En 1994, le jeune
Brian Evenson alors âgé de 28 ans publie son premier ouvrage. Il s'agit d'un recueil de vingt-six nouvelles intitulé
La langue d'Altmann.
À l'époque, c'est un scandale. Professeur d'anglais à la Brigham Young University mais également Mormon dévoué,
Brian Evenson choque et dérange.
À tel point qu'une lettre anonyme écrite par une étudiante de l'université explique qu'à la lecture de l'ouvrage, elle « s'est sentie comme quelqu'un qui aurait mangé quelque chose d'empoisonné et qui tenterait désespérément de s'en débarrasser. »
Terrifiée à l'idée que l'auteur puisse enseigner à l'université où elle est étudie, elle en avertit la hiérarchie de
Brian Evenson qui se voit forcé de rendre des comptes sur ses écrits. Celui-ci explique alors que son livre « dépeint la violence sous son jour véritable […] qu'il ne supporte ni la violence ni ne la promeut. Il la montre strictement pour ce qu'elle est, afin de la laisser se condamner elle-même. »
Et si la Brigham Young University finit par trancher en faveur de l'auteur, on lui fait clairement comprendre que d'autres publication du même type pourrait avoir des répercussions à la fois sur son poste universitaire mais aussi sur sa place dans l'Église Mormone.
L'année suivante,
Brian Evenson démissionne et en 2000, il quitte officiellement l'Église. Dans l'intervalle, l'américain a déjà publié quatre ouvrages, faisant de lui l'un des nouveaux auteurs les plus en vus de l'époque.
Comment et pourquoi
La langue d'Altmann a-t-il provoqué un tel scandale ?
La violence de la folie
Ouvrage singulier,
La langue d'Altmann renferme une foultitudes d'histoires glauques, percutantes et obsédantes. Si certaines ne font même pas une page entière (L'histoire tragique et abrégée du Barbier d'Auschwitz ou Trou), d'autres se regroupent et se répondent (le triptyque le vide, Une mort lente, Extermination) tandis que la dernière frôle la novella (L'Affaire Sanza).
Pourtant, aussi diverses soient leur taille, ces histoires renferment toutes des points communs évidents : une langue minimaliste mais glaçante, un goût prononcé pour la violence avec des amputations et des mutilations omniprésentes, une façon de tordre le réel qui pervertit les codes moraux et la logique elle-même, une réflexion sur le fanatisme et la foi et, surtout, une perte de repères pour le lecteur.
Il n'est pas inintéressant de s'intéresser tout d'abord à deux nouvelles pour bien comprendre les mécanismes narratifs de
Brian Evenson.
Dans La fenêtre de Munich, un père raconte ses « retrouvailles » avec sa fille qu'il n'a pas vu depuis des années depuis le « suicide » de sa mère. Narrée du point de vue du père, l'histoire utilise une logorrhée pernicieuse pour pervertir le sens des événements. On comprend rapidement que le suicide n'en est pas un et que le père a commis des actes terribles sur sa fille (Evenson n'hésite pas à parler de pédopornograhie). Cependant, jamais les choses ne sont affrontées frontalement et le narrateur utilise la langue et joue sur les mots pour retourner la logique pourtant évidente de l'affaire contre sa propre fille, inversant la victime et le bourreau. Grâce à des leitmotivs entêtants et à un déni complet de la réalité,
Brian Evenson nous invite dans l'esprit d'un tueur et d'un fou… et la logique n'est plus du tout la même !
Autre nouvelle, L'Affaire Sanza, la plus longue du recueil. Dans celle-ci, le lecteur va suivre l'enquête à propos de l'assassinat d'un inspecteur de police du nom de Sanza. de façon minutieuse et clinique, Evenson dissèque les indices et les suspicions mais se heurte à un problème de taille : chaque témoin ou protagoniste a sa propre vision des choses. Ainsi, l'enquête devient une succession d'interrogations sur fond d'allégations contradictoires. Peu à peu, tout devient suspect et la logique fout le camp en même temps que la raison des personnages. de la même façon que dans La fenêtre de Munich, l'histoire s'avère aussi dérangeante que perverse, puisque l'on ne sait plus qui a fait quoi et qui a raison de craindre l'autre. le résultat s'avère monumental.
L'absurdité du fanatisme
Irriguées par la folie et le mal, les nouvelles de
la langue d'Altmann ne sont pas toutes aussi accessibles que les deux précédemment citées.
De façon cryptique et parfois même totalement hermétique,
Brian Evenson nous raconte des choses parfaitement surréalistes que n'aurait pas renié un Kafka ou un
Beckett. Prenons par exemple le tryptique le vide, Une mort lente, Extermination où le dénommé
Thorne s'enferme dans une pièce et glisse sous la porte des instructions parfaitement incompréhensibles pour les autres occupants d'un fort perdu au milieu du désert. Bosephus, celui qui interprète et exécute les élucubrations de
Thorne, transforme le fort en un lieu de folie où la violence la plus crue se déchaîne à base de chevaux amputés et de cadavres dévorés par les corbeaux. Critique à peine voilée du fanatisme religieux et de l'incompréhension de l'homme vis-à-vis des écrits divins, ces trois textes renferment une succession de scènes hautement dérangeantes et terrifiantes. Cette façon de décrire le fanatisme et l'obéissance aveugle à des choses que personne ne comprend se retrouve dès la seconde nouvelle, Tuer des Chats, où un homme accepte de faire le chauffeur pour un couple qui n'en peut plus de ses chats et désire simplement les éliminer. Pourquoi ? Personne n'en sait rien mais la chose doit être accomplie.
Ce genre d'impératif extravagant (et débouchant sur des actes violents et mutilatoires) se retrouve dans d'autres histoires.
La langue d'Altmann, nouvelle d'à peine deux pages, se penche sur le cas d'un homme à qui l'on demande de manger la langue d'un autre homme qu'il vient de tuer. Il finit par exécuter son complice et s'interroge sur le sens de ses actes.
Un sens qui échappe souvent au lecteur comme dans le père, impassible qui voit un homme enterrer en secret le cadavre de sa fille à l'insu de sa femme, ou dans Hébé tue Jarry quand Hébé en vient à coudre les paupières d'un Jarry qui semble étrangement docile par rapport à son évidente torture. Comme si les instructions venaient d'autre part et qu'il fallait obéir. Pourquoi ? Là n'est pas la question, pas quand on croit à quelque chose.
Le saigneur de la haine
Reste alors d'autres textes qui synthétisent de façon encore plus glauques les obsessions naissantes de
Brian Evenson.
Pour montrer la violence (religieuse ou non) dans son appareil le plus rudimentaire, l'auteur dépouille au maximum ses intrigues et détourne les poncifs. Prenons la nouvelle Elle : ses autres corps, un récit de voyage où l'on suit le road-trip sanglant et hallucinogène d'un serial-killer qui obéit à une logique qui nous échappe totalement. L'histoire, aussi violente que déstabilisante, écoeure et repousse tout en exerçant une fascination imprévue sur le lecteur pris au piège d'un récit policier dont les codes mêmes semblent corrompus.
Il en va de même avec Job les mange crus, avec les chiens, relecture du mythe biblique de Job qui affronte une série de calvaires intenables après s'être relevé de la tombe en traînant sa carcasse pourrie à la recherche de Dieu. Perversion totale de l'écrit originel, l'histoire est une succession de visions terrifiantes où Job est régulièrement mutilé et torturé. Des leitmotivs absurdes parsèment les mésaventures de Job où le moderne fait irruption sans avertissement dans dans le récit à base de marque de hache Redline. Puissamment évocateur mais aussi complètement cinglé, la nouvelle révèle l'absurdité d'un fanatisme aveugle qui finit, forcément, dans le sang et le meurtre.
Notons ici que
Brian Evenson ne juge pas, il expose et n'épargne rien ni personne. Éreintantes, les nouvelles s'avèrent aussi déroutantes qui violemment clivantes, parfois totalement inutiles mais toujours tellement… dérangeantes.
Acte de naissance d'un auteur dérangé et dérangeant,
La langue d'Altmann impose le style transgressif et violemment évocateur d'un
Brian Evenson qui ne recule devant aucune violence ou terreur. Hautement inventif mais également clivant en diable, cette première incursion dans l'imaginaire de l'américain risque d'en laisser plus d'un sur le carreau.
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