Ce livre est un patchwork d'impressions, de réflexions, de souvenirs, de coups de gueule, de rencontres, d'un homme, journaliste et écrivain uruguayen, en butte à la censure dans son pays, puis en Argentine, et finalement contraint à l'exil pour sauver sa peau, alors que tant de ses amis tombèrent, victimes des dictatures des années 70.
C'est un peu décousu, parfois inégal, avec d'excellents moments, toujours sincère et profondément humain.
Commenter  J’apprécie         90
Il n'y a ici qu'une liberté : celle des prix. Dans nos pays, Adam Smith a besoin de Mussolini. Liberté d'investissement, liberté des prix, libre échange : plus le commerce est libre, plus les gens sont prisonniers. La prospérité de quelques-uns crache au visage des autres. Qui connaît une richesse innocente ? En période de crise, les libéraux ne deviennent-ils pas conservateurs, et fascistes ceux qui se disent conservateurs ? Au service de qui remplissent-ils leur tâche, les assassins d'êtres humains et de pays ?
Orlando Letelier écrivit dans "The Nation" que l'économie n'était pas neutre, ni les technocrates. Deux semaines plus tard, son corps volait en morceaux dans une rue de Washington. Les théories de Milton Friedman lui ont valu le prix Nobel ; pour les Chiliens, ç'a été Pinochet.
La peine de mort a été intégrée au Code pénal durant l'année 1976 mais on tue tous les jours dans ce pays sans procès ni jugement. Dans leur grande majorité ce sont des morts sans cadavres. La dictature chilienne n'a pas tardé à imiter ce procédé efficace. Un seul fusillé peut déchaîner un scandale mondial, mais il reste toujours le bénéfice du doute pour des milliers de disparus. Il en est de même au Guatemala, où parents et amis font l'inutile et dangereux trajet de prison en prison, de caserne en caserne, alors que les corps pourrissent dans les montagnes ou dans les décharges publiques. Technique de la "disparition" : il n'y a pas de prisonniers à réclamer ni de martyrs à veiller. La terre avale hommes et femmes et le gouvernement s'en lave les mains : il n'y a pas de crimes à dénoncer ni d'explication à fournir. Chaque mot meurt plusieurs fois et à la fin il ne reste dans le cœur qu'un brouillard confus de doute et d'horreur.
Je cours après la voix ennemie qui m'a donné l'ordre d'être triste. Parfois, il m'arrive de penser que la joie est un délit de haute trahison et que je suis coupable du privilège d'être en vie, en liberté.
Pendant qu'il exerçait la fonction de président de la Banque centrale, il [ Che Guevara ] avait signé les billets du nom de "Che" pour se moquer des gens. L'argent, fétiche de merde, affirmait-il répandait une mauvaise odeur.
Pour ne pas faire exception, Che Guevara se trahissait par les yeux. J'ai le souvenir d'un regard limpide, comme celui d'un nouveau jour qui se lève. Cette manière de regarder appartient aux hommes qui ont la foi.
Eduardo Galeano: Si on délirait un petit instant?