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La Trilogie (Samuel Beckett) tome 1 sur 3

Jean-Jacques Mayoux (Autre)
EAN : 9782707306289
273 pages
Editions de Minuit (01/11/1982)
4.09/5   347 notes
Résumé :
" Je suis dans la chambre de ma mère ". Ainsi commençait la première page d'un roman publié à Paris en janvier 1951. L'auteur était un Irlandais inconnu qui écrivait en français. La presse saluait aussitôt l'apparition d'un grand écrivain : " Si l'on peut parler d'événement en littérature, voilà sans conteste un livre événement " (Jean Blanzat, le Figaro littéraire).
L'avenir allait confirmer ce jugement. Dès l'année suivante paraissait, du même auteur, En a... >Voir plus
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Une oeuvre singulière, absurde, burlesque, à la lisière de l'intimité la plus viscérale, à la margelle du dégout, rebords lugubres et angoissants, pour toucher du doigt le plus essentiel et le plus trivial.

Me voici devant la page blanche, bien hésitante. Comment parler d'un tel livre, comment parler de Molloy ? Je n'ai aucune comparaison, aucun livre auquel me fier, celui-ci est, de façon stupéfiante, totalement unique. Je ne saurais dire si je l'ai aimé, là n'est pas la question me semble-t-il, une chose est certaine, il m'a fortement bousculée, interpellée, subjuguée parfois, dégoutée aussi par moment, et plusieurs lectures me seront nécessaires pour tout comprendre. Mais qu'est-ce que ce livre ? Un roman ? Un essai ? Un exercice de style inédit ? Une blague absurde ? Deux longues nouvelles en miroir ?
Un chef d'oeuvre indéniablement, d'une étrangeté dérangeante assurément.

Et qui est Molloy ? de prime abord, il s'agit d'un homme laid (borgne, édenté, crasseux), très vieux, béquillard désormais à cause de ses deux jambes devenues raides, stupide, méchant mais lucide, philosophe même, indifférent aux autres, à la fois grave et naïf, et surtout masochiste. Un anti-héros revêtant l'idéal de la laideur selon Beckett. Qui m'a fait penser, je dois avouer, même si la comparaison peut sembler étrange, à Ignatus dans la Conjuration des imbéciles tant il met en valeur notre part la plus inavouable et taboue. Comme Kennedy O'Toole, Molloy semble nous dévoiler ce que nous sommes derrière le vernis social. Il y a du Molloy en chacun de nous et il suffit de vivre quelques expériences difficiles à un certain âge pour le devenir, à l'instar de Moran, personnage de la deuxième partie du livre.

Le livre se décompose en effet en deux parties. D'une part l'errance ubuesque et pénible de Molloy qui tente désespéramment de revenir vers sa mère (revenir en position foetale, revenir enfant, retour régressif qui semble avoir lieu lorsque nous sommes très vieux) et d'autre part l'expédition tout aussi hallucinante de Moran, détective privé, chargé de retrouver Molloy…A moins que Moran se cherche lui-même et devienne ce Molloy…Le destin de l'homme ressemble à cette errance interminable et schizophrène entre quête de soi, déchéance et décrépitude, animalité, rage de vivre envers et contre tout. La décrépitude physique entrainant la déchéance morale et la coupure avec la société.

Ne pouvant faire une critique érudite sur cet auteur que je connais si mal, ne comprenant pas tout de cette lecture hors norme, j'aborde mon retour uniquement sur la base de mes ressentis.

La fascination éprouvée tout d'abord. Molloy semble nous montrer ce que nous devenons tous en vieillissant, tout en nous rappelant constamment qu'il était comme nous…coïncidence, la chanson de Neil Young passe au moment d'écrire ces lignes, « vieil homme, regarde ma vie, je ressemble beaucoup à ce que tu étais ». Impossible d'être et d'avoir été, la décrépitude nous attend et loin d'un stoïcisme courageux et bienveillant, Beckett nous oppose un masochisme quasi animal, un masochisme de bêtes élémentaires, celle des vers de terre, lorsque, ne pouvant plus se tenir debout, il montre les délices insoupçonnées des diverses stations horizontales dont la reptation. Etourdissant d'être témoin des efforts de contorsion par terre de ce vieil homme qui avance envers et contre tout. Fascination malsaine, presque morbide, quasi sadique.

« Et cela ne m'étonnerait pas que les grandes paralysies classiques comportent des satisfactions analogues et même peut-être encore plus bouleversantes. Etre vraiment dans l'impossibilité de bouger, ça doit être quelque chose ! J'ai l'esprit qui fond quand j'y pense. Et avec ça une aphasie complète ! et peut-être une surdité totale ! Et qui sait une paralysie de la rétine ! Et très probablement la perte de la mémoire ! Et juste assez de cerveau resté intact pour pouvoir jubiler ».

L'émerveillement ensuite. La plume de Beckett est incroyable, à la fois créative - que de belles métaphores surprenantes comme ce « j'y vole chez ma mère sur les ailes de poule de la nécessité -, âpre et rugueuse, avec un bon sens de l'absurdité ne cherchant pas à trouver des causes nobles aux yeux du monde, rendant son propos d'autant plus sincère, et pourtant d'une belle subtilité. Il arrive, en quelques lignes, à la fois à nous faire toucher l'essence du monde la plus noble, des questions philosophiques élémentaires, la vulgarité la plus basse et l'humour, oui l'humour, souvent teinté d'ironie mordante. En une phrase nous passons de l'infiniment grand à l'infiniment petit tout en pouffant de rire…Cette citation nous le montre bien :

« Je dus m'endormir, car voilà qu'une énorme lune s'encadrait dans la fenêtre. Deux barreaux la partageaient en trois parties, dont la médiane restait constante tandis que peu à peu la droite gagnait ce que perdait la gauche. Car la lune allait de gauche à droite ou la chambre allait de droite à gauche, ou les deux à la fois peut-être, ou elles allaient toutes les deux de gauche à droite, seulement la chambre moins vite que la lune, ou de droite à gauche, seulement la lune moins vite que la chambre. Mais peut-on parler de droite et de gauche dans ces conditions ? Que des mouvements d'une grande complexité fussent en train, cela semblait certain, et cependant quelle chose simple apparemment que cette grande lumière jaune qui voguait lentement derrière mes barreaux et que mangeait peu à peu le mur opaque, jusqu'à l'éclipser. Et alors sa calme course s'inscrivait sur les murs, sous forme de clarté rayée de haut en bas et que pendant quelques instants firent trembler des feuilles, si c'était des feuilles, et qui disparut à son tour, me laissant dans l'obscurité. Qu'il est difficile de parler de la lune avec retenue ! Elle est si con la lune. Ça doit être son cul qu'elle nous montre toujours. On voit que je m'intéressais à l'astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier ».

La gêne, voire le dégout, je dois avouer également. L'omniprésence des allusions anales (comme l'étaient les flatulences d'Ignatus d'ailleurs), de l'onanisme, entremêlées à la crudité du langage soulèvent quelques tabous et dévoilent sans pudeur ce que nous vivons et cachons tous. Mais lorsqu'il s'agit de Moran imposant un lavement à son fils dans une scène d'un sadisme sans nom, scène de viol selon moi, comment la comprendre, comment l'interpréter ? Beckett a-t-il voulu montrer que Moran, aussi social et intégré soit-il, est mû lui aussi par des pulsions ? Que sous couvert de vouloir le bien pour son fils (qui est ballonné et qui a mal au ventre), le remède choisi impose sa violence, son ascendant, et la soumission de ce jeune garçon ?
Dégout aussi face à son propre dégout pour les chiens et pour les femmes qu'il met dans un même sac :

« Elle s'appelait du nom paisible de Ruth je crois, mais je ne peux le certifier. Peut-être qu'elle s'appelait Edith. Elle avait un trou entre les jambes, oh pas la bonde que j'avais toujours imaginée, mais une fente, et je mettais, elle mettait plutôt, mon membre soi-disant viril dedans, non sans mal, et je poussais et ahanais jusqu'à ce que j'émisse ou que j'y renonçasse ou qu'elle me suppliât de me désister. Un jeu de con à mon avis et avec ça fatigant, à la longue. Mais je m'y prêtais d'assez bonne grâce, sachant que c'était l'amour, car elle me l'avait dit. Elle se penchait par-dessus le cosy, à cause de ses rhumatismes, et je l'enfilais par derrière. C'était la seule position qu'elle pût supporter, à cause de son lumbago. Moi je trouvais cela naturel, car j'avais vu les chiens, et je fus étonné quand elle me confia qu'on pouvait s'y prendre autrement. »

Enfin, ce livre m'a bousculée quant aux questions existentielles soulevées. Chacun de nous sommes voués à nous égarer dans un labyrinthe dans lequel la condition humaine fondamentale semble se fondre, se dissoudre. C'est désespérant. Totalement désespérant.

Le livre commence par la fin. Molloy a fini son errance et nous dit « je suis désormais dans la chambre de ma mère ». Incipit qui fait beaucoup penser à celui de Camus dans l'étranger. Nous devinons que la mère est morte, qu'il l'a remplacée dans son propre lit, il ne se rappelle plus bien comment il est arrivé là, le début du livre est marqué du sceau de l'inceritutde, mais il y est et désormais il se doit d'écrire en contrepartie de la culpabilité de sa naissance semble-t-il. Coupable de naître, la déchéance est le prix à payer. Dérision impitoyable et implacable.

Molloy est un roman satirique à la fois merveilleux et dérangeant, jubilatoire et déprimant. Unique. Molloy est l'anti-héros de ce roman parodique dans lequel la plume est inventive et oscille entre le parlé et l'écrit, la gravité et l'humour, la vulgarité et la philosophie. le sens de l'absurde permet cependant une certaine distanciation, une prise de recul, salvatrice avec ce genre de livre angoissant. Il me faudra le relire pour tout comprendre et avant d'aborder les deux autres livres de la trilogie écrite directement en français il faut le souligner car Beckett est irlandais. Les deux autres tomes sont « Malone meurt » et « L'innommable ». En attendant, je m'en vais lire de nouveau la critique très brillante et érudite d'Eduardo (@Creisification), qui contient des clés d'analyse que je n'ai pas voulu revisiter avant d'écrire mon propre retour.

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Si pour une raison improbable, dans un futur tout aussi incertain, il ne faudrait en tout et pour tout retenir qu'une poignée d'auteurs parmi tous les écrivains terriens du XXe siècle, Samuel Beckett devrait à juste titre, et en ferait à moins avis certainement partie! Car en matière de, en termes pour ainsi dire…de Beckett, il n'y a que…Beckett! Inutile de vouloir écrire comme lui, ou de chercher à imiter son génie. Roses are red. Violets are blue. And Beckett is Beckett!
Personne à mon sens n'aura réussi - ni réussira jamais - à déshabiller comme lui l'écriture, à mettre à nu la langue aussi radicalement, avec autant d'impudeur et innocence, de clarté et rigueur («serio et candide», dira Molloy..). Non pas afin de la soumettre et de la resculpter, ainsi que le feraient un Joyce ou un Nabokov, par exemple, mais pour la contempler simplement s'en aller, toute dévêtue et désossée, libre et sans artifices, belle et sans soubresauts.
Beckett s'est forgé en tant qu'écrivain à partir de ce constat essentiel que tout langage provient d'une fissure «incolmatable», consubstantielle à son émergence. Faille que le discours, toujours dans un équilibre précaire, ne cessera de vouloir transposer, combler, déplacer, commuer. «Tout langage n'est qu'écart de langage», s'exclame Morlan (ou serait-ce Molloy? ou Molloy rapporté par Morlan? peut-être Beckett au-travers de Morlan? Beckett, cité par Molloy, via Morlan?).
Évanescents et interchangeables, figures fantomatiques d'un discours erratique que paradoxalement, en artisan surdoué, Beckett reconstitue avec une grande simplicité et avec la précision millimétrique d'un horloger, ses personnages s'emploient en vain à raconter une histoire dont ils sont systématiquement dépossédés en tant que sujet. N'ayant dès lors plus aucune preuve solide du bien-fondé, ni aucune certitude de la consistance de leur récit, voire de leur propre consistance en tant que narrateurs, ils s'accrocheront néanmoins inlassablement aux promesses coulantes du verbe, comme l'âne à la carotte, afin d'essayer d'en rendre compte et de garder tant soit peu la tête hors de l'eau.
«Enarro ergo sum» ? Mais quand je me raconte, je n'y suis plus tout à fait! Y serai-je par contre, lorsque «oublié d'être» j'arrêterais tout simplement de vouloir me raconter?
«Et quand je dis je me disais, etc., je veux dire que je savais confusément qu'il en était ainsi, sans savoir exactement de quoi il retournait. Et chaque fois que je dis, Je me disais telle ou telle chose, ou que je parle d'une voix interne me disant, Molloy, et puis une belle phrase plus ou moins claire et simple, ou que je me trouve dans l'obligation de prêter aux tiers des paroles intelligibles, ou qu'à l'intention d'autrui il sort de ma propre bouche des sons articulés à peu près convenablement, je ne fais que me plier aux exigences d'une convention qui veut qu'on mente ou qu'on se taise.»
L'absurde et les paradoxes du discours qui, à défaut de mentir ou de se taire, ne peut en fin compte que se mordre la queue, ne seront cependant pas source de folie ou de désespoir chez Beckett. L'écrivain n'a visiblement rien d'un existentialiste dans l'âme – d'autres pensent le contraire, qu'importe, les contradictions dans les différentes lectures de son oeuvre sont omniprésentes et toujours bienvenues! L'on peut malgré tout lire dans MOLLOY : «Mais même à Sisyphe je ne pense pas qu'il soit imposé de se gratter, ou de gémir, ou d'exulter, à en croire une doctrine en vogue, toujours aux mêmes endroits exactement».
L'écrivain irlandais le plus français de tous temps (l'essentiel de son oeuvre, après 1947, sera écrit en français) y prônerait une forme plutôt d'"inexistentialisme", me semble-t-il en tout cas, dans lequel la quête de sens ou d'un maître-mot (ou d'un mot-maître) rédempteur («Godot», soit dit au passage, sera ici incarné par «Youdi», le «patron» jamais rencontré et commanditaire de l'enquête que fera Morlan à propos de Molloy), ou bien l'attente toujours différée de quelque chose, d'un évenement n'arrivant en fin de compte jamais, pourraient dans le meilleur des cas se voir remplacer par une sorte donc d' «oubli d'être» ou par un sentiment d'aise à se voir «récidiver sans fin».
Mais ne serait-on pas, subrepticement, en train de glisser vers la notion aussi antique que chimérique de «grâce» ? Vers ces domaines de l'expérience subjective qui, dépassant les règles du logos et les limites de l'expression verbale, sont susceptibles de rendre le sujet indifférent au fait même de «se posséder» en tant que tel, pour se fondre dans un Tout? Beckett, visionnaire et mystique ??!!
Pas si simple que ça, il me semble…! À ce propos d'ailleurs, l'on raconte que l'auteur aurait suggéré la lecture d'un philosophe flamand du XVIIe siècle, assez méconnu, Arnold Geulincx, à un critique littéraire qui lui avait demandé comment approcher sa conception «beckettienne» de l'homme et le sens global de son oeuvre. Geulincx fut apparemment le chantre de l'«occasionnalisme», doctrine philosophique qui, à l'opposé du matérialisme, affirmait que les causes naturelles n'étaient qu'«occasionnelles», qu'il n'existait aucune relation de cause-à-effet véritable, mais seulement une relation de «succession» : pas de relation de causalité effective entre les phénomènes, aucune "harmonie préétablie" dans la Nature. Ou, pour dire les choses autrement, et plus simplement, Dieu serait en train de revoir et de renouveler à chaque instant la totalité de la Création!! (Les notes de lecture de Beckett sur les oeuvres d'Arnold Geulincx ont fait l'objet d'une publication en français – « NOTES DE BECKETT SUR GEULINCX » - Préface de Nicolas Doutey - collection « Expériences Philosophiques », Les Solitaires Intempestifs.)
Ainsi Molloy, dont les mésaventures sur le chemin censé le ramener au giron maternel l'avaient réduit à la portion congrue de l'être, physiquement et moralement, dira à propos du tarabiscoté philosophe au moment où il réalise être dans l'incapacité d'y parvenir par ses propres moyens : «Moi j'avais aimé l'image de ce vieux Geulincx, mort jeune, qui m'accordait la liberté, sur le noir navire d'Ulysse, de me couler vers le levant, sur le pont. C'est une grande liberté pour qui n'a pas l'âme des pionniers. Et sur la poupe, penché sur le flot, esclave tristement hilare, je regarde l'orgueilleux et inutile sillon. Qui, ne m'éloignant d'aucune patrie, ne m'emporte vers nul naufrage».

En revanche, si le roman de MOLLOY ne s'ouvre pas sur un «Aujourd'hui, maman est morte… », il nous y ramène implicitement, à rebours, lorsqu'on lit son incipit: «Je suis dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je ne sais pas comment j'y suis arrivé», puis, surtout lorsque s'y rajouteront quelques lignes après : «Je ne sais pas grand 'chose, franchement. La mort de ma mère par exemple. Était-elle déjà morte à mon arrivée ? Ou n'est-elle morte que plus tard ? Je veux dire morte à enterrer. Je ne sais pas. Peut-être ne l'a-t-on pas enterrée encore.»
Dix ans après la publication de L'Étranger, l'anti-matière littéraire de Beckett s'introduirait à son tour discrètement dans l'espace français, en attendant que Godot vienne quelques années après l'inscrire définitivement dans le patrimoine mondial de la littérature du XXe siècle. Éloigné comme Camus, de la «mère-patrie», et en ce qui le concerne, lui, de sa «langue maternelle» aussi, Beckett n'inviterait pourtant le lecteur, ni au désert, ni à l'enfer, mais à un hors-piste littéraire en haute-montagne, d'où l'on peut contempler sereinement le Vide au fond de toute existence et dessiner un paysage sur fond de finitude et d'incomplétude avec humour et poésie.

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Suivi de : "Molloy, Un Evénement Littéraire : Une Oeuvre" de Jean-Jacques Mayoux

ISBN : 9782707306289


On ne lit pasSamuel Beckett : on s'assure simplement que toutes ses boucles et courroies de sécurité sont bien attachées et on saute. Non dans le Vide, ce serait trop simple, mais dans un univers qui tend au Vide ultime - au Néant. Rien n'y est stable, tout s'y désagrège de minute en minute, voire de seconde en seconde, et l'on se demande, ahuri, si, tous comptes faits, on n'est pas tombé dans le rêve quelque peu minéral d'un dément absolu.

Tel est "Molloy" dont on s'étonne, après l'avoir lu, qu'il ne soit pas réduit à une simple initale, ce "M" qui se retrouve également chez ce (pseudo ?) alter ego qu'est Jacques Moran, l'improbable "détective" de la seconde partie du livre. Molloy, personnage essentiel qui, pourtant, n'apporte aucune réponse aux mille questions que se pose le lecteur. Molloy, en qui il ne faut pas avoir beaucoup pratiqué Freud pour discerner l'un de ces Fils Impuissants - et torturés - pour lesquels la Mère, si honnie qu'elle soit, est et restera tout. Molloy, dont chaque acte, chaque pensée n'ont qu'un but : revenir auprès de la Mère, la retrouver, s'affaler auprès d'elle et puis, sans doute, plonger dans un néant douillet, version encore améliorée, en tous cas c'est ce qu'il pense, de la vie utérine du foetus originel. Molloy, "à la mauvaise jambe", puis aux deux jambes raides, qui trouve le moyen de rouler à bicyclette avant de clopiner sur des béquilles auxquelles il finira par préférer la volupté sans pareille de la reptation. Molloy, qui rampe, qui rampe. Vers Maman.

La première partie du livre est carrément hallucinée. le lecteur doit renoncer à la logique du quotidien, de ce que nous appelons "la norme." Au réalisme tangible qui nous préserve à l'intérieur d'une matérialité que, pour une fois, nous trouvons miséricordieuse, Beckett oppose le souffle froid et insane d'une dimension parallèle, dans laquelle Molloy vit - si on peut appeler ça vivre - et surtout se dissout lentement. le texte est beau pourtant - il faut s'incliner devant cette maîtrise incontestable d'une langue qui, au départ, n'était pas celle de l'auteur. Mais peu de livres - dans l'immédiat, il ne me revient que le "Voyage ..." de Céline, c'est tout dire - peuvent se targuer d'exprimer une haine aussi farouche, aussi déterminée, aussi universelle. Encore Céline accepte-t-il le corps à corps avec un univers qu'il exècre et maintient-il à l'horizon comme une lueur d'espoir. Beckett, lui, est la haine incarnée s'abattant sur la religion, le puritanisme, l'éducation et, bien sûr, les parents car, si la Mère semble avoir le premier rôle dans l'affaire, on peut dire que Moran, dans la seconde partie du livre, prend une ampleur de plus en plus malsaine dans son rôle de "Père" d'un enfant qui finit par l'abandonner. Tout cela, pour l'Irlandais, n'est qu'un vaste cauchemar dont, malheureusement, ses personnages ne paraissent pas vouloir s'éveiller. Pis : savent-ils seulement qu'ils pourraient s'en éveiller ? Il serait trop facile d'écrire que, dans le monde de Beckett, il n'y a que du désespoir. le désespoir suppose l'espoir et c'est un mot qu'ignorent visiblement ses personnages. D'où probablement l'exceptionnelle puissance - et l'exceptionnelle horreur - de l'univers qu'il a créé tant par ses pièces que par ses romans.

Pourtant, pourtant ... et si Beckett nous menait en bateau ? Ou plutôt si tout cela n'était qu'une tentative d'exorcisme ? Si Beckett n'affirmait si haut sa certitude du Néant qui nous attend tous que pour mieux couvrir le plus secret, le plus ténu des espoirs ? Si virulent qu'il se montre dans des pièces comme "En Attendant Godot" ou, mieux encore, "Le Dépeupleur", il est impossible que l'Irlandais ait pu échapper au mysticisme celte de ses origines. La deuxième partie de Molloy fait d'ailleurs apparaître un Youdi omniprésent - et semble-t-il omniscient - "patron" invisible de Moran qui lui envoie un "messager" nommé ... Gaber. Chez Beckett, on découvre vite l'amour du jeu de mots - avec les mots, à l'intérieur même des mots. Les noms, d'ailleurs anglais, qu'il donne aux villes dans "Molloy", vont de pair avec ce tic stercoraire qui lui fait détailler, en certaines pages, des fonctions naturelles sur lesquelles, en général, on ne s'éternise guère. Alors, fatalement, on est tenté d'assimiler "Youdi" au "Yahveh" hébraïque et "Gaber" à l'archange Gabriel qui, de fait, sert de messager à l'Eternel.

Or, pour les amoureux des mots, en dire un, à plus forte raison l'écrire, c'est lui donner vie. Et l'on sait toute la puissance que l'exorcisme chrétien, tout comme sa forme laïque, la psychanalyse freudienne, reconnaissent à la Parole. Au commencement d'ailleurs était le Verbe ...

Ces quelques réflexions, "brutes de décoffrage" comme on dit, révèlent, je l'espère, l'effet déroutant qu'a eu pour moi cette lecture de "Molloy." Par nature, je ne puis souscrire à la démarche des personnages de Beckett, cette dégringolade acharnée vers la lie et même au-dessous de la lie - vers un Néant dont on n'est pas sûr, d'ailleurs, qu'il ne soit pas une forme de l'Enfer religieux. C'est une décomposition lente et déterminée, un film gore défilant image par image et en gros plan avant même l'invention du film gore. Venu de rien - ou de pas grand chose - l'Homme retourne au Rien originel et, pour ce faire, se frappe, s'auto-mutile, se roule dans la fange la plus infâme, qui pis est, semble-t-il, avec une sournoise délectation. Circulez, y a plus rien à voir ! (Jamais il n'y a eu quoi que ce soit.) Mais cette idée, que certains défendront avec éclat, ne bloque-t-elle pas la Réflexion ? N'empêche-t-elle pas de se poser d'autres questions, bien plus passionnantes - bien plus inquiétantes ? Chez Beckett, on détruit pour détruire le peu qu'on a réussi à bâtir, par peur, dirait-on, d'aller plus loin dans la construction. C'est là une attitude de fou - ou de lâche.

Ce qui ne m'empêchera pas de poursuivre ma lecture de la "trilogie" beckettienne. Un de ces jours, promis, je m'attaque à "Malone meurt" et je reviens vous en parler. ;o)
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Molloy est le premier roman d'une trilogie qui se poursuit avec Malone meurt et l'Innommable.

Beckett en dramaturge et Beckett en romancier sont deux auteurs qu'on ne lit pas de la même façon. Si les pièces de théâtre de Beckett se lisent sans grande difficulté, ses romans requièrent plus d'attention.
La structure est déboussolante. On suit tout d'abord le personnage de Molloy, vagabond errant sans but dans un monde dépeuplé. Les seules rencontres qu'il effectue ont lieu dans le creuset de sa mémoire. Il s'agit une fois de sa mère, monstre sans visage auquel Molloy essaie d'échapper, sans y parvenir toutefois à cause de la solitude qui le ronge et de l'acharnement dont il fait preuve à vouloir réussir là où l'espoir du triomphe est impossible.

« Malheureusement ce n'est pas de cela qu'il s'agit mais de celle qui me donna le jour, par le trou de son cul si j'ai bonne mémoire. Premier emmerdement. […] / Ma mère me voyait volontiers, c'est-à-dire qu'elle me recevait volontiers, car il y avait belle lurette qu'elle ne voyait plus rien. Je m'efforcerai d'en parler avec calme. Nous étions si vieux, elle et moi, elle m'avait eu si jeune, que cela faisait comme un couple de vieux compères, sans sexe, sans parenté, avec les mêmes souvenirs, les mêmes rancunes, la même expectative. Elle ne m'appelait jamais fils, d'ailleurs je ne l'aurais pas supporté, mais Dan, je ne sais pourquoi, je ne m'appelle pas Dan. »

On retrouve dans ce roman le même désespoir qui surplombe les oeuvres principales de Beckett : En attendant Godot ou encore Fin de partie. Les relations humaines sont dénuées de sens. Elles se prêtent seulement à un jeu de rôles où chacun est contraint de simuler des sentiments qu'il ne ressent pas. le dégoût, la haine viscérale de l'autre, surgissent dans chaque paragraphe dans lequel Molloy ressasse ses anciens souvenirs. Qu'il s'agisse d'une de ses femmes ou d'un chien, il ressent le même dégoût :

« Elle s'appelait du nom paisible de Ruth je crois, mais je ne peux le certifier. Peut-être qu'elle s'appelait Edith. Elle avait un trou entre les jambes, oh pas la bonde que j'avais toujours imaginée, mais une fente, et je mettais, elle mettait plutôt, mon membre soi-disant viril dedans, non sans mal, et je poussais et ahanais jusqu'à ce que j'émisse ou que j'y renonçasse ou qu'elle me suppliât de me désister. Un jeu de con à mon avis et avec ça fatigant, à la longue. Mais je m'y prêtais d'assez bonne grâce, sachant que c'était l'amour, car elle me l'avait dit. Elle se penchait par-dessus le cosy, à cause de ses rhumatismes, et je l'enfilais par derrière. C'était la seule position qu'elle pût supporter, à cause de son lumbago. Moi je trouvais cela naturel, car j'avais vu les chiens, et je fus étonné quand elle me confia qu'on pouvait s'y prendre autrement. »

« Elles avaient un aberdeen appelé Zoulou. On l'appelait Zoulou. Quelquefois, quand j'étais de bonne humeur, j'appelais Zoulou ! Petit Zoulou ! Et il venait me dire bonjour, à travers la grille. Mais il me fallait être joyeux. Je n'aime pas les bêtes. C'est curieux, je n'aime pas les hommes et je n'aime pas les bêtes. Quant à Dieu, il commence à me dégoûter. Accroupi, je lui taquinais les oreilles, à travers la grille, en lui disant des mots câlins. Il ne se rendait pas compte qu'il me dégoûtait. Il se dressait sur ses pattes de derrière et appuyait sa poitrine contre les barreaux. Alors je voyais son petit pénis noir que prolongeait une maigre tresse de poils mouillés. »

Beckett est un auteur qui m'interpelle énormément. Son sens de l'absurdité est poussé à l'extrême. Dans cette démarche, il me semble plus sincère et plus lucide que n'importe quel autre auteur. Il ne cherche pas à justifier ses actes par des motifs qui paraîtraient nobles aux yeux des autres. Jeté sur Terre pour accomplir une mission dont il n'a pas la connaissance et qu'il ne cherche pas à connaître, tout ce qui l'entoure est vidé de sens. Si ces personnages agissent malgré tout, c'est uniquement pour meubler le vide qui les entoure.

« Mais on change de merde. Et si toutes les merdes se ressemblent, ce qui n'est pas vrai, ça ne fait rien, ça fait du bien de changer de merde, d'aller dans une merde un peu plus loin, de temps en temps, de papillonner quoi, comme si l'on était éphémère. »

« Qu'il est difficile de parler de la lune avec retenue ! Elle est si con, la lune. Ca doit être son cul qu'elle nous montre toujours. On voit que je m'intéressais à l'astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier. Puis ce fut la géologie qui me fit passer un bout de temps. Ensuite c'est avec l'anthropologie que je me fis brièvement chier et avec les autres disciplines, telle la psychiatrie, qui s'y rattachent, s'en détachent et s'y rattachent à nouveau, selon les dernières découvertes. »

Dans la deuxième partie du livre, on suit Moran et son fils qui ont été chargés par Youdi de partir à la recherche de Molloy. Ici, moins de considérations existentielles. Moran représente la partie brute et vulgaire de Molloy, son penchant matérialiste, celui qui agit plus qu'il ne pense. On découvre ici une facette plutôt étonnante de Beckett qui ne transparaissait pas forcément dans ses pièces de théâtre. Ses digressions sexuelles et anales, caustiques à souhait, renforcent toute la sensation de dégoût qui suintait déjà dans la première partie. C'est jouissif, mais aussi complètement désespérant.

« […] il y a une chose que j'abhorre, c'est qu'on entre dans ma chambre sans frapper. Je pourrais être précisément en posture de me masturber, devant mon miroir Brot. Spectacle en effet peu édifiant pour un jeune garçon que celui de son père, la braguette béante, les yeux exorbités, en train de s'arracher une sombre et revêche jouissance. »

« As-tu chié, mon enfant ? dis-je tendrement. J'ai essayé, dit-il. Tu as envie ? dis-je. Oui, dit-il. Mais rien ne sort, dis-je. Non, dit-il. Un peu de vent, dis-je. Oui, dit-il. »

« […] je dois dire que je ne pensais plus guère à lui. Mais par moments il me semblait que je n'en étais plus très loin, que je m'en approchais comme la grève de la vague qui s'enfle et blanchit, figure je dois dire peu appropriée à ma situation, qui était plutôt celle de la merde qui attend la chasse d'eau. »

La vie vue à travers le regard de Beckett devient une raclure difficile à éliminer. Je ne sais pas s'il vaut mieux lire ce livre en étant soi-même de bonne humeur, afin de tolérer davantage les montées de désespoir qui le parcourent, quitte à en perdre sa bonne humeur, ou en étant de mauvaise humeur, mais Beckett est si convainquant qu'il risquerait vraiment de propager son désir de tout laisser tomber à son lecteur.

« Car en moi il y a toujours eu deux pitres, entre autres, celui qui ne demande qu'à rester là où il se trouve et celui qui s'imagine qu'il serait un peu moins mal plus loin. de sorte que j'étais toujours servi, en quelque sorte, quoi que je fisse, dans ce domaine. Et je leur cédais à tour de rôle, à ces tristes compères, pour leur permettre de comprendre leur erreur. »

Si ce livre m'avait déplu la première fois, à cause de ses passages déconstruits et de sa densité, il m'a plu à la seconde lecture pour les mêmes motifs. Cette oeuvre est d'une richesse que ses pièces de théâtre ne parviennent pas à égaler, c'est peu dire.
Cela fait du bien de lire des textes aussi dégoûtés pour les moments durant lesquels on se sent comme le Molloy ou le Moran de ce roman, alors que la plupart des choses autour de nous nous incitent à faire un effort permanent pour nous émerveiller de ce qui nous entoure. Si cette dernière démarche est louable, il faut être lucide : au quotidien, ce n'est pas le sentiment qu'on ressent le plus souvent. Et Beckett est là pour nous dire que nous ne sommes pas seuls à être dans cette situation.

« C'est le nom de votre maman, dit le commissaire, ça devait être un commissaire. Molloy, dis-je, je m'appelle Molloy. Est-ce là le nom de votre maman ? dit le commissaire, Comment ? dis-je. Vous vous appelez Molloy, dit le commissaire. Oui, dis-je, ça me revient à l'instant. Et votre maman ? dit le commissaire. Je ne saisissais pas. S'appelle-t-elle Molloy aussi ? dit le commissaire. S'appelle-t-elle Molloy ?dis-je. Oui, dit le commissaire. Je réfléchis. Vous vous appelez Molloy, dit le commissaire. Oui, dis-je. Et votre maman, dit le commissaire, s'appelle-t-elle Molloy aussi ? Je réfléchis. Votre maman, dit le commissaire, s'appelle -, Laissez-moi réfléchir ! m'écriai-je. »
Lien : http://colimasson.over-blog...
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La première partie, celle consacrée à Molloy, nous voit ce vieillard raconter ce qui semble un simple voyage pour rendre visite à sa mère. On comprend pourtant au fil de ses radotages et tergiversations sur ce qui s'est passé, aurait pu ou aurait du se passer ou se passera (aspect qui peut rappeler le narrateur des Cosmicomics d'Italo Calvino), que son âge n'est pas sans conséquence sur sa santé mentale, qui suit la dégénérescence déjà bien engagée de sa santé physique. Les souvenirs sont déconnectés de leur chronologie, ils se suivent dans un ordre chaotique, leur aspect flou est éclipsé par les détails portés sur des choses apparemment sans importance, mais qui ont marqué le narrateur au point de se rappeler, ou de croire se rappeler mais en fait inventer après coup, ce qu'il a pensé ou ressenti. le récit de Molloy est centré sur son monde intérieur plus que sur son interaction avec l'extérieur, laquelle est trop compromise par son état physique, que l'état mental rejoint dans l'entropie.
Avec un thème pareil, il peut être surprenant de trouver de l'humour et pourtant il est bien présent (quant on y pense, un vieillard à moitié mort mais qui ne veut pas crever, il y a du potentiel comique !). Les phrases sont simples par leur structure mais le vocabulaire est assez sophistiqué pour nécessiter un dictionnaire, leur longueur oscille entre courte et moyenne, mais la difficulté vient en fait de parvenir à suivre le narrateur dans sa propre confusion et ses changements soudains d'idée ou de sujet.

La deuxième partie est écrite de manière plus simple et plus linéaire. Moran se voit confier une mission, en rapport avec Molloy ; il part donc en quête pour le trouver. Youdi lui a confié cette mission ; un personnage invisible, qui commande et se fait obéir, comme le Godot d'En attendant Godot, une personnification de dieu. Gaber est le messager de Youdi, il ne sait que ce qui est noté sur son précieux calepin, dont il répète le message mot pour mot ; lorsqu'il se hasarde à interpréter ce message, il se trompe à chaque fois, nous dit Moran - probablement une allusion au clergé et à la bible, et ce n'est pas la seule du roman. Moran est un homme très pieux, d'une sévérité absurde avec son fils, dont il exige le respect des strictes bienséances, une obéissance totale en toute chose, et qu'il prend plaisir à commander, un peu à la manière de de Pozzo et Lucky d'En attendant Godot ; peut être une allusion à la rigidité des croyants, du clergé et de leurs rituels religieux. Au fil du récit il arrive de curieuses coïncidences à Moran qui développe des symptômes semblables à Molloy, et des parallèles évidents entre leur deux récits. On se demande s'ils sont la même personne, si Moran devient Molloy, ou si c'est le sort de tous de finir de la même manière.

Bref, un roman qui simule bien la démence, s'attaque à l'absurdité des rites et des religions, et où les personnages sont toujours en quête, mais de quoi ? Je ne vais pas prétendre avoir tout compris ; c'est un roman difficile d'accès, avec des références à foison dont on pourrait chercher un sens plus poussé ; une analyse est présente en fin de livre et montre tous les parallèles qu'on peut tracer avec le reste de l'oeuvre de Beckett et avec sa vie personnelle.
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Citations et extraits (69) Voir plus Ajouter une citation
[...] ... Ma mère me voyait volontiers, c'est à dire qu'elle me recevait volontiers, car il y avait belle lurette qu'elle ne voyait plus rien. Je m'efforcerai d'en parler avec calme. Nous étions si vieux, elle et moi, elle m'avait eu si jeune que cela faisait comme un couple de vieux compères, sans sexe, sans parenté, avec les mêmes souvenirs, les mêmes rancunes, la même expectative. Elle ne m'appelait jamais fils, d'ailleurs je ne l'aurais pas supporté, mais Dan, je ne sais pourquoi, je ne m'appelle pas Dan. Dans était peut-être le nom de mon père, oui, elle me prenait peut-être pour mon père. Dan, tu te rappelles le jour où j'ai sauvé l'hirondelle. Dan, tu te rappelles le jour où tu as enterré la bague. Voilà de quelle façon elle me parlait. Je me rappelais, je me rappelais, je veux dire que je savais à peu près de quoi elle parlait, et si je n'avais pas toujours personnellement participé aux incidents qu'elle évoquait, c'était tout comme. Moi je l'appelais Mag, quand je devais lui donner un nom. Et si je l'appelais Mag c'était qu'à mon idée, sans que j'eusse su dire pourquoi, la lettre g abolissait la syllabe ma, et pour ainsi dire crachait dessus, mieux que toute autre lettre ne l'aurait fait. Et en même temps je satisfaisais un besoin profond et sans doute inavoué, celui d'avoir une ma, c'est-à-dire une maman, et de l'annoncer, à haute voix. Car avant de dire mag on dit ma, c'est forcé. Et da, dans ma région, veut dire papa. D'ailleurs pour moi la question ne se posait pas, à l'époque où je suis en train de me faufiler, je veux dire la question de l'appeler ma, Mag ou la comtesse Caca, car il y avait une éternité qu'elle était sourde comme un pot. Je crois qu'elle faisait sous elle, et sa grande et sa petite commission, mais une sorte de pudeur nous faisait éviter ce sujet, et je ne pus jamais en acquérir la certitude. Du reste cela devait être bien peu de chose, quelques crottes de bique parcimonieusement arrosées tous les deux ou trois jours. La chambre sentait l'ammoniaque, oh pas que l'ammoniaque, mais l'ammoniaque, l'ammoniaque. Elle savait que c'était moi, à mon odeur. Son vieux visage parcheminé et poilu s'allumait, elle était contente de me sentir. Elle articulait mal, dans un fracas de râtelier, et la plupart du temps ne se rendait pas compte de ce qu'elle disait. Tout autre que moi se serait perdu dans ce babil cliquetant, qui ne devait s'arrêter que pendant ses courts instants d'inconscience. D'ailleurs je ne venais pas pour l'écouter. Je me mettais en communication avec elle en lui tapotant le crâne. Un coup signifiait oui, deux non, trois je ne sais pas, quatre argent, cinq adieu. J'avais eu du mal à dresser à ce code son entendement ruiné et délirant, mais j'y étais arrivé. Qu'elle confondît oui, non, je ne sais pas et adieu, cela m'était indifférent, je les confondais moi-même. Mais qu'elle associât les quatre coups avec autre chose qu'avec l'argent, voilà ce à quoi il fallait obvier à tout prix. Pendant la période de dressage donc, pendant que lui frappais les quatre coups sur le crâne, je lui fourrais un billet de banque sous le nez ou dans la bouche. Petit naïf que j'étais ! Car elle semblait avoir perdu, sinon la notion de la mensuration absolument, tout au moins la faculté de compter au-delà de deux. Il y avait trop loin pour elle, comprenez-vous, de un à quatre. Arrivée au quatrième coup elle se croyait seulement au deuxième, les deux premiers s'étant effacés de sa mémoire aussi complètement que s'ils n'avaient jamais été ressentis, quoique je ne voie pas très bien comment une chose jamais ressentie peut s'effacer de la mémoire, et pourtant cela arrive couramment. Elle devait croire que je lui disais tout le temps non, alors que rien n'était plus loin de mes intentions. Eclairé par ces raisonnements je cherchai, et finis par trouver, un moyen plus efficace pour insérer dans son esprit l'idée d'argent. Il constituait à substituer aux quatre coups de mon index un ou plusieurs (selon mes besoins) coups de poing, sur son crâne. Ca, elle le comprenait. D'ailleurs je ne venais pas pour l'argent. Je lui en prenais, mais je ne venais pas pour cela. Je ne lui en veux pas trop, à ma mère. Je sais qu'elle fit tout pour ne pas m'avoir, sauf évidemment le principal, et si elle ne réussit jamais à me décrocher, c'est que le destin me réservait une autre fosse que celle d'aisance. Mais l'intention était bonne et cela me suffit. Non, cela ne me suffit pas, mais je lui en tiens compte, à ma mère, des efforts qu'elle fit pour moi. ... [...]
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Je dus m'endormir, car voilà qu'une énorme lune s'encadrait dans la fenêtre. Deux barreaux la partageaient en trois parties, dont la médiane restait constante tandis que peu à peu la droite gagnait ce que perdait la gauche. Car la lune allait de gauche à droite ou la chambre allait de droite à gauche, ou les deux à la fois peut-être, ou elles allaient toutes les deux de gauche à droite, seulement la chambre moins vite que la lune, ou de droite à gauche, seulement la lune moins vite que la chambre. Mais peut-on parler de droite et de gauche dans ces conditions ? Que des mouvements d'une grande complexité fussent en train, cela semblait certain, et cependant quelle chose simple apparemment que cette grande lumière jaune qui voguait lentement derrière mes barreaux et que mangeait peu à peu le mur opaque, jusqu'à l'éclipser. Et alors sa calme course s'inscrivait sur les murs, sous forme de clarté rayée de haut en bas et que pendant quelques instants firent trembler des feuilles, si c'était des feuilles, et qui disparut à son tour, me laissant dans l’obscurité. Qu'il est difficile de parler de la lune avec retenue ! Elle est si con la lune. Ça doit être son cul qu'elle nous montre toujours. On voit que je m'intéressait à l'astronomie, autrefois. Je ne veux pas le nier.
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C'est le matin qu'il faut se cacher. Les gens se réveillent, frais et dispos, assoifés d'ordre, de beauté et de justice, exigeant la contrepartie. Oui, de huit à neuf jusqu'à midi, c'est le passage dangereux. Mais vers midi cela se tasse, les plus implacables sont repus, ils rentrent, tout n'est pas parfait, mais on a fait du bon travail, il y a eu des rescapés mais ils ne sont pas bien dangereux, chacun compte ses rats. Au début de l'après-midi cela peut reprendre, après le banquet, les célébrations, les congratulations, les allocutions, mais ce n'est rien à côté de la matinée, du sport pas plus. Évidemment, vers les quatre ou cinq heures il y a l'équipe de nuit, les vigiles, qui commence à s'agiter. Mais c'est déjà la fin du jour, les ombres se rallongent, les murs se multipient, on rase les murs (...) Puis c'est la vraie nuit, dangereuse elle aussi, mais favorable à qui la connaît. (...) Non, elle n'est pas fameuse non plus, la nuit, mais à côté du jour elle est fameuse, et notamment à côté de la matinée elle est indiscutablement fameuse. Car l'épuration qui s'y poursuit est assurée par des techniciens, pour la plupart. Ils ne font que ça, le gros de la population n'y participe pas, préférant dormir, toutes choses considérées. On lynche le jour, car le sommeil est sacré, et surtout le matin, entre le petit déjeuner et le repas de midi.
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[...] ... Je disais que je ne raconterai pas toutes les vicissitudes du chemin menant de mon pays à celui de Molloy, pour la simple raison que cela ne se trouve pas dans mes intentions. Et en écrivant ces lignes je sais combien je m'expose à porter ombrage à celui que j'aurais tout intérêt à ménager, maintenant plus que jamais. Mais je les écris quand même, et d'une main ferme, inexorable navette qui mange ma page avec l'indifférence d'un fléau. Mais j'en raconterai brièvement quelques unes, parce que cela me paraît souhaitable, et pour donner une idée des méthodes de ma pleine maturité. Mais avant d'en arriver là je dirai le peu que je savais, en quittant ma maison, du pays de Molloy, si différent du mien. Car c'est une des caractéristiques de ce pensum qu'il ne m'est pas permis de brûler les étapes et de dire tout de go de quoi il s'agit. Mais je dois ignorer à nouveau ce que je n'ignore plus et croire savoir ce qu'en partant de chez moi je croyais savoir. Et si je déroge de temps en temps à cette règle, c'est seulement pour des détails de peu d'importance. Et dans l'ensemble je m'y conforme. Et avec une telle chaleur que sans exagération je suis davantage celui qui découvre que celui qui narre, encore aujourd'hui, la plupart du temps. Et c'est à peine si, dans le silence de ma chambre, et l'affaire classée en ce qui me concerne, je sais mieux où je vais et ce qui m'attend que la nuit où je m'agrippais à mon guichet, à côté de mon abruti de fils, dans la ruelle. Et cela ne m'étonnerait pas que je m'écarte, dans les pages qui vont suivre, de la marche stricte et réelle des événements. Mais même à Sisyphe je ne pense pas qu'il soit imposé de se gratter, ou de gémir, ou d'exulter, à en croire une doctrine en vogue, toujours aux mêmes endroits exactement. Et il est même possible qu'on ne soit pas trop à cheval sur le chemin qu'il emprunte, du moment qu'il arrive à bon port, dans les délais prévus. Et qui sait s'il ne croit pas à chaque fois que c'est la première ? Cela l'entretiendrait dans l'espoir n'est-ce pas, l'espoir qui est la disposition infernale par excellence, contrairement à ce qu'on a pu croire jusqu'à nos jours. Tandis que se voir récidiver sans fin, cela vous remplit d'aise.

Par le pays de Molloy j'entends la région fort restreinte dont il n'avait jamais franchi, et vraisemblablement ne franchirait jamais, les limites administratives, soit que cela lui fût interdit, soit qu'il n'en eût pas envie, soit naturellement par l'effet d'un hasard extraordinaire. Cette région était située dans le nord, relativement à celle plus amène où je vivais, et se composait d'une agglomération que d'aucuns gratifiaient du nom de bourg et où d'autres ne voyaient qu'un village, et des campagnes circonvoisines. Ce bourg, ou ce village, disons-le tout de suite, s'appelait Bally, et représentait, avec les terres en dépendant, une superficie de cinq ou six milles carrés tout au plus. Dans les pays évolués on appelle ça une commune, je crois, ou un canton, je ne sais pas, mais chez nous il n'existe pas de terme abstrait et générique pour ces subdivisions du territoire. Et pour les exprimer nous avons un autre système d'une beauté et d'une simplicité remarquables, et qui consiste à dire Bally (puisqu'il s'agit de Bally) lorsqu'on veut dire Bally et Ballyba lorsqu'on veut dire Bally plus les terres y afférentes et Ballybaba lorsqu'on veut dire les terres de Bally exclusives de Bally lui-même. Moi par exemple je vivais, et à bien y réfléchir vis toujours, à Shit, chef-lieu de Shitba. Et le soir, quand je me promenais, histoire de prendre le frais, en dehors de Shit, c'est le frais de Shitbaba que je prenais, et nul autre. ... [...]
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Certaines questions d’ordre théologique me préoccupaient bizarrement. En voici quelques-unes.
1° Que vaut la théorie qui veut qu’Ève soit sortie, non pas de la côte d’Adam, mais d’une tumeur au gras de la jambe (cul ?) ?
2° Le serpent rampait-il ou, comme l’affirme Comestor, marchait-il debout ?
3° Marie conçut-elle par l’oreille, comme le veulent saint Augustin et Adobard ?
4° L’antéchrist combien de temps va-t-il nous faire poireauter encore ?
5° Cela a-t-il vraiment de l’importance de quelle main on s’absterge le podex ?
6° Que penser du serment des Irlandais proféré la main droite sur les reliques des saints et la gauche sur le membre viril ?
7° La nature observe-t-elle le sabbat ?
8° Serait-il exact que les diables ne souffrent point des tourments infernaux ?
9° Théologie algébrique de Craig. Qu’en penser ?
10° Serait-il exact que saint Roch enfant ne voulait téter ni les mercredis ni les vendredis ?
11° Que penser de l’excommunication de la vermine au seizième siècle ?
12° Faut-il approuver le cordonnier italien Lovât qui, s’étant châtré, se crucifia ?
13° Que foutait Dieu avant la création ?
14° La vision béatique ne serait-elle pas une source d’ennui, à la longue ?
15° Serait-il exact que le supplice de Judas est suspendu le samedi ?
16° Si l’on disait la messe des morts pour les vivants ?
Et je me récitais le joli Pater quiétiste, Dieu qui n’êtes pas plus au ciel que sur la terre et dans les enfers, je ne veux ni ne désire que votre nom soit sanctifié, vous savez ce qui vous convient. Etc. Le milieu et la fin sont très jolis.
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Vidéo de Samuel Beckett
Par l'autrice & un musicien mystère
Rim Battal propose une lecture performée de x et excès avec un grand musicien jazz et pop dont le nom sera révélé lors de la soirée. En ouverture Rim Battal invite cinq poétesses, Alix Baume, Camille Pimenta, Charlene Fontana, Esther Haberland, Virginie Sebeoun, qu'elle a accompagnées lors d'un programme de mentorat intitulé « Devenir poète.sse ». Cinq brèves lectures avant de plonger dans x et excès. Rim Battal y explore les zones d'ombre de l'ère numérique où l'industrie du sexe a une place prépondérante. Comment sculpte-t-elle nos corps et notre rapport à l'autre ? Dans une langue inventive, Rim Battal s'attaque au discours dominant sur la sexualité, le couple et l'amour pour mieux en révéler les failles.
Ce faisant, elle ouvre un espace de réflexion sur l'art. de Cabanel à Mia Khalifa, de Samuel Beckett à Grisélidis Réal, elle tisse des liens entre poésie, pornographie et oeuvres plastiques. Et dévoile ce que notre époque a de singulier et d'universel.
À lire – Rim Battal, x et excès, Castor Astral, 2024 – L'eau du bain, coll. « Poche poésie », Castor Astral, 2024.
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