« C'est une
fille. »
« Il y a quelques secondes, elle ou il, tout restait possible, la grammaire rêvassait toujours son paysage, à présent on t'a coupé les ailes. »
Ce roman inclassable (Autofiction? Roman à thèse? Roman d'apprentissage?) déploie, à partir d'une subjectivité assumée, une authentique réflexion sur ce qu'implique le fait de naître
fille à l'aube des années soixante. Ça implique, et ce quel que soit le potentiel de départ, un avenir tronqué, une existence étriquée, diminuée, ça implique d'être du côté de l'attente et de l'obéissance (aux règles, à la nature, aux parents, aux hommes), bref, ça implique d'être plus déterminée que libre.
Déjà, pour commencer, le sexe du nouveau-né est une incommensurable source de déception pour l'entourage. Juste avant sa sortie du ventre maternel, tous les espoirs étaient permis. La seconde d'après, c'est fini. Les dés en sont jetés. Ça n'est qu'une
fille et on se console comme on peut : « Les
filles, c'est bien aussi. »
Tout le monde est déçu, mais le plus déçu de tous, c'est de loin et sans conteste le père, personnage qui, sous des dehors bonhommes, est d'une insupportable condescendance à l'égard des femmes, de la sienne pour commencer, et de ses
filles comme il se doit. Misogyne, même si le mot n'est jamais prononcé. C'est par lui, essentiellement et avant tout autre, que Laurence, double de l'auteure, intériorise très tôt le fait d'être « moins » :
« Tout ce qui est féminin déçoit, déchoit, elle le sait désormais. »
C'est lui qui, à la question « Vous avez des enfants? », livre cette réponse édifiante : « Non. J'ai deux
filles. » C'est encore lui qui, évoquant ses
filles avec des inconnus, affirme que ce sont des sacrées garces, quand elles s'y mettent.
« Garce. le mot revient et la hante. C'est une injure. »
C'est encore lui qui, en tant qu'homme et médecin, explique doctement à ses
filles comment fonctionnent leur corps et leurs humeurs. Une parfaite illustration du « mansplaining », un terme popularisé par la féministe
Rebecca Solnit désignant le fait, pour un homme, d'expliquer à une femme, sur un ton sentencieux de préférence, ce qu'elle sait déjà, voire ce qu'elle sait mieux que lui. Sauf que chez le père de Laurence, cela va plus loin. Ses explications, non contentes de n'éclairer en rien la lanterne de son interlocutrice, véhiculent les clichés les plus éculés au sujet des femmes :
« Les
filles, en effet, sont régies par la lune. Leur cycle suit le sien, vingt-huit, trente jours, c'est pourquoi elles sont d'humeur changeante, ce qu'on appelle « lunatiques », elles ne sont pas vraiment libres, elles dépendent beaucoup de la nature. »
C'est encore et toujours lui qui, des années plus tard, pour des raisons obscures mêlant morgue médicale, esprit de corps et réflexe mondain, convainc sa
fille, à sept mois de grossesse et au prix d'un mensonge inique, de troquer sa gynécologue contre un jeune médecin accoucheur inexpérimenté mais aux idées bien arrêtées, un homme aussi empathique qu'une borne kilométrique. Et c'est le drame.
« C'est la leçon de choses la plus cruelle dont tu aies jamais eu à subir le scénario, celui-là tu n'aurais pas pu l'imaginer. ».
Mais le plus grave n'est pas là. le plus grave, « c'est d'être quelqu'un qui ne choisit pas, qu'on manipule, le jouet d'un mensonge, l'objet d'une machination, l'enjeu d'un accord tacite, une personne dont le sort, la vie, le malheur et la joie se décident à côté d'elle, en dehors d'elle, malgré elle, chez les parents, les maîtres et les hommes. »
Le plus grave, c'est de ne pas se révolter, de ne pas faire valoir ses droits légitimes, le plus grave, c'est de continuer à sourire, docile et consentante, comme on le lui a inculqué depuis qu'elle est toute petite. Il n'y a pas trente-six façons de se faire aimer quand on naît
fille dans une famille où tout le monde espérait un garçon. La place de rebelle est déjà occupée par la soeur aînée. Elle opte donc assez naturellement pour « petite
fille modèle », discrète, obéissante, enfermant en elle à double tour ses angoisses et ses démons.
« Tu te fais de plus en plus petite en grandissant, tu ne veux pas déranger, ni constater qu'on ne se dérange plus pour toi. »
Ne pas faire de vagues, sourire en toutes circonstances, bien obéir à ses parents en particulier, aux adultes en général. C'est d'ailleurs ce qu'elle fera, sourire et ne surtout pas faire de vagues, quand, lors d'un été à La Chaux, tonton Félix glissera ses doigts terreux entre ses cuisses « fourrageant dans son short comme si c'était sa poche ». Elle a dix ans.
«
Fille » est le récit d'un cheminement intérieur. Celui d'une
fille, puis d'une femme qui, longtemps empêtrée dans les représentations éculées d'une féminité honteuse, voit soudain ses oeillères tomber, tout un monde des possibles s'ouvrir devant elle, et cela par la grâce d'une toute petite phrase prononcée par Alice, sa
fille unique et adorée.
« Parfois, il suffit d'une phrase pour faire tomber des monuments. Donjon d'effroi, remparts de honte, la tour s'écroule dont on était à la fois la prisonnière et la geôlière, et d'un seul coup c'est plein soleil, c'en est fini des meurtrières. »
Finie la peur, finie l'angoisse qui lui lacère le ventre, finie la honte d'être née
fille. J'avoue avoir longtemps attendu ce moment où la narratrice, enfin, s'aime en tant que femme. Ayant connu la chance de naître du côté face de la féminité, d'avoir été fêtée, choyée en tant que
fille, en tant qu'enfant tout court, j'ai eu parfois du mal à me projeter en Laurence. Ce qui ne m'a pas empêchée de trouver ce livre remarquable de la première à la dernière ligne. Eclairant sans aucun doute. Salutaire, très probablement. Un livre de femme s'adressant à toutes les femmes, et aux hommes aussi :
« Il faut prendre la phrase et la recueillir, la sauver, répéter le mot de passe, le transmettre et ne jamais l'oublier. « Tu as raison, ma chérie, ai-je dit, c'est merveilleux, une
fille. »