Huit ans avant Canopus dans Argo, la première incursion de
Doris Lessing en science-fiction, déjà redoutable de profondeur et de malice, entre intérieur et extérieur.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/29/note-de-lecture-
descente-aux-enfers-doris-lessing/
Un inconnu est retrouvé en train d'errer sur les bords de la Tamise, dans un état presque catatonique à certains moments, et profondément troublé, disons-le par euphémisme, à d'autres. Hospitalisé, alors qu'il semble plongé dans un rêve profond, dans lequel il est naufragé en plein Atlantique sur un radeau de fortune, il est soigné par deux psychiatres aux diagnostics et aux remèdes de plus en plus nettement divergents. Identifié au bout de quelque temps comme étant
Charles Watkins, un respectable professeur de Cambridge, il reste plongé dans une étonnante aventure maritime et îlienne alors même que les soignants et les enquêteurs tentent de comprendre ce qui
lui arrive en interrogeant ses proches. Parallèlement, loin ailleurs (ou peut-être plus près, mais dans un autre plan d'existence), des êtres, à la nature que l'on qualifierait volontiers de divine selon nos critères culturels habituels, utilisant le panthéon grec pour se désigner entre eux (à moins bien sûr que ce ne soit le contraire), s'organisent pour influencer durablement nos destinées, en toute discrétion…
Publié en 1971 (et traduit en français en 1988 par
Pierre Alien chez Albin Michel), «
Descente aux enfers » marque un tournant dans l'écriture de
Doris Lessing, prix Nobel de littérature 2007. Si le titre français se veut plus lapidaire que l'original, la première page en rétablit l'essence : « Instructions pour une
descente aux enfers », et l'assortit, après les deux exergues issus du Sage Mahmoud Shabistari et de
Rachel Carson, de cet avertissement en forme d'indice décisif : « Catégorie :
Science-fiction de l'espace intérieur. Car il n'y a jamais nulle part où aller qu'en dedans ».
Au cours des neuf années alors écoulées depuis la publication saluée du « Carnet d'or » (1962), qui annonce déjà sa future consécration, la romancière britannique née en Iran a achevé sa série des « Enfants de la violence » commencée en 1952, et offert quelques recueils de nouvelles. «
Descente aux enfers » résonne comme un coup de tonnerre ambigu auprès du public et de la critique, tant il s'écarte résolument du réalisme social auquel l'un et l'autre avaient été habitués depuis «
Vaincue par la brousse » (1950), et parce qu'il assène d'emblée le mot littérairement redoutable – car alors puissamment honni – qu'est science-fiction (fût-ce « de l'espace intérieur »).
Détournant avec une immense intelligence tactique des motifs familiers aux lectrices et aux lecteurs de
H.P. Lovecraft en général et des « Montagnes hallucinées » en particulier (avec une forme de talent spécifique que l'on retrouve par exemple chez l'Albert Sanchez Piñol de « La peau froide » et de « Pandore au Congo » ou chez la
Rivers Solomon des « Abysses » – et dans une moindre mesure chez le
Michel Bernanos de «
La montagne morte de la vie »), leur appliquant une bonne dose de cette simultanéité trafalmadorienne chère au
Kurt Vonnegut d'«
Abattoir 5 » et de plusieurs autres romans, retournant le triangle des Bermudes comme un gant maudit, distillant les spéculations discrètes autour des archétypes jungiens comme un
Valerio Evangelisti au sommet de sa forme eymerichienne,
Doris Lessing travaille en profondeur, en à peine 300 pages, l'articulation des camisoles religieuses, sociales et chimiques que le pas de côté science-fictif (
lui-même formidablement métaphorisé sur l'île) rend plus cruellement apparente que tout autre filtre analytique.
Tournant décisif qui crée le malentendu durable entre
Doris Lessing et une partie de son lectorat de l'époque, «
Descente aux enfers », roman foudroyant, fait ainsi bien plus qu'annoncer le monumental cycle « Canopus dans Argo : Archives » (1979-1983) – dont de si nombreux thèmes et motifs sont déjà présents ici, fût-ce à l'état de traces encore modestes -, qui amplifiera huit ans plus tard avec une rare maestria et une profondeur inégalée cette exploration audacieuse de la trame même de l'humanité, par les moyens uniques et précieux de la science-fiction.
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