprendre l'art de raconter des histoires dans le monde contemporain
Avec David Foenkinos, romancier, dramaturge et scénariste, Fanny Sidney, réalisatrice, scénariste, comédienne et Pauline Baer, écrivaine et animatrice d'ateliers d'écriture
Au cours des deux dernières décennies, les histoires, les récits, les narratifs sont sortis du champ strictement littéraire et culturel pour investir d'autres espaces – politique, économique, informationnel. Portée par l'essor des industries créatives et par la multiplication des canaux et des formats, la « fabrique » à histoires s'est développée en réponse à des besoins variés : assouvir une quête de sens, se réapproprier une histoire familiale, fédérer autour d'un projet collectif, incarner une ambition entrepreneuriale, donner du souffle à un projet politique, redonner de la cohérence aux événements du monde, ou tout simplement répondre à notre envie d'être transporté et tenu en haleine… du récit intime qui bouscule au récit politique qui veut marquer son temps, de l'histoire qui captive au narratif d'entreprise qui conjugue stratégie et raison d'être, chacun cherche l'histoire qui fait vibrer, donne du sens, motive, divertit ou répond aux questions du siècle.
Si le besoin de récit est partout, il faut (ré)apprendre à raconter des histoires de manière adaptée aux usages contemporains, sans perdre de vue la vocation humaniste de toute narration et les ponts qu'elle peut jeter entre générations et entre communautés. Une nouvelle génération d'auteurs, ainsi que la demande des industries culturelles interrogent l'idée – très française, et à l'opposé de la mission de la Scuola Holden de Turin fondée à Turin par Alessandro Baricco en 1994 – que l'art du récit ne s'apprend pas, à moins de le faire comme un outil pour accéder à un métier et à un média. Et s'il fallait une « école Holden à la française » pour décloisonner les industries culturelles et les générations ?
Table ronde proposée par Claudia Ferrazzi, fondatrice de VIARTE.
À lire –
David Foenkinos, Charlotte, Gallimard, 2014.
Pauline Baer, La collection disparue, Folio Gallimard, 2020.
Alessandro Baricco, The game, Folio Gallimard, 2019.
Alessandro Baricco, Les barbares. Essai sur la mutation, Gallimard, 2014.
Yves Lavandier, La dramaturgie : les mécanismes du récit, Les impressions nouvelles, 1994.
Maureen Murdock, The heroine's journey, Shambhala Publications Inc, 1990.
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