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EAN : 9782491521721
176 pages
Les Avrils (05/01/2022)
3.6/5   24 notes
Résumé :
Félicité a tout plaqué : le bord de mer, son mari, l'écriture... Désormais, elle vit seule dans un hameau de montagne. Rien à faire que mettre en fagots le bois, tailler les pommiers, regarder les ciels glisser sur les cimes et les soldats patrouiller à la frontière voisine. Une nuit, l'un d'eux frappe à sa porte. Alors le monde s'impose de nouveau. Reviennent les souvenirs et les mots, l'ombre d'un homme aimé, la beauté d'une dernière histoire à raconter.
Que lire après Que faire de la beauté ?Voir plus
Critiques, Analyses et Avis (14) Voir plus Ajouter une critique
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Le roman commence sur un cri de rage. Deux pages de colère, de ressentiment, les confidences d'une femme qui avait renoncé à l'écriture et reprendra la plume pour dire son mal-être. Ces phrases dures se construisent dans un futur proche. L'expiation suivra.

On revient en arrière, en 2018 alors qu'une fébrilité malsaine semble agiter la population du Bas Pays : les queues se forment aux stations d'essence, le climat est hautement délétère. Les tâches se poursuivent cependant, et la narratrice participe à des sélections de candidats sur dossier, alors que la grogne s'amplifie avec l'arrivée de migrants indésirables. Les propos ignorants et malveillants l'irritent mais son attention est attirée par une femme vite qualifiée de folle, qui obsédée par un métronome, illustre de propos bien sentis les surfaces publiques qui s'offrent à elle.

C'est en 2033 que se pursuit le récit. On a rejoint le Haut Pays, dans un décor désolé, alors que tout semble sous haute surveillance : le lieu est un passage reconnu pour ceux qui voudraient franchir la frontière.


Peu de personnages, mais des portraits taillés à la serpe autour de cette narratrice écorchée, en équilibre entre deux mondes contigus, celui d'avant en sursis sur ses contradictions et celui d'après où ce qui subsiste est ce que l'on redoutait le plus, un monde inhumain campé sur les droits qu'il s'arroge.

L'écriture, celle là même à laquelle la narratrice dit avoir renoncé, est magnifique, très expressive et porte la colère et la désespérance avec noblesse et légitimité.
Un récit comme une prophétie, qui déroule les possibles inscrits dans les incidents de nos vies.

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L'écriture qui peut transformer le monde

D'une plume soignée, Lucile Bordes raconte l'exil d'une femme face à un monde qui part à vau-l'eau. Félicité recherche le silence et la solitude. Jusqu'au jour où elle trouve un carnet et un stylo.

En passant du Bas-Pays au Haut-Pays, Félicité a changé de vie. Un choix dicté par un constat douloureux, le monde va mal. En mettant des oeillères, elle pourrait se dire qu'elle a un mari, un poste d'enseignante, qu'elle vit au bord de la mer, qu'il y a bien pire comme situation. Mais dès qu'elle pose un pied dehors et doit affronter un univers anxiogène. Si elle passe près d'une demi-heure à faire le plein de sa voiture, c'est en raison d'un mouvement social qui bloque les raffineries. À la télévision, elle a vu cette image de l'exploitant d'huile de palme qui a abattu un orang-outang. La folle qui vit dans sa voiture laisse à la peinture blanche des mots qui envahissent tout, comme ce bienvenue en grandes lettres devant le centre pour mineurs isolés qui pourrait bientôt accueillir des migrants dont personne ne veut. Non décidément, le monde ne va pas bien. Par inadvertance, elle a marché sur une lucane et la carapace écrasée de l'insecte la hante. Il se pourrait même que ce banal incident ait entrainé sa décision de changer de vie. Une nouvelle version du battement d'aile d'un papillon en quelque sorte.
Elle décide donc de «fuir ses semblables, de se mettre à l'écart du monde».
Quinze ans plus tard, là-haut, elle se souvient.
«J'avais alors quarante ans, un mari, un travail, une maison. Et quoi? Qu'est-ce que ça dit de moi? Je n'avais pas de plaisir. Tout me pesait.
L'écriture même était devenue un fardeau. J'aurais aimé qu'elle soit magique, qu'elle ait le pouvoir de modifier les choses, de leur donner du sens, mais elle n'était qu'un regard, rien de plus qu'une façon d'être. Je ne supportais plus son ambivalence. Qu'elle soit à la fois la preuve irréfutable de mon humanité et le signe flagrant de mon anachronisme.» Désormais, le silence et la solitude seraient ses compagnons. Elle allait se délester du monde, de l'écriture.
Lucile Bordes découpe son roman en trois parties. Après le constat qu'elle situe en 2018, elle raconte la nouvelle vie de Félicité en 2033, avant de revenir en 2030, au moment où une rencontre va bousculer ses plans, faire vaciller ses certitudes. D'une plume délicate, elle va retracer cette quête, ce besoin vital de laisser une trace. Sans aucune certitude, mais avec l'intuition que les écrits restent. Qu'ils peuvent changer le monde. La force de la création serait-elle la réponse à la question du titre?


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Est-ce bien un roman ? L'éditeur ne l'a pas identifié, tant mieux ! Un récit peut-être, un voyage philosophique aussi - au sens des encyclopédistes du XVIIIe siècle ? Je pencherais pour un poème en prose, tant la divagation – cependant rigoureuse – et la langue l'emportent souvent sur la rationalité d'une progression romanesque. Un long sonnet libre, une ode à la beauté, une ballade vertigineuse...

Ce dernier livre de Lucile Bordes m'a permis de comprendre pourquoi j'avais aimé les 2 derniers (le premier – La Marquise de Carabas, très beau aussi, étant hors concours). Pour moi, un livre est avant tout une écriture, un style. le mieux étant atteint quand fond et forme s'épousent au plus fort. Ici leur maîtrise est – plus que précédemment encore – entière : l'écriture et la vision poétiques sont à leur apogée et leur intrication dans la profondeur du propos fonctionne à plein.
Ce que j'ai finalement compris, c'est que Lucile Bordes possède une petite musique – comme on distingue celle de Duras, de Sagan ou d'autres – faite de tristesse, de douceur, de poésie et du rythme de son chant.

Car, de questions essentielles, ce récit en regorge. Que faire de la beauté certes, mais aussi, lorsque de nouveaux paradigmes auront remplacé ceux sur lesquels nous vivons depuis des siècles, que sera cette néo-beauté ? La reconnaîtrons-nous comme telle ? Habitants d'aujourd'hui transportés dans un monde que nous ne pouvons imaginer ?

La question se pose bien sûr pour le roman en tant que forme, quoique raconter des histoires a sans doute été - avec la danse et la musique - le fondement même de l'expérience sociale de l'Homme. Si les livres venaient un jour à disparaître, l'Homme continuerait à avoir besoin de ce qu'ils contiennent pour décrire la beauté du monde ou ses terreurs. Les exalter, les retenir ou les exorciser.
Alors, à quoi bon, tout ça ? Écrire pourquoi, pour qui ? Qui d'autre qu'un écrivain peut répondre à ces questions, non pour y apporter des réponses, mais simplement pour raconter le monde et lui-même ? La seule chose qu'il sache faire et que le lecteur attend.
Pour dire à l'Autre tout simplement.

Plus qu'à 1984 que Lucile Bordes cite, mais dont la noirceur absolue tient son récit à bonne distance, c'est davantage à Fahrenheit 451 que j'ai pensé dans ce que Bradbury et Lucile montrent si bien : la valeur incomparable du livre, même et surtout s'il est menacé. Son tour de force à elle est de le dire “en creux”, sans lyrisme, ni plaidoyer larmoyant. Là précisément, fond et forme sont en parfaite harmonie : jamais de thèse ou de démonstration ; le sujet est tenu dans une belle mise en scène économe qui s'ajuste à un style élégant, rigoureux, sobre et juste. Parsemé çà et là de belles trouvailles et de formules poétiques inattendues, comme des fleurs sur les chemins du Haut-Pays. de la belle ouvrage !

Question plus cruciale enfin dans ce monde qui explose de trop de vies et s'effondre sous leurs propres poids dans une indigestion quasi planétaire : que faire de l'humanité qui nous constitue ? Comment soutenir et accepter les déferlements actuels et futurs de déplacés de toute nature, politiques ou écologiques ?
À lire Lucile Bordes, la réponse paraît si simple, si évidente - malgré nos différends, nos différences :
« Je porte la main à ton front [...] je te veille, immobile dans le fauteuil au bord du lit où tu dors. »

Mais ce ne sont sans doute là que les questions que son livre m'aura adressées, celles que Lucile Bordes aura soulevées pour moi lecteur ? D'autres - chaque lecteur même - en aura listées bien d'autres, sans réponses...
Oui, j'aime décidément ces livres – fictionnels ou non – qui mêlent poésie et réflexion. Ils ne sont pas si nombreux qui nous nourrissent ainsi. Histoires pour se refaire une beauté...
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Le défi de mêler les questions sur l'écriture sur les migrations n'était pas aisé.

"J'étais à l'étroit, et enragée.
L'actualité, son vacarme, me bouffait."

En 2018 aux Pays-Bas, une femme, écrivain et professeur d'université s'interroge, la vacuité de son existence et l'absurdité du monde saturent son esprit. L'arrivée dans son quartier de bord de mer d'une "folle" qui écrit sur tous les supports possibles, sols murs panneaux en lettres blanches des mots dont elle seule saisit le sens cristallise ses réflexions. le mot "bienvenue" par terre juste devant l'entrée du nouveau centre d'accueil de migrants, mineurs isolés plus particulièrement.

Si le lecteur peut se sentir un peu dérouté à la lecture de la première partie, c'est pour mieux être saisi par celles qui suivent.

Que faire de la beauté ?

S'en saisir, en faire une arme, une solution, un chemin.
Les réponses ne seront pas données, à peine esquissées, elles s'offrent au lecteur sous forme ouverte, libre. La lecture débute comme une simple promenade et se mue en véritable voyage.

On lit et entend souvent le qualificatif "nécessaire" pour décrire un roman, surtout récent. Est-ce que cela lui donne plus d'attrait ?

Qu'est ce qu'on demande à un roman quand on l'ouvre ? Aucun lecteur n'a la même réponse.

J'ai ouvert celui-ci sans attente. Et comme à la sortie du cinéma où l'on s'est retrouvé principalement pour passer le temps je peux affirmer que ce temps-là n'a pas été perdu, ni vain, car je sors l'esprit bouillonnant, de questions à (ré)ouvrir, en attente de débat.
Questionner le monde de manière profonde, c'est peut-être une des réponses ?
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Me voilà donc avec ce roman de Lucile Bordes entre les mains, un roman que je n'ai pas choisi pour moi mais que j'ai récupéré pour une amie, comme un passeur de livres. Comment résister avec ce livre jaune posé sur la table basse, caressé par les rayons du soleil ? Que faire de la beauté, si ce n'est la lire ?

"Un livre, après tout, ce n'est que ça : des mots qu'on tend à quelqu'un qu'on ne connait pas, sans savoir ce qu'il en fera".

En 2018, Félicité bouillonne d'une rage sourde, et quand l'arrivée annoncée d'enfants migrants dans un foyer de bord de mer à proximité de chez elle déclenche des peurs irrationnelles et d'inhumaines levées de boucliers dans le quartier, c'est auprès de celle qu'on appelle La Folle qu'elle trouvera encore un peu d'humanité.

Quelques années plus tard, en 2033, elle a arrêté d'écrire et a tout plaqué pour s'exiler loin des hommes dans une réserve isolée, jusqu'à l'arrivée intempestive d'un jeune soldat dans son domicile, chargé de protéger les frontières et de traquer les immigrés. Entre eux, une étonnante transmission va s'opérer autour de l'écriture.

J'étais un peu circonspect dans la première partie de ma lecture, ne voyant pas trop où l'histoire me mènerait, mais la seconde partie avec la confrontation entre le jeune soldat et l'autrice recluse m'a redonné un regain d'énergie et j'ai fini ce roman d'une traite. Un joli roman sur les questions de la migration et de l'écriture.
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critiques presse (1)
LeFigaro
24 mars 2022
 Une romancière en crise change de vie et cherche la beauté.
Lire la critique sur le site : LeFigaro
Citations et extraits (17) Voir plus Ajouter une citation
Changer de vie, paraît-il, ne s’improvise pas. Dans mon cas cependant il s'agissait plutôt de fuir ses semblables, de se mettre à l'écart du monde, ce qui, au niveau de misanthropie que j'avais atteint, ne demandait pas tant de préparatifs. La folle m'avait permis de tenir, ses mots sous les yeux comme un tube de ventoline dans la poche, deux bouffées en cas de crise. Après son départ, j'avais ressenti le besoin d’un traitement de fond.
J'avais alors quarante ans, un mari, un travail, une maison. Et quoi? Qu'est-ce que ça dit de moi? Je n'avais pas de plaisir. Tout me pesait.
L'écriture même était devenue un fardeau. J'aurais aimé qu'elle soit magique, qu'elle ait le pouvoir de modifier les choses, de leur donner du sens, mais elle n'était qu'un regard, rien de plus qu’une façon d'être. Je ne supportais plus son ambivalence. Qu'elle soit à la fois la preuve irréfutable de mon humanité et le signe flagrant de mon anachronisme. p. 95
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LES BRUITS DU MONDE
(Félicité, le Bas-Pays, 2018)
Le jour du lucane
J’ai marché sur un lucane.
C’était un 8 juin.
Il se traînait, englué dans la flaque d’essence entre la pompe et la voiture, et j’ai marché dessus…
J’ai senti que j’écrasais quelque chose, et aussi que c’était vivant, parce que ça s’est étalé d’un coup après une très légère résistance (la carapace). Je savais avant de regarder, à la façon visqueuse dont ma sandale avait glissé, que ce serait dégueulasse, j’ai baissé les yeux à regret. Le lucane agonisait dans la flaque d’essence où trempait aussi mon pied droit. J’ai eu le temps de voir distinctement les griffes sur les pattes de l’insecte, qui faisaient comme des épines de rosier. Il n’arrivait plus à avancer, se balançait seulement dans le liquide épais.
Le plein était fait, putain – je t’ai dit comme j’étais grossière, et en moi-même je le suis souvent – je venais de réussir à remplir le réservoir de la bagnole, j’allais remonter dedans et me tirer enfin, après une demi-heure à attendre mon tour à la pompe, devant moi d’un côté une grosse femme en rouge et de l’autre un vieux en bleu qui n’arrivait pas à se servir, trop énervé pour suivre les instructions de l’automate, et cherchait mon regard, mais il n’était pas question que je le prenne en pitié, que je l’aide, les vieux à ce moment-là je n’en pouvais plus, celui-là par exemple j’étais sûre que son réservoir était aux trois-quarts plein mais qu’il s’était rué en entendant comme moi à la radio que les agriculteurs bloquaient les raffineries, il pouvait toujours courir pour choper mon regard, j’ai fait celle qui voyait à travers lui avec une facilité déconcertante, un genre de naïveté impitoyable, du grand art, et tant pis s’il se faisait insulter par les autres derrière moi qui étaient pressés aussi, sous la torture j’aurais refusé d’envisager ce vieux, c’est bien simple pour lui je n’avais pas de visage et lui n’en avait pas pour moi, d’ailleurs je m’en foutais j’avais déjà pris mon parti de passer à droite, après la grosse femme en rouge, impassible celle-là comme si seule dans un univers vide, un univers réduit à la pompe numéro trois de la station-service, la pompe et rien d’autre autour, un désert, à son rythme elle allait, la grosse femme, pas très efficace (elle avait mal positionné sa voiture) mais toujours plus que le vieux de l’autre côté, c’est aux autres derrière moi que le vieux allait faire perdre du temps, ils le savaient et l’insultaient en conséquence, pas mon problème. J’avais enfin fait le plein putain, j’allais pouvoir aller bosser, deux fois déjà ce matin j’avais essayé de prendre de l’essence et renoncé devant la file de voitures qui s’enroulait autour du rond-point, j’avais pris la voie de gauche pour sortir de la queue et roulé jusqu’à la plage le temps de réfléchir un peu, l’ordinateur de bord indiquait vingt-trois kilomètres d’autonomie, j’avais commandé un café en terrasse, assez pour arriver chez le collègue qui m’attendait afin d’examiner des dossiers et me rendre ensuite à la fac mais pas assez pour en revenir, est-ce que je prenais le risque de rester en rade là-bas, je réfléchissais à ma journée en portant la tasse à mes lèvres, ça me semblait difficile de ne pas y aller, il fallait que je trouve une voiture, j’ai appelé mes parents, payé le café, tourné le dos à la mer (la mer non plus n’a pas de visage, et n’envisage pas, c’est un visage de mer que j’opposais au vieux, un visage qui ne reflète rien, que le ciel, qui est vide), contre toute attente au rond-point ça roulait et j’ai pu m’engager sur une des pistes de la station-service, changeant mes plans in extremis, parce que de l’essence il m’en fallait, il m’en faudrait quoi qu’il en soit, ça pouvait durer cette histoire, et la pénurie s’installer très vite dans tout le Bas-Pays, avec les raffineries toutes proches et les vieux très nombreux. J’ai appelé le collègue avec lequel j’avais rendez-vous pour dire que je serais en retard, devant moi par miracle il n’y avait que deux voitures desquelles étaient sortis chacun à leur tour la grosse femme en rouge et le vieux en bleu, j’avais choisi la piste de droite derrière la femme, bien m’en a pris, enfin c’était à moi et l’automate fonctionnait (du côté du vieux j’entendais une voix énoncer les différents choix de carburant, et le vieux parler seul, et les coups de klaxon), je raccrochais la pompe et me penchais pour revisser le bouchon du réservoir quand j’avais senti un truc sous mon pied et maintenant le lucane agonisait dans la flaque, un lucane femelle de près de quatre centimètres, un beau spécimen comme je n’en avais pas vu depuis peut-être des années, depuis des vacances gamine à la campagne. J’ai eu envie de vomir.
J’ai hésité à l’achever. Il suffisait sans doute que je marche franchement dessus mais je n’étais pas sûre d’y arriver, n’ai pas essayé, m’en suis voulu longtemps. Je me sentais aussi mal que la veille devant les images à la télé de l’orang-outan assassiné.
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Tu es la personne idéale. J'ai réfléchi. Ce que je veux raconter, je ne peux le raconter qu'à toi. Peu importe ce que tu en feras. Que tu lises ces pages, que tu les détruises, elles seront passées entre tes mains, et en cela elles auront existé. Ne prends pas mal mon indifférence à ton égard. Si je me moque de connaître ta réaction, je ne t'ai pas non plus choisi par hasard. En ce moment m^me, tandis que je te veille, assise sur le fauteuil, tu dors dans le lit où personne d'autre que moi n'a dormi depuis des années. Demain tu partiras sans doute pour toujours, sans qu'il soit possible en tout cas que nous nous assurions mutuellement de "nous revoir bientôt". Enfin, tu es pour moi un parfait étranger. Ne sois pas surpris. Ce sont trois raisons valables de te remettre cette confession.
Je te le redis : fais-en ce que tu veux. Garde-la, jette-la, lis-la ou non. J'ai depuis longtemps compris que je m'étais trompée en pensant qu'écrire, c'était graver dans le marbre. je crois maintenant que c'est aller trouver un inconnu et lui donner un boit de papier. Un livre après tout ce n'est que ça : des mots qu'on tend à quelqu'un qu'on ne connaît pas, sans savoir ce qu'il en fera.
(pp.9-10)
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(Les premières pages du livre)
Ça fait longtemps qu’écrire ne me manque plus.
Au début j’étais perdue, mais je m’en suis sortie.
Je suis clean.
Je plaisante à peine, Eddie, il y a quinze ans que je n’avais pas écrit une ligne, et je n’aime pas trop l’idée de m’y remettre. C’est un des trucs qui m’ont bien occupée, ces dernières années : ne pas écrire. Je n’ai fait que ça. Je suis restée concentrée sur l’objectif jusqu’à l’oublier, et je n’aurais pas cru que les mots reviennent aussi vite. Je ne suis pas dupe. Le récit que je vais te faire, je me l’adresse d’abord à moi-même, bien sûr. Mais te l’écrire m’oblige à mettre de l’ordre dans les faits épars qui m’ont poussée à quitter le Bas-Pays, où je vivais, et tu es sans doute ma dernière chance de renouer avec celle que j’étais. Rends-toi compte : en une soixantaine d’heures seulement, dont trente-six au fond de ta ravine, tu m’as mis au cœur un regret, et un désir d’histoire.
Je me croyais plus forte.
Tu parles d’une guerrière ! Ce stylo dans ma main, je l’ai pris dans ta poche, et le carnet aussi. Ils sont plutôt anachroniques, sur un garçon tel que toi – d’ailleurs dans le carnet tu n’as noté que des relevés de position – mais j’imagine qu’ils font partie de l’équipement réglementaire de la brigade, enregistrés au titre du matériel de survie, avec la boussole et la mini lampe torche.
Je tiens l’un et l’autre comme si c’étaient les composants d’un explosif, à ne pas mettre en contact trop brusquement. Le regret et l’histoire, pareil, je dois les manipuler avec précaution si je veux éviter qu’ils me pètent à la gueule.
Et tu sais quoi ? Je me rends compte que j’ai vécu toutes ces années comme si j’avais ce stylo et ce carnet dans les mains, à faire en sorte qu’ils ne se touchent pas. Moi qui pensais avoir vaincu mon démon, m’être libérée de l’écriture, je découvre que je n’ai jamais cessé de subir son emprise. Je n’ai fait que la tenir à distance. Parce que l’écriture, figure-toi, me dévaste. C’est quelque chose en moi qui m’assigne toujours à la même place, celle de dire ce qui ne durera pas. Comme si j’étais une putain de gardienne des causes perdues. Mon génie à moi, c’est d’immobiliser le temps un instant sans que ça serve à rien. Sans que ça change le cours des choses, en tout cas.
Ici au moins, dans ce hameau du Haut-Pays, je n’ai rien à faire, pas de pression, la montagne est totalement impassible, royalement indifférente. Du point de vue de l’écriture, c’est de tout repos.
Et voilà que tu débarques.
Fait chier.
Excuse ma grossièreté.
Je suis grossière quand je n’ai pas le dessus. Avec les choses, les gens, les évènements, les animaux aussi. Quand ça ne se passe pas comme je l’avais prévu. Et j’avais prévu de n’avoir au cœur ni regret ni histoire.
Or je regrette.
Je regrette de n’avoir pas été plus courageuse.
J’aurais dû tenir, ne rien lâcher, continuer à croire aux mots, vaille que vaille. Ne pas me laisser déborder. Au lieu de quoi j’ai fui. J’ai sauvé ma peau. Pour mon âme, ce n’est pas sûr, puisqu’il suffit d’un gamin comme toi pour réveiller mes doutes.
Mais j’ai le moyen, je crois, de réparer ma faute. J’ai le moyen de revenir parmi les hommes. D’accomplir un acte de foi. Je vais te confier ce que j’ai sur le cœur, à toi, Eddie.
Tu es la personne idéale. J’ai réfléchi. Ce que je veux raconter, je ne peux le raconter qu’à toi. Peu importe ce que tu en feras. Que tu lises ces pages, que tu les détruises, elles seront passées entre tes mains, et en cela elles auront existé. Ne prends pas mal mon indifférence à ton égard. Si je me moque de connaître ta réaction, je ne t’ai pas non plus choisi par hasard. En ce moment même, tandis que je te veille, assise sur le fauteuil, tu dors dans le lit où personne d’autre que moi n’a dormi depuis des années. Demain tu partiras sans doute pour toujours, sans qu’il soit possible en tout cas que nous nous assurions mutuellement de « nous revoir bientôt ». Enfin, tu es pour moi un parfait étranger. Ne sois pas surpris. Ce sont trois raisons très valables de te remettre cette confession.
Je te le redis : fais-en ce que tu veux. Garde-la, jette-la, lis-la ou non. J’ai depuis longtemps compris que je m’étais trompée en pensant qu’écrire, c’était graver dans le marbre. Je crois maintenant que c’est aller trouver un inconnu et lui donner un bout de papier. Un livre après tout ce n’est que ça : des mots qu’on tend à quelqu’un qu’on ne connaît pas, sans savoir ce qu’il en fera.
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Je me souviens que mes étudiants, à la fin, non seulement ne lisaient plus, mais ne savaient pas trop quoi faire des livres. Ils considéraient l’objet avec circonspection, embarrassés par son épaisseur et la place qu’il prenait dans leurs sacs et sur leurs étagères. Ils ne savaient pas les ouvrir, ni les manipuler. Les livres leur tombaient des mains. Au sens propre. Pas un cours sans le bruit mat de volumes tombés à terre comme des fruits trop mûrs. Je demandais à chacun de poser le livre à plat sur la table et de suivre avec moi, puis me lançais. Lire à voix haute, c’était comme jouer d’un instrument ancien. Ils étaient subjugués, stupéfaits de ce qu’ils entendaient, oubliant d’écouter, pris par la mélodie, le rythme, les silences, ils regardaient ma bouche sans suivre des yeux le texte.
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Ravi de vous retrouver pour ce 2e épisode de la Voix des libraires, consacré aux derniers coups de coeur de nos équipes !    Les livres chroniqués, disponibles en librairie, sur decitre.fr (https://www.decitre.fr/) et furet.com (https://www.furet.com/) :  
L'étoile absinthe - Jacques-Stephen Alexis - Ed. Zulma Final Fantaisie - François Cusset - Ed. POL Etats d'urgence - François Szabowski - Ed. le Tripode Que faire de la beauté - Lucile Bordes - Ed. Les Avrils Le chemin de la liberté - Jennifer Richard - Ed. Albin Michel Les pantoufles - Luc-Michel Fouassier - Ed. Folio Tu as vu le visage de Dieu - Gabriela Cabezon Camara - Ed. de l'Ogre Les abeilles grises - Andrei Kourkov - Ed. Liana Lievi Un long si long après-midi - Inga Vesper - Ed. La Martinière Le rat, la mésange et le jardinier - Fanny Ducassé - Ed. Thierry Magnier La passeuse de mots - Alric et Jennifer Twice - Ed. Hachette Romans Lore Olympus - Rachel Smythe - Ed. Hugo BD
Musique : Joakim Karud - Longing
Retrouvez notre autre émssion, La Voix des auteur(e)s : https://smartlink.ausha.co/la-voix-des-auteur-e-s 
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