°°° Rentrée littéraire 2019 #4 °°°
« Mon père était un tueur ». Cette phrase, nette et forte, est la toute première roman de ce roman autobiographique. Ce n'est pas une métaphore, le père de Thierry Crouzet, surnommé Jim, était chasseur au quotidien et tireur d'élite durant la guerre d'Algérie. Un père que l'auteur n'a toujours connu que d'une extrême violence à la fois physique et verbale, au point d'en avoir eu peur durant toute son enfance.
Cette violence originelle du père, Thierry Crouzet l'a longtemps occulté, des oeuillères pour tracer sa route lui ayant longtemps semblé la bonne solution. Mais la mort de son père lui a donné le droit de se souvenir, de remonter dans l'histoire familiale pour comprendre comment le monde a façonné ce père redouté en un être explosif.
« Si je n'y prends pas garde, cette violence à travers Jim, à travers moi, pourrait modeler mes enfants dans le même sens pas très glorieux. Je dois casser l'hérédité familiale. Reconstruire. Et d'abord je dois entrer en Jim, me mettre à sa place comme je le ferais avec mes personnages de roman. »
Pour casser cette lourde hérédité, Thierry Crouzet a un objectif : ouvrir enfin la lettre posthume laissée par son père. Cela fait trois ans qu'il n'a pas le courage de le faire. Mais avant, pour le comprendre dans toute sa complexité, il plonge dans les récits de la guerre d'Algérie, élément fondateur qui a fait bouillonner, éructer, exploser la violence : ceux des carnets de son père, ceux d'autres appelés. L'auteur n'est pas un historien mais les passages sur la guerre d'Algérie et le vécu du père sont passionnants, à la fois précis et concis. Ils disent tout de l'horreur de cette guerre et de la guerre. Cette plongée en Algérie permet à l'auteur de réinventer la personne du père dans sa dimension psychologique, ce père qui s'est tu sur cette partie de sa vie si déterminante pour le comprendre. Seule la forme romanesque pouvait permettre cela en comblant les lacunes et en hissant le père au rang de personnage littéraire à part entière.
Là où le roman se fait un peu plus lourd, c'est lorsque Thierry Crouzet revient à lui, à cette violence héréditaire redoutée pour lui et ses fils. C'est sans doute un peu trop répétitif pour le lecteur - en tout cas pour moi - mais on sent à quel point l'auteur en a besoin dans sa mise à nu d'une sincérité tellement totale qu'elle en devient très touchante. Les derniers mots sont très beaux, pudiques et plein d'espoir.
Un roman poignant sur la filiation à partir d'une histoire intime et personnelle qui tend à l'universel.
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Jim est mort.
Jim, le grand chasseur, l'immense pêcheur, le tueur magnifique a quitté ce monde.
Et son fils, adulte, se demande si il va lui ressembler, si lui, va inspirer à ses fils la terreur que son père lui inspirait.
La lettre que Jim lui a laissé pourrait aider à remonter la piste, si seulement il trouvait le courage de l'ouvrir. Maintenant. Plus tard. Peut-être y a t'il d'autres moyens pour découvrir qui était l'homme derrière son père ? le jeune homme avant le tueur ? Et la guerre d'Algérie agite son spectre en guise de réponse.
C'est un véritable parpaing que j'ai pris sur la tête.
Ce livre m'a profondément choquée.
Effectivement je n'ai pas particulièrement de connaissances sur la guerre d'Algérie ("joliment" nommé Commémoration du cessez-le-feu en Algérie dans certaines communes françaises), mon père n'étant pas parti là-bas et mes oncles n'en n'ayant jamais parlé avec moi. Pourtant, grâce à cette lecture, nous avons commencé à libérer la parole et c'est dramatique.
J'ai accompagné l'auteur et son père dans leur chemin de vie, un peu comme une mère le ferait pour son enfant. Et j'ai éprouvé beaucoup de colère, de souffrance et de frustration pour les soldats français et pour le peuple algérien. Pour les innocents dont le sang a été versé à flots pour qu'en finalité certains aient été compris, d'autres traumatisés, beaucoup enterrés et pleurés et enfin les derniers ramenés vers un pays qu'ils ne connaissaient pas.
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A partir des notes de son père et d’une ample documentation, l’auteur compose un récit saisissant et restitue un peu d’humanité aux vies minuscules lâchées dans un conflit qui les dépasse et dont la violence les hante pour toujours.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Jim [ le père ] aussi avait de l'amour-propre, doublé d'un sens moral paradoxal puisqu'il n'avait foi qu'en lui-même. Que sa femme le quitte, il ne l'aurait jamais accepté. J'en étais sûr. Il aurait pu nous flinguer pour ne pas avoir à subir la honte. Le regard des autres comptait pour lui. Il lui fallait la plus belle bagnole, le plus impressionnant tableau de chasse, les amis les plus fortunés. Il en rajoutait, il se vantait. Un divorce aurait gâché le portrait supposé idyllique que ses admirateurs se faisaient de lui. A croire qu'il ne vivait que pour eux.
(p. 15)
[ Algérie, 1956 ]
Le MAS 36 est un fusil avec un fort recul, assez difficile à manier, et les instructeurs ne s'attendaient pas à de meilleurs résultats. Le plus souvent, les appelés ne touchent pas leur cible lors de leur première séance.
- Bons à rien, vous éplucherez des patates, plaisantent les militaires de carrière.
Personne ne rit. Tous les appelés préféreraient éplucher des patates pendant vingt-huit mois plutôt que combattre le FLN.
(p. 44)
Jusque-là, Jim a peu quitté le Midi, sinon pour quelques voyages dans les Pyrénées où sa mère l'emmenait soigner ses bronches de colosse. Il ne sait du monde que ce qui se raconte. L'Algérie est aussi abstraite que l'Ouest américain où se déroulent les westerns qu'il aime voir au cinéma. Le gouvernement lui a simplement proposé d'entrer dans un film.
(p. 29)
Jim chassait partout, dans l'hémisphère sud quand la chasse était fermée en Europe. Il partait en bande avec ses amis chirurgiens, notaires, architectes. Il accompagnait à l'affût Gaston Defferre, alors ministre de l'Intérieur, pas très bon tireur, à qui il donnait quelques pièces pour que le grand homme ne paraisse pas ridicule à son retour au rendez-vous de chasse.
(p. 17)
Le gouvernement a présenté "l'Algérie française" comme un état de fait, une proposition qui ne se discute pas, alors que toutes les frontières sont arbitraires et qu'à l'échelle de l'histoire du monde elles ne vivent pas plus longtemps que les hommes. Tous ces morts pour déplacer des traits sur une carte.
Mon Père, ce tueur - Bande annonce