Espace fumeur /
Nathan Devers
D'entrée, dans un long préambule, l'auteur de cet essai nous prend à rebrousse-poil si l'on peut dire à savoir que pour lui, l'humain se définit par sa contre-identité, c'est à dire par les habitudes et les convictions qui ne sont pas les siennes. L'homme ainsi se construit en tuant ce qu'il n'est pas et donc chaque pas en avant implique un adieu. Et l'auteur de déclarer : « l'homme que je ne suis pas est fondamentalement inaccessible. Il habite un ailleurs qui se situe au plus profond de moi. » La question lancinante est : pourquoi ne suis-je pas quelqu'un d'autre ? Cette question doit se poser en sachant bien que l'homme que je ne suis pas n'est pas l'homme que j'aurais pu être, mais la part de moi-même que j'ai dû assassiner pour vivre. le raisonnement philosophique est intéressant car il débouche sur l'affirmation que j'aurais pu ne pas être l'homme que je suis ! Et l'homme que je ne suis pas est toujours en germe.
C'est par l'exemple du fumeur qui veut arrêter de fumer que l'auteur illustre son propos. Peut-on s'arrêter de fumer sans oublier le fumeur qu'on a été ? Une terrible question ! Vouloir arrêter de fumer est en quelque sorte un voyage à l'autre bout de soi. La cigarette devient au fil des pages le leitmotiv de l'essai car il semble bien que cela n'a jamais été fait dans la littérature, le petun n'ayant jamais joui du souffle romanesque de la transgression et de ce fait s'étant trouvé exclu du champ de l'art. Car on peut dire avec humour que le fumeur appartient à la secte du premier venu. L'auteur ensuite décline les différentes manières de jouir du tabac à travers les âges et montre qu'il n'y a pas de profil type du fumeur. Avec les interdictions et objurgations diverses issues de la dernière décennie sous la pression des hygiénistes de tout poil, sont apparus les espaces fumeurs.
On aborde ensuite la première partie de l'essai, consacrée à un autoportrait de fumeur et stipulant que ce livre est dédié à ceux qui n'arrêtent pas de fumer. Une analyse du fumeur extrêmement bien conduite et fort intéressante même pour le non-fumeur que je suis. En vérité, à tous, la cigarette tient lieu de viatique. Mais pour certains la cigarette ne sert qu'à se donner un genre tandis que pour d'autres, elle est une marque, un sacerdoce, une extase. En tout état de cause, la pause clope est toujours appréciée et la cigarette permet souvent au fumeur de supporter l'insupportable, de glisser sur les résistances comme dit l'auteur. Vive l'
espace fumeur !
Dans une seconde partie, l'auteur évoque l'
espace fumeur d'un jeune écrivain en mal d'inspiration. Ce n'est pas lui, précise-t-il bien. L'addiction de ce fumeur relève d'une poétique qui va lui faire rencontrer une Callistô à sa porte arrivée d'un passé de mille huit cent ans et qui s'enquiert de savoir ce que l'Occident a créé de nouveau en matière de plaisir, de philosophie, de découvertes en général et d'art au cours de deux millénaires. La suite laisse apparaître le destin étrange du tabac que ne connurent ni les Romains ni les Grecs qui ne disposaient en leur temps que de la mythologie du miel, du lait, des fleurs et de l'alcool. Importé d'Amérique, le tabac ne mit pas longtemps à devenir obsédant et à être mythifié. le célèbre Nicot, écrivant au cardinal de Lorraine en 1660 l'appelait « l'herbe d'Inde » et lui attribuait des propriétés « merveilleuses. »
de nos jours, le tabac est devenu une substance mortifère et les campagnes antitabac se multiplient en dépit de son apport chrématistique. Cependant il faut bien savoir qu'indiquer « fumer tue »sur les paquets, c'est parler une langue étrangère aux dépendants qui ne lisent, s'ils la lisent, la note qu'avec contemption, car la logique du fumeur n'est pas celle de la longue durée. C'est
Italo Svevo qui a expliqué que le fumeur est psychologiquement malade avant que d'être physiquement malade.
L'interdiction de la cigarette au fil du temps a changé de régime puisque l'on en vient à retoucher des photos mettant en scène des personnages célèbres avec la cigarette au bec :
Malraux,
Sartre, Camus, Jacques Tati,
Alain Delon. Ainsi on en arrive a vouloir non seulement retrancher la cigarette de l'avenir (fumer tue) mais aussi du passé en voulant nier qu'elle a pu exister et engendrer autre chose que des cancers, en l'occurrence des oeuvres.
le paradoxe nait quand
Nathan Devers énonce clairement qu'il n'a pas arrêté de fumer en cessant de fumer, mais plutôt en cessant de se croire obligé d'en finir avec la cigarette. Et il explique pourquoi et comment. Et le grand jour dura une semaine dans les rues de New York…
le style de cet essai brillant est alerte et travaillé et on devine chez ce jeune auteur qui a arrêté de fumer après avoir été fumeur durant une décennie, une certaine culture littéraire, on peut dire aussi une culture certaine. Et puis il nous parle de lui et nous conte avec talent et modestie ses expériences personnelles. Pour illustrer son propos, l'auteur fait référence à de nombreux auteurs fumeurs, drogués ou pas tels que
Baudelaire,
Houellebecq, Pierre Louÿs, Alberoni, Levy-Strauss,
Sartre,
Italo Svevo,
Bachelard. Assurément, un texte facile et agréable à lire en quelques heures
Extrait : « Je n'ai jamais compris pourquoi l'Éducation nationale nous demande d'apprendre autant de langues étrangères que possible, alors qu'elle consent à la paupérisation de la nôtre, alors qu'elle renonce à nous munir d'un vocabulaire qui soit à la hauteur de la richesse du réel. La pauvreté lexicale n'est pas une bagatelle : elle est une pauvreté en monde. Elle est une amnésie des choses. »
N.B. : une erreur à l'emplacement 694 du format numérique cite comme auteur Albinoni alors qu'il s'agit d'Alberoni, et l'erreur est répétée plusieurs fois à la suite du texte. Paix au faux auteur du célébrissime Adagio, puisqu'il fut composé par un certain Giazotto, obscure compositeur oublié.