1. Le désir
Dans le désir, je sais déjà tout et je ne sais rien : rencontre d’un Autre. Autrui est à la fois comme moi et très différent de moi. Si je maîtrise le pas du tango, chaque nouveau danseur est pourtant une surprise, demande un ajustement. Dans l’amour, pire encore, j’ai l’impression de devoir tout réinventer.
Jouir, verbe intransitif. Et donc ce n’est pas le plus délicieux. Plus délicieux le transitif. Je désire lui. Je le désire. Je ne désire pas dans le vague, ne suis pas juste en état de désir : je désire cet autre-là et par ce désir le rencontre.
7. Faire plutôt qu’être
Certains matins, je me suis levée en me demandant « A quoi bon vivre ? » Y a-t-il une nécessité et un sens à tout cela ? ». La question était à l’exacte mesure d’un fléchissement du désir vital : ces matins-là, à l’évidence, la dépression rôdait. Parce que les après-midi printanières, lorsque je suis dans mon jardin baignée de lumière, quand l’air est si doux que je ne sais plus si je suis dedans ou dehors tant ce dehors est protecteur, je n’interroge jamais le sens de la vie, il me paraît aller de soi. La joie correspond à la suspension de la question du sens au profit du déploiement exquis et silencieux du désir.
Il y a très peu de domaines dans lesquels il est plus intéressant d’être que de faire. Je veux dire que chaque fois qu’on peut dire « je fais » au lieu de « je suis », on y gagne. Exemple : l’un se torture quotidiennement en se demandant « suis-je ou ne suis-je pas peintre ? ». Alors qu’il est tellement plus reposant –efficace- de se dire « Je peins des tableaux » et, du coup, de le faire sans trop penser aux étiquettes de l’identité. Ce que je suis, ensuite, on verra bien. Plus tard, peut-être, de la somme de mes actes surgira un peu d’être. Sans attendre ce jour faste, d’emblée, l’élan de mon activité me donne le sentiment de ma liberté et provoque la suspension de la question vaine de l’identité.
Je ne sais pas exactement ce que c’est qu’être une femme, mais je suis sûre de vouloir faire de nombreuses choses (dont la plupart pourraient également être faites par des hommes, d’ailleurs), et mon seul souci est qu’on ne m’empêche pas, sous prétexte que je suis une femme, de les faire. En ce sens, la question de l’identité, passé l’adolescence, me paraît secondaire par rapport à celle de la liberté d’agir. C’est pourquoi je propose d’inverser les priorités et de rechercher toujours la liberté au lieu d’une insaisissable identité.
Une conversation présentée par Raphael Zagury-Orly
Avec
Isabelle Alfandary, auteure et professeure
Belinda Cannone, auteure
Serge Hefez, psychiatre
Le «un» n'est jamais le chiffre de la vie. Certes, il y a les organismes unicellulaires, bactéries, levures, plancton et autre protozoaires… Mais eux aussi on besoin de quelque chose d'autre, d'un milieu.. A la base de toute molécule organique, outre la durée temporelle et les sources d'énergie, se trouvent des multiplicités, des altérités, des combinaisons d'éléments, carbone, oxygène, hydrogène, eau, azote, dioxyde de carbone, diazote… Bien sûr, cela fait la vie sur Terre, la vie des vivants, mais ne dit rien sur la façon dont les êtres humains, eux, choisissent de la porter, cette vie, c'est-à-dire d'exister. de là aussi l'unicité est exclue: on vient au monde «plein des autres», le monde ne vient à l'enfant que par les autres, et il n'y tient que si d'autres d'abord le tiennent et tiennent à lui. Né d'une union qu'il n'a pas choisie, il lui appartiendra ensuite de s'unir volontairement à qui il voudra, par affinité, par intérêt même, par amitié, par amour, et de constituer des couples, des clans, des groupes, des familles, des communautés, des sociétés… Il se peut dès lors que des personnes, pour supporter le faix de la vie, choisissent de la porter à deux, de faire de leur cohabitation une convivance, et de leur existence une coexistence, le plus souvent solidifiée par le ciment de l'amour. La «vie à deux» devient dès lors une vie rêvée que les partages quotidiens rendent réelle. Mais est-ce si sûr? Combien coûte le sacrifice du «un», de la libre et insouciante existence solitaire, qui n'a de comptes à rendre à personne? Combien coûte le sacrifice du trois, ou du quatre, d'union plurielles où la diversité fait loi, où les plaisirs varient et s'égaient de ne point devoir s'abreuver à une seule source? Est-il possible qu'une «vie à deux», soudée par le plus bel amour, résiste aux soudaines envies d'autonomie, demeure imperméable aux petites disputes, aux grosses scènes de ménage, aux soupçons, aux jalousies, aux perfidies, aux humeurs insupportables, aux messages indus sur le portables, aux désirs d'être seule(e), de partir seul(e), de dormir seul(e)? On ne sait pas. On ne sait pas si la «vie à deux» est le paradis de l'amour ou l'enfer de la liberté.
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