Vivant et intelligent récit d'une adolescence en internat militaire, par un très grand lettré.
Publiée en 2012, «
La classe de rhéto » n'est que la troisième fiction en 34 ans du polytechnicien docteur en lettres et professeur de littérature au
Collège de France, formidable lecteur, entre autres, de
Montaigne, de
Baudelaire ou de
Proust, qu'est
Antoine Compagnon.
Revisitant sa jeunesse en revendiquant clairement un droit à l'imperfection du souvenir et au possible anachronisme, l'auteur se remémore l'année 1965, celle de sa classe de première (« rhéto ») au Prytanée Militaire de la Flèche, lycée militaire historique aux lointains ancêtres jésuites qui enseignèrent à
Descartes, année qu'il parsème d'anecdotes et de réflexions issues d'avant et d'après.
Servi par une immense culture, une jolie réflexivité et une honnêteté intellectuelle rarement égalée, ce récit saisit à la fois un moment d'adolescence, bien particulier, dans le cadre potentiellement féroce d'un internat « pur et dur » à l'époque (le Musil de « Törless » comme le
Vargas Llosa de «
La ville et les chiens » sont nécessairement dans le paysage), et un instant de politique et de sociologie également bien spécifique, trois ans après la fin de la guerre d'Algérie, en pleine « gestion » gaullienne du profond clivage apparu à cette occasion au sein de la caste militaire.
Au prix de quelques subtiles digressions, l'auteur parvient à rendre compte avec une réelle finesse (ô combien plus intelligemment que le trop brut «
Les petits soldats » de
Yannick Haenel (1996), auteur passé, très brièvement toutefois, dans les années 80, par la même expérience (dé)formatrice qu'
Antoine Compagnon) de l'alchimie qui peut se produire et - bien souvent – se produit dans ces coeurs et ces cerveaux scolaires d'élite (même exposés, comme à l'époque, au « déclassement » suivant un changement de paradigme socio-scolaire), plongés dans un cadre si particulier au moment où, partout ailleurs ou presque, bouillonne une énergie tous azimuts qui, ici, ne trouve que bien peu de pistes sur lesquelles agir…
Utilisant avec retenue et aussi avec mansuétude le « surplomb » que lui procure nécessairement son parcours et son âge désormais un rien avancé (
Antoine Compagnon fêtait ses 62 ans en 2012), il saisit aussi avec brio l'évolution socio-politique de l'armée, et son impact sociologique sur les « troupes », corps de sous-officiers tout férus de méritocratie républicaine comme corps d'officiers ayant encore gardé un je-ne-sais-quoi de dynastique et d'aristocratique, au moment où se traduit dans les faits la grande mutation de l' « armée coloniale » humiliée et fracturée vers l' « armée technicienne » accompagnant la dissuasion française et gaullienne, appuyée sur ses bataillons croissants d'ingénieurs diplômés qui commencent tout juste à naître à l'époque du récit.
À titre personnel (et sans doute pour quelques amis qui se reconnaîtront), il est particulièrement intéressant et, à bien des moments, émouvant voire poignant, de mesurer, au quotidien du roman, ressemblances et différences, persistances de langage et évolutions de sens, tant dans le décor et le contexte que dans le ressenti de ces lycéens un peu spéciaux, avec le Prytanée de dix ans plus tard, ou plus exactement quinze ans plus tard (ma propre classe de première en ces lieux datant de 1980-81).
Une lecture toujours captivante, servie par une rare intelligence et une impressionnante honnêteté dans l'appréciation des faits, des situations et des impressions.