Evidemment, des souvenirs de guerre rédigés par un futur grand écrivain ont un peu plus de poids que ceux d'un homme ordinaire, on se dit que l'écrivain en formation aura su concentrer un peu plus de cette réalité dans ses mots.
Ce que raconte l'auteur ici est pourtant très éloigné d'un roman. Pénibles tribulations d'une petite troupe qu'on envoie aux Pays Bas quand ça cartonne en Belgique, qui reçoit l'ordre de se rendre dans un patelin sans avoir la moindre idée du chemin à emprunter, mais qui trouve des cafés ouverts sur sa route, ses officiers déjeunent aux restaurants du coin.
L'unique rencontre avec l'ennemi est totalement fortuite, et ce qui deviendra un acte de bravoure n'est sur le moment qu'un jeu de hasards.
Oui vraiment, il faut sans doute un talent d'écriture pour donner à ce récit un tel réalisme!
Commenter  J’apprécie         30
deux textes :
le journal rétrospectif de la campagne du lieutenant Louis Poirier/Julie, Gracq, passionnant (et bien écrit) pour ce regard personnel et témoignage sur mai 40, journal d'un lieutenant perdu dans cette déconfiture, mais lieutenant en révolte rentrée, et sensible à la beauté du paysage - et un récit retravaillé, essai avorté de "mise en littérature" de deux de ces journal, écriture travaillée, troisième personne adoptée, mais grande proximité avec le journal
Commenter  J’apprécie         21
L'écriture puissante, dense et parfois anaérobique de Gracq comblera les attentes de ses inconditionnels. On reste toutefois sur notre faim. Mais comme le dit sa traductrice américaine, Ingeborg Kohn, l'ouvrage permet de révéler tout un volet de l'auteur, celui d'un «officer and gentleman», dit-elle.
Lire la critique sur le site : LaPresse
Julien Gracq [...] décrit au présent sur 77 pages, au jour le jour et à la première personne, trois semaines de sa campagne entre la fin de la Drôle de guerre [...] et la capitulation française.
[Et il] rédige un court récit, sans titre, qui transforme en fiction l'expérience de la guerre et les tensions qui l'habitent.
Lire la critique sur le site : LaPresse
[FAC-SIMILE de l'article de Daniel MORVAN mis en ligne le 26 septembre 2013 par le Quotidien "Ouest-France"]
Titre : " JULIEN GRACQ, REPORTER DE GUERRE INEDIT "
Sous-titre : "Les éditions Corti publient un inédit de l'auteur du Maine-et-Loire au coeur de la débâcle française de 1940."
Texte : " Un cahier d'écolier rouge, de marque Conquérant, avec mention à la plume : Louis Poirier, souvenirs de guerre. Sur 77 pages, Poirier (c'est le nom de Gracq pour l'état-civil) raconte trois semaines de campagne en Flandre. Une débâcle sous la mitraille qui se termine le 2 juin 1940, jour où le lieutenant Poirier tombe, avec sa section, aux mains de l'ennemi.
Gracq est « en état d'ahurissement », mais toute son écriture est là : distance, raffinement, précision, intensité. Les historiens y trouveront un document unique. Les autres liront un génial reportage de guerre où ne manque pas un bouton de guêtre.
L'auteur de ce texte n'est pas un bleu. Né en 1910 à Saint-Florent-le-Vieil, sur les bords de la Loire, mort à Angers en 2007, Gracq a publié Au château d'Argol en 1939, un premier livre dont le mystère et l'érotisme fascinent les surréalistes. Retoqué par Gallimard, ce roman fut publié par un petit éditeur, José Corti. Aujourd'hui, c'est toujours Corti qui, quatre ans après la mort de l'écrivain, publie ce journal de guerre, rédigé au retour de captivité, en 1942. Et il publiera, bientôt, une correspondance qui s'annonce fastueuse. « Bernild Boie (éditrice de Gracq à la Pléiade) a découvert ces deux cahiers à la Bibliothèque nationale de France », explique Bertrand Fillaudeau, directeur des éditions Corti.
Drôle de guerre assez poilante.
Avec ce livre, on pouvait craindre de découvrir un aspect « sergent-major » à la plume du Gracq militaire. Il n'en est rien. Ici, on retrouve le Gracq qu'on aime. L'auteur subtil et vibrant des Carnets du grand chemin. Celui qui prend ses distances avec le choc des armes. Sa « drôle de guerre » porte bien son nom. On sent la trouille, la faim, parfois l'irréalité des combats, et le comique qu'elle sait provoquer.
La tête pleine de Stendhal, le lieutenant Poirier ne tient pas ses hommes : « Je pousse devant moi une cohue minable ». Traversant un champ, ils bifurquent vers une distillerie, pour en revenir ivres morts : « Ces Bretons, si sympathiques, sont devant l'alcool comme des sauvages ».
L'officier sent la débâcle à de petits signes. Il admire la rage des Allemands, « précédés de la nuée éclatante et presque enthousiasmante de leurs victoires ».
Plus étonnant encore, il confesse une sottise d'orgueil : son refus de se replier sans ordre écrit face à l'ennemi. « C'est pour le plaisir de faire la mauvaise tête que j'ai manqué de peu d'amener la perte de ma section. »
Un fabuleux cadeau de Gracq à ses lecteurs. "
Tout à coup un soldat, sorti on ne sait d'où, passa derrière la section en courant à toutes jambes, et en criant, de cet accent de la panique qui fait brusquement froidir la peau : " On se replie : Vlà les Allemands ! Le lieutenant G. n'avait pas encore eu le temps de se retourner qu'une demi-douzaine d'hommes de son groupe le plus éloigné, emboîtaient le pas au fuyard d'un seul élan et disparaissaient derrière la haie.
- Ça commence bien, gronda entre ses dents le lieutenant G., extrêmement nerveux. Il fit comme par réflexe trois pas pour courir arrêter la débandade, mais sentit brusquement que s'il se mettait à galoper, il n'allait pas galoper seul : Dieu sait où ça s'arrêterait. Il se mit à crier après ses hommes d'une voix sèche et rageuse, qui ne portait pas - mais le groupe avait déjà fondu dans la verdure : on n'avait pas chance de le revoir de sitôt. Le reste des hommes, nerveux, silencieux, sortait de ses trous comme un diable de sa boîte, comme on sort de sa maison quand on sent trembler le sol, venait se coller contre lui, la mine blême, jetant de tous côtés des regards en dessous, avec ce souffle des narines qui reprenait maintenant plus fort. Le lieutenant G. eut grand'peine à les disperser un peu.
- Les vlà ! Les vlà, cria tout à coup un soldat qui regardait du côté de la prairie.
Le soleil maintenant bas sur l'horizon mettait partout déjà des ombres allongées derrière les arbres, mais à gauche l'immense prairie était une seule nappe unie de lumière dorée jusqu'à Bourbourg, où le bombardement semblait aussi avoir cessé. Sur la prairie tout à l'heure vide, à six, sept cents mètres, du pas peu pressé en effet des travailleurs qui rentrent de l'ouvrage, on voyait maintenant nettement s'avancer de petites silhouettes noires, sept ou huit, pas plus, très dispersées - on n'avait pas du tout l'impression d'une troupe, plutôt des gens en train de vaquer séparément à leurs affaires - qui progressaient à partir de la berge du canal. Des Français ou des Allemands ? Le lieutenant G. se sentait perplexe. Il était invraisemblable, incroyable, que des Allemands eussent passé là sans qu'on eût entendu la moindre fusillade - d'un autre côté, la tranquillité presque paysanne de ces promeneurs en cet instant n'était pas rassurante outre mesure...
Si seulement il avait eu des jumelles ! Sur ce qu'il avait à sa gauche, à sa droite, en face, personne ne s'était jamais chargé de le renseigner : faire ouvrir le feu sur ces silhouettes suspectes était plus qu'angoissant : l'instinct avait beau lui persuader le contraire, ce devait être, ce ne pouvait être que des Français qui commençaient à se replier. Tout à coup on entendit des cris d'appel lointains : derrière une haie, à deux cents mètres, l'agent de transmission reparu se mit à gesticuler frénétiquement, comme s'il faisait signe de revenir en hâte. Puis prit ses jambes à son cou sans plus attendre, et disparut...
Le lieutenant G. traversait vraiment un vilain moment. Il se sentait la tête comme si elle eût été serrée avec violence, et tout le reste de son corps creux et mou, flasque, soudain vidé de tout influx nerveux : un accumulateur qui tout d'un coup avait fini de se décharger. Ce qu'il aurait voulu, c'était dormir, ne fut-ce qu'un quart d'heure, s'arracher à ces trognes qui suintaient la catastrophe, à cette mare, à ce sous-bois de piège à loups où il se sentait tombé comme au fond d'une trappe. Il se maudissait amèrement. Bien sûr, il aurait fallu se replier. Tout de même, c'était sûr , on lui avait fait signe. Des idées brusquement commençaient à tourner dans sa tête qui lui donnaient le vertige. " Le lieutenant G. , porté disparu ce soir avec toute sa section - c'est tout de même bizarre, vous ne trouvez pas ? Est-ce qu'il aurait eu une idée de derrière la tête en restant tout seul sur le canal ? " Les gens qui commencent à hocher la tête : " Il était fiché comme P.R*. vous vous souvenez. C'est à se demander si c'est tout à fait un hasard." La cinquième colonne... Les fuyards de tout à l'heure, qui allaient faire les malins au bataillon : " Nous, on a compris tout de suite où il voulait en venir." Personne pour expliquer. Ses hommes à lui - ces drôles de tête qu'ils commençaient à faire en le regardant. Presque de complicité, aurait-on dit - cela devenait suffocant. Personne à qui parler. Et c'est vrai que les voilà maintenant perdus. Perdus. Les Allemands qui devaient déjà grouiller tout autour du bois.
Mais que faire, Bon Dieu, que faire ? est-ce qu'il n'y avait vraiment plus un moyen de passer l'éponge sur tout ça : " On s'est trompé. Il y a maldonne - on recommence." Les premiers casques gris qui vont pointer entre les arbres tout à l'heure, et alors qu'est-ce qui va se passer ? Ce qui va se passer - mais cela crève les yeux : tout le monde va lever les mains en silence, sans même essayer de bouger - et alors ? - alors, c'est là qu'on commence à refuser tout à fait de penser - c'est là que ça n'est plus possible : est-ce que le lieutenant G. va se lever et braquer son pistolet sur le premier qui va lever les bras ? Il a beau s'efforcer, il ne se voit pas en train de le faire : tout est de sa faute, c'est trop injuste. Pourtant c'est sûr, tout de même, on ne peut pas se replier comme ça. Pour un isolé pris de panique... un affolé qui fait des gestes avec les bras... Ce n'est pas possible, grand Dieu - pas possible. Pas possible que des choses vous arrivent comme ça - il doit y avoir un moyen de se décoller l'esprit de ce gibier pris dans la trappe, de prendre de l'altitude, de se mettre à planer au-dessus de ce carnaval. Pendant que la tête lui tournait un peu de ses réflexions plutôt démâtantes, il était assis, assez nonchalamment adossé au rebord du talus, fumant des cigarettes sans rien dire, et la chose qui n'était pas la moins surprenante, c'est qu'il voyait à leur tête que l'impression qu'il devait donner en ce moment à ses hommes, c'était une certaine impression de tranquillité.
- Qu'est-ce qu'on va faire, mon lieutenant ?
- On va attendre la nuit...
À quatre heures moins le quart le matin : je m’éveille dans ma chambre à carreaux rouges. Quel bruit ! La D.C.A. tire vraiment beaucoup plus fort que d’habitude – n’arrête pas. Partout des vrombissements de moteur. Des mitrailleuses maintenant crachent tout près dans les champs, autour de moi insistent. Il y a dans la persistance de ce fracas quelque chose d’insolite, ce matin. Faut-il me lever ? Je suis vraiment bien couché dans ce lit de ferme, dans cette chambre fraîche. Tout de même – une demi-heure, trois quarts d’heure, et le vacarme ne cesse pas. Et voici qu’on tire à deux cents mètres : sans doute un de mes fusils-mitrailleurs en D.C.A. Il fait un beau soleil tout neuf, maintenant. Pas trop tranquille pour sortir : j’ai l’impression que les éclats de D.C.A. doivent pleuvoir partout. Mes hommes sont tout affairés autour de leur F.M., mais la dernière idée à leur venir serait bien de tirer. Ouvrir le feu, après huit mois de cantonnement tranquille. Ils ont le sentiment obscur, on dirait, que cela ne peut se faire sans un peu plus de solennité. Ils me regardent perplexes. Pourtant on voit des avions. Un gros trimoteur vient vers nous dans le soleil, à cinq cents mètres. Je tire, sans trop viser, – c’est évidemment symbolique. Les hommes ont l’air de trouver ça drôle, un peu incongru. Je brise un charme, on dirait que j’ouvre la porte au malheur. Maintenant tout le monde discute : il paraît que des avions sont venus en rase-mottes mitrailler nos postes frontières. La troupe grouille un peu partout – le feu n’arrête pas de crépiter. Obscurément chacun sent que la chose prend des proportions, l’événement s’organise, se dispose. Enfin le calme : nous nous décidons à aller prendre le café. Soudain, à une dizaine de kilomètres, une énorme explosion, finale, majestueuse. On saura plus tard que c’est à Borre, le cantonnement que nous habitions il y a un mois. Un bombardier a explosé au sol avec toutes ses bombes, tuant une centaine de curieux. Je me hâte vers la popote – j’ai un mauvais pressentiment, le coeur serré. Ça doit y être, cette fois. À la porte, je rencontre De K. qui loge dans la ferme, l’air agité : « Mon lieutenant, ça y est, ils ont envahi la Belgique ». Il vient de l’apprendre par la radio. Allons, c’est fait. Quelque chose en moi se met à un autre cran : comment dire mieux. Mais c’est très vague. Comme si tout à coup on respirait un air plus raréfié – un autre régime pulmonaire, et plus moyen de redescendre
Demain? Et pourtant il reste un espoir tenace, nourri de la fantasmagorie même de cette déroute, de ces pérégrinations somnambuliques - espoir quand même de traverser la vague, de trouver une fissure dans ce mur qui avance vers nous Espoir et conviction crispée, furieuse, de surnager quand même au milieu de cette chienlit.
il n'y avait rien à répondre, que de serrer en soi dans un froid noir ce qui pouvait rester du courage imbécile que tout abandonne), au-devant d'un rouleau compresseur dont rien ne grippait les engrenages, et qui après vingt-cinq ans qu'on en avait tant ri s'était mis en devoir d'écraser, cette fois d'une bonne allure de galop de course et vraiment du coeur à l'ouvrage, l'asphalte enfondu de sueur des routes nationales. L'asphalte, et un peu de ce qui circulait dessus, le coeur mal à l'aise comme sur une glace pas trop solide (on avait vu comme elle se mettait à frire sous les rafales des mitrailleuses), un oeil sur les mouches brillantes et l'autre sur le fossé proche, comme les fourmis collées à la raie du plancher.
À travers les différents ouvrages que l'auteur a écrit pendant et après ses voyages à travers le monde, la poésie a pris une place importante. Mais pas que ! Sylvain Tesson est venu sur le plateau de la grande librairie avec les livres ont fait de lui l'écrivain qu'il est aujourd'hui, au-delàs de ses voyages. "Ce sont les livres que je consulte tout le temps. Je les lis, je les relis et je les annote" raconte-il à François Busnel. Parmi eux, "Entretiens" de Julien Gracq, un professeur de géographie, "Sur les falaises de marbres" d'Ernst Jünger ou encore, "La Ferme africaine" de Karen Blixen.
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
+ Lire la suite