Pour commencer je rappellerai que cette « lettre » fut publiée en 1749 et fut suivie quelques années plus tard d'un appendice qui n'apparaîtra pas dans l'édition originale. C'est une des
oeuvres qui choqua le plus et valu sous un prétexte fallacieux à notre auteur de connaître le cachot.
Résumons rapidement l'objet de ce pamphlet autant philosophique que scientifique. Il était courant à l'époque « d'abattre la cataracte », comme on disait, faisant tomber le cristallin dans l'humeur vitrée de l'oeil. Réaumur prétendit avoir rendu la vue à un aveugle de naissance et à cette occasion aurait convié quelques hommes de science et philosophes, à cette époque il s'agissait souvent des mêmes, parmi lesquels
Diderot, afin que ceux-ci puissent assister aux premières réactions du patient qui venait de recouvrer la vue. Il apparut très vite qu'il s'agissait d'un subterfuge car le sujet avait été opéré auparavant.
Mais que veut nous faire comprendre l'auteur dans ce texte qu'il adresse pour la circonstance à
Madame de Puisieux, alors sa maîtresse ? le titre complet, LETTRE SUR LES AVEUGLES À L'USAGE DE CEUX QUI VOIENT nous le laisse comprendre d'entrée. Ceux qui voient sont les beaux esprits de l'époque imbus de leur savoir et prêts à considérer toute différence comme une infirmité, façon pour eux de se situer au-dessus du peuple. C'est ici le côté subversif de
Diderot qui ressort et certainement ce qui lui valut d'être enfermé pour avoir écrit cette lettre.
Mais l'aveugle n'est pas que cela et
Diderot nous montre ici son visage d'encyclopédiste scientifique qui aborde la question de l'évolution. Il s'oppose à la notion de beauté qui sert à "ceux qui voient" de preuve à l'existence d'un Dieu tout-puissant. En effet cette beauté échappe aux aveugles qui en ont du même coup des idées plus nettes et ne sont, en quelque sorte, pas "aveuglés" par cette illusion de la beauté considérée en soi. Il critique ainsi l'église et la métaphysique bien avant que
Sartre lui eut fait un sort, définitif celui-là.
Il va ensuite s'attacher au cas particulièrement intéressant d'un mathématicien anglais, aveugle de naissance, Nicolas Saunderson (1682-1739). Il avait réussi en construisant des carrés dans lesquels il plaçait des épingles à effectuer des calculs très élaborés, n'ayant pour seul regret que celui-ci n'ait pas poursuivi son travail dans le domaine de la géométrie.
Diderot attribue à Saunderson des propos qu'il n'a jamais tenus. Mais il poursuit inlassablement son but à l'encontre des idéalistes, « …ces philosophes qui, n'ayant conscience que de leur existence, et des sensations qui se succèdent au-dedans de même n'admettent pas autre chose ; […] système qui à la honte de l'esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoi que le plus absurde de tous. » Ici
Diderot non seulement fait preuve de connaissances poussées sur l'évolutionnisme mais également sur la cosmologie.
Nous passons, avec ce texte, à une catégorie de considérations philosophiques matérialistes scientifiques, abandonnant définitivement un matérialisme plus mécaniste, pour plonger dans les considérations dialectiques qui plus tard s'exprimeront chez les philosophes matérialistes, tels Engels puis Marx. On comprend pourquoi ce texte déplut tant à nombre de ses contemporains.
Mais j'aimerais revenir sur un aspect des textes de
Diderot qui se doivent d'être expliqués à la lumière de nos connaissances actuelles. J'ai soulevé le problème de propos attribués à Saunderson et du coté apocryphe de cette « Lettre aux aveugles ». S'il peut s'agir de métaphores, il est important tout de même de considérer que l'expérience de Réaumur et toutes celles dont il s'est agi à la même époque sur les aveugles est tout à fait impossible. Sans doute fallait-il en passer par là pour faire avancer les idées. En effet, on sait aujourd'hui que si la rétine (comme tout tissu nerveux) n'est pas stimulée régulièrement et ce dès la naissance il n'est pas possible de recouvrer la vue, les connexions synaptiques devant s'établir rapidement sous peine de ne jamais se réaliser. Les aveugles de Réaumur ne l'étaient certainement pas de naissance.
Diderot se montre visionnaire. Reprenant l'avis de M. Molineux sur la question de la reconnaissance de la sphère et du cube par l'aveugle né, il montre à quel point il considère l'oeil comme un organe des sens qui doit en passer par un apprentissage comme l'oeil de l'enfant. Il s'abstient de tout finalisme dans sa pensée et à ce titre se montre véritablement scientifique de par sa démarche. Ainsi qu'il me soit permis de paraphraser Bourdieu en avançant au sujet de
Diderot qu'il avait raison même quand il avait tort et qu'il disait la vérité même quand il se trompait.
Rappelons qu'il n'y a pas si longtemps des expériences prétendument effectuées sur des vrais jumeaux séparés dès la naissance, afin de démontrer l'hérédité de l'intelligence, se sont avérées être de pures inventions et ont pourtant toujours la vie dure. Cyril Burt sera en effet considéré comme l'un des pionniers de la recherche en psychologie, jusqu'à sa mort en 1971.
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