Lecteur ayant déjà eu l'occasion d'apprécier Garcin, c'est en tant que cavalier ayant pratiqué 35 ans avec passion que je fais l'éloge de son livre. C'est pour faire de son capitaine Beudant, le militaire hors-norme qui m'a sauté aux yeux, un général étoilé.
En me replongeant dans le monde qui a si longtemps capté mon enthousiasme, en posant sur l'écran et le papier les ressentis que m'avaient laissés "D'un cheval l'autre", l'opus de Bartabas que jai lu la semaine dernière, je craignais fort de puissantes remontées de nostalgie. Pourtant les échanges avec d'autres lecteurs, les recherches sur Zingaro qu'ont suscitées le beau récit de cet écuyer ambigu ont eu presque l'effet inverse, notamment quand j'ai découvert que Bartabas avait co-signé une pétition contre le projet d'interdire aux mineurs l'accès aux corridas, cette honteuse survivance de la barbarie humaine, ce sadisme pur masqué en un art qui a pu faire naître des dresseurs hors pairs. Les mots du dresseur Bartabas sont très réussis mais sa tour d'ivoire est trop carcan, sa roulotte trop... barbelée, son monde trop... inquiétant pour moi.
A Bartabas je préfère Beudant.
Au temps de ma pratique équestre, j'ai eu des idoles et j'ai beaucoup lu leurs écrits. L'immense
Nuno Oliveira, dont je connaissais très bien tous les livres et pouvais m'en réciter des phrases entières, Oliveira était un peu à part, sans doute parce que j'avais eu le privilège de voir de mes yeux son fils Joao, en chair et en os, travailler une demi-heure un jeune étalon lusitanien en basse école jusqu'à une ébauche de piaffer. Un moment inoubliable, un spectacle dont l'incroyable beauté m'avait définitivement propulsé dans le domaine du rêve, de l'absolu.
Bon, d'accord, au pays des Oliveira aussi on torrée, et même s'il n'y a plus de mise à mort au Portugal, les chevaux et les taureaux payent sûrement leur tribut lourdement.
Pourtant quand il est mort, Nuno, j'étais un homme mûr et bien sûr j'ai caché mes larmes.
Dans le peloton de tête des écuyers déjà passés à la postérité qui me fascinaient plus... abstraitement, venait Beudant et les bauchéristes de la dernière manière, comme son maître Faverot.
Les écrits de Beudant sont un peu troublants : emprunts d'une humilité presque trop systématique pour n'être pas suspecte, marqués par un quasi-dénigrement de soi, Beudant s'effaçant derrière la science des grands anciens et surtout de Faverot, Beudant répétant d'un côté que le moelleux, la rondeur et la grâce pour une pratique ordinaire sont à la portée de quiconque applique avec méthode les progressions qu'il propose, mais d'un autre côté Beudant s'excusant presque d'avoir obtenu de toutes sortes de chevaux souvent sous-doués, mal nés, parfois contrefaits, parfois même rogneux ruinés par des brutes et repris par lui, d'en avoir obtenu toute une batterie d'air les plus extravagants, du grand passage au trot à extension soutenue en passant bien sûr par le galop arrière ou le galop sur trois jambes, cette prouesse dont l'orgueilleux Fillis se targuait d'être un des seuls à maîtriser le secret... Les livres de Beudant sont agrémentés de photos dont on peut bien entendu se demander si elles n'ont pas été retouchées, clichés parfois un peu flous montrant toutes sortes de montures, dans toutes sortes d'allures ou d'attitudes classiques ou extravagantes, souvent magnifiques, figées pour l'éternité avec sur leur dos Beudant, le petit homme toujours bien placé, semblant se reposer dans l'irréprochable position assise "à la française", regard loin et assiette profonde, cuisses fort descendues, talons bas et loin des côtes, coudes comme sortis des flancs, rênes molles et minuscules éperons inactifs...
Beudant c'était le rêve mais ça paraissait trop légendaire, trop beau pour être vrai même si Bacharach, grand dresseur amateur que j'admirais, auteur équestre contemporain de mes belles années, l'avait connu et se réclamait de ses enseignements.
Et puis Garcin a publié "
L'écuyer mirobolant", en 2010. Il avait si bien réussi avec moi à donner corps à la légende Beudant que c'est de plus en plus vers les conseils de ce diable d'"écuyer mirobolant" que je me tournais pour les derniers temps de ma pratique, avant qu'une stupide faute de conduite en moto ne me relègue au rang de piéton. Je ne sais si j'aurais atteint les sommets dont je rêvais, mais je luttais et me fatiguais de moins en moins sur le dos des deux ou trois derniers chevaux que j'ai grattés avant de raccrocher. Et eux se donnaient de mieux en mieux. Merci donc au moins pour ça, monsieur Garcin.
Après la découverte de "D'un cheval l'autre", je viens de relire "
L'écuyer mirobolant" et je suis songeur. Cette fois fallait-il la laisser remonter, la nostalgie ?
La scène d'ouverture, très réussie, m'a bouleversé. J'avais oublié la description du cheval sellé marchant avec le cortège funèbre sans cavalier, ce cheval aux flancs duquel deux bottes vides, fixées sur les quartiers, enfilées dans les étriers la pointe vers la queue donc à l'envers, symbolisent le fantôme d'un homme en selle tourné vers son passé. Je voyais marcher le cavalier fantôme, dans les allées du cimetière de Dax où on enterra Beudant.
Je le voyais marcher mais les mots de Garcin se brouillaient devant moi et je dus lever les yeux.
Comme ils se sont brouillés à la fin du livre quand le vieil invalide s'éteint, quelques heures après avoir donné à
René Bacharach, venu lui rendre visite une dernière fois, un ultime conseil sur le tact de la main qui doit insinuer la légèreté, la main dont les doigts amollis sur les rênes souples doivent envoyer des messages "comme dans les oeufs à la neige".
J'ai bien sûr pensé alors à la fin de "
Milady", le beau roman pas marrant de
Paul Morand (haha), dans lequel un ancien du Cadre noir se donne la mort mais se croit tellement irremplaçable qu'il y entraîne avec lui sa jument, aussi présomptueux en cela que le célèbre général L'Hotte, dont les dernières volontés furent qu'on abatte après son décès les derniers chevaux qu'il travaillait...
Et j'ai préféré le Beudant de Garcin, définitivement. Beudant qui, conscient que ses moyens déclinaient trop, préféra faire don de Vallerine, sa dernière jument, sa beauté, à un cavalier respectueux, lui faisant promettre d'être fidèle à ses conseils pour la monter et si possible, lui faire vivre sa vie de compagne des cavaliers avides d'absolu respect...
Entre ces deux extrémités, pour ne rien gâcher, le roman de Garcin parcourt un demi-siècle de vie politique de la France colonialiste. Il montre un Beudant capitaine affecté au Maroc, ami de Lyautey, comme lui pénétré de la richesse culturelle des peuples arabes, ayant appris leur langue, et plein de respect pour leurs coutumes malgré sa position de "supériorité". Un Beudant résolument méfiant envers les huiles
parisiennes, préférant fuir les responsabilités, rester un homme de terrain plutôt qu'un rond de cuir, un capitaine cavalier, un demi-assis en mouvement ("en-avant" comme on dit) plutôt qu'un "assis" figé, au sens méprisant que donna
Rimbaud à ce terme. La réalité des faits dans le Maroc et l'Afrique du nord en général, dans les dernières décennies de la colonisation, nous est montrée sous un jour dont mes connaissances historiques ne me permettent pas d'apprécier la véracité. En tous cas l'exotisme passe, sans ennui pour moi puisqu'il y est souvent question de chevaux. Il passe, même si c'est avec un peu d'une langueur qui pourrait en rebuter d'autres que les chevaux indiffèrent.
Quant à Vallerine, son errance dans un van au cul d'un camion, en retour de
Paris vers Beudant, au coeur de la débâcle quand le militaire qui en avait hérité partit vers la guerre, Garcin l'a peut-être romancée, voire inventée, auquel cas il a bien fait. Car elle nous transporte vers la fin d'un monde. Vallerine, c'est je trouve une belle métaphore de la disparition dans nos armées des chevaux comme outils de combat. Vallerine c'est la survivance dans nos esprits de la seule réelle importance des chevaux : un symbole de force et de beauté animales dont on ne peut se faire un vrai complice que par une bonne dose d'humilité.
Je suppose que Garcin, ce cavalier fortuné qui fréquente les élites et cherche l'excellence, s'est documenté sur le Maroc pour écrire son roman. En tous cas il s'est pénétré du meilleur de ce qu'ont laissé les grands écuyers. Son style, lui, a ces deux qualités qui caractérisent la belle équitation à la française : fluidité et esthétique. Surtout, il fait de Beudant un parfait homme de cheval, ou plutôt un homme de cheval parfait, un humble serviteur des chevaux qui aurait pu faire sienne la maxime de Pluvinel, l'écuyer du roi donnant ce conseil au jeune
Louis XIII à qui il enseignait l'équitation :
"Sire, prenez garde à ne pas luy ennuyer, ni estouffer sa gentillesse, car elle est aux chevaux comme la fleur sur les fruicts, laquelle une fois ôtée ne retourne jamais"...
Oui, même si c'est le rêve d'un roman, le Beudant de Garcin est bien le plus grand.
Et pour ces moments d'émotion, merci monsieur Garcin.