AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9782864325130
150 pages
Verdier (20/09/2007)
4/5   1 notes
Résumé :

«Les noms sont multiples. Certains touchent au réel, d'autres touchent à l'imaginaire. Certains se veulent positifs, d'autres valent par leurs différences négatives. Qui plus est, le même nom peut verser d'un côté ou d'un autre, selon les circonstances. Les noms ne sont pas seulement multiples ; ils sont aussi indistincts.
À qui veut s'orienter parmi les noms, Lacan propose un fil. À qui s'est orienté, bien des choses paraîtront moins obscures. En par... >Voir plus
Que lire après Les noms indistinctsVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
En 1983, un discret coup de tonnerre dans l'articulation du linguistique et du politique.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/01/21/note-de-lecture-les-noms-indistincts-jean-claude-milner/

Publié en 1983 dans la collection Connexions du champ freudien du Seuil (et désormais disponible en poche chez Verdier), le cinquième ouvrage du linguiste et philosophe Jean-Claude Milner s'inscrivait à la fois en continuité, en approfondissement et en subtile rupture avec son « Pour l'amour de la langue » publié cinq ans plus tôt dans la même collection. S'il se présente d'abord, avec son articulation borroméenne entre le Réel (R), le Symbolique (S) et l'Imaginaire (I), comme un exercice avant tout lacanien (et les références aux travaux de l'auteur du « Séminaire », implicites ou explicites, pulluleront en effet tout au long des 130 pages du texte) de décryptage de ce qui travaille en nous et autour du nous, il se révèle rapidement, dans l'anticipation cette fois du « de l'école » de 1984, comme un véhicule ne masquant pas sa visée pamphlétaire vis-à-vis du rapport complexe qu'entretiennent le langage et le politique.

J'ai eu la chance que cet ouvrage soit utilisé, en septembre 1983, dès le premier cours de philosophie de l'année, par le si regretté Alain Etchegoyen pour introduire et pré-structurer son approche de la liberté (qui est aussi l'exemple mis en oeuvre dans le chapitre 9 des « Noms indistincts ») auprès de nous, ses étudiants de l'époque. C'est ainsi que nous pûmes pratiquer les Maîtres-mots, décrits, analysés, disséqués – et vilipendés – ici par Jean-Claude Milner, véritables trous noirs conceptuels qui profitent de leur aura langagière pour étouffer les significations et les possibilités de réflexion comme d'échappée : cet instrument si précieux d'appréhension des diktats pseudo-idéologiques en matière de politique ne quittera dès lors plus guère ma boîte à outils personnelle…

Au-delà des Maîtres-mots eux-mêmes, et des thèmes communs avec Jacques Rancière et Alain Badiou (malgré leurs dissensions ultérieures), voire avec Giorgio Agamben (dont l'Homo sacer rôde déjà ici, préfiguré, par endroits), Jean-Claude Milner propose dans cet ouvrage une grille particulièrement efficace pour détecter torsions et abus (en désertant progressivement le territoire d'origine de la psychanalyse lacanienne, certes) par lesquels les dominants et leurs auxiliaires de basses oeuvres, qu'ils soient conscients ou inconscients (sans jeu de mots freudien) parviennent à s'approprier le langage pour rendre difficile puis impossible la critique – sous une forme beaucoup plus fondamentale et impérieuse, in fine, que les novlangue ou L.T.I. jusque là présentes sur la scène de la langue politique. On en trouvera des actualisations tout à fait contemporaines, bien qu'issues d'angles différents, chez, par exemple, l'Alban Lefranc de « Si les bouches se ferment » (2006 / 2014), le D' de Kabal de « Casus belli » (2008) ou la Sandra Lucbert de « Personne ne sort les fusils » (2019) et du « Ministère des contes publics » (2021) – ou encore une forme de glissement habile dans un champ voisin avec Sylvain Lazarus (« L'intelligence de la politique », 2013).

« Une fois encore, l'homonymie ronge les noms » : de la part de celui qui déclarera à Philippe Lançon en 2002 « La fonction politique de l'intellectuel c'est d'aller où la société ne veut pas ; c'est d'être impopulaire », le fait de s'inscrire contre une vision exclusivement politique du monde (ce qu'il reprochera justement à Badiou ou Rancière) implique bien le risque, dans cette « confession politique d'un enfant du demi-siècle » (selon le mot d'Annie Geffroy, qui soulignait en 1985, dans la revue Mots, la tentation que manifeste ici Jean-Claude Milner), d'un glissement tout à fait droitier en direction d'un tout « non-politique ». Sans succomber à une lecture rétrospective des « Noms indistincts » en fonction des évolutions postérieures de l'auteur, on soulignera plutôt la beauté du clin d'oeil de facto au « Princess Bride » (1973) de William Goldman – puis de Rob Reiner (1987), en film – et à son célèbre « I do not think it means what you think it means », ou l'exégèse précieuse d'une locution telle que « C'est comme ça » (qui nous renverrait ainsi au non moins fameux « C'est la vie » de Kurt Vonnegut). Il y aurait beaucoup à dire aussi sur les passerelles détectables en direction d'un Valère Novarina, lorsque l'homme est réaffirmé non comme animal politique, mais comme être parlant et parlé, beaucoup à sourire autour de la provocation (dont s'amusait aussi Annie Geffroy, déjà citée) du « principe démocratique que tout le monde a tout lu », beaucoup à s'étonner encore du détour si poppérien par les questions de falsifiabilité : on retiendra peut-être, avec Maurice Tournier (également dans la revue Mots de 1985) que « cette satire des moeurs langagières est un poème sur l'homme ». Et l'on se persuadera, plus encore avec cette relecture de l'ouvrage, que l'on tient là un outil décisif d'appréhension des discours irriguant notre monde contemporain, alors même que les divers storytellings ont pourtant largement changé de puissance et de nature depuis quarante ans.
Lien : https://charybde2.wordpress...
Commenter  J’apprécie          50

Citations et extraits (4) Ajouter une citation
La distinctivité du réseau se trouve alors investie par les requêtes de la communication absolue et efficace : une langue où tout se dirait, de tous à tous, et sur toute chose, en toute occasion. On sait que Leibniz en rêva et en parla, mais n’en rêvent pas moins certains qui n’en parlent pas : logiciens, mathématiciens, philosophes – depuis surtout que l’on a sous les yeux un discours organisé suivant la même homonymie : l’économie marchande. Là, en effet, l’Un de l’objet matériel se trouve capté par l’Un symbolique du numéraire, suivant des voies qui n’avaient pas attendu Marx pour être opérantes. Dès lors, la monnaie devient la figure la plus achevée de la langue, et la libre circulation des marchandises dans le monde se propose comme un idéal, obscurci seulement par les hasards de l’histoire et les passions des hommes. Il est structural qu’une semblable figure émerge dans les lieux et dans les temps où se concentre et s’atteste l’équivalence du marché et d’un monde, et non pas moins les ordres politiques libéraux qui convertissent toute homonymie des Uns en synonymie : démocraties antiques ou libéralisme bourgeois.
L’accolement de la langue idéale, comme point à l’infini, et d’une langue de réalité, confère à cette dernière tous les prédicats, perfection, clarté, universalité, qui sont la menue monnaie de la synonymie des Uns. On les lui croit volontiers intrinsèques : il suffit de parcourir la succession qui du latin a mené au français, puis à l’allemand, puis à l’anglais, pour savoir, sans nécessairement en être persuadé, qu’il n’y a là rien que d’extrinsèque et de contingent. À chaque fois quelques traits de réalité peuvent être invoqués : ainsi entendra-t-on vanter l’exactitude de l’une, la précision et l’élégance de l’autre, la richesse surabondante de la troisième, la brièveté de la quatrième. Le vrai, c’est qu’il y a toujours quelque chose de ce genre à faire valoir, mais que de là nulle conséquence ne suit, car toute langue est parfaite, toute langue est distincte, toute langue est universelle – sauf que, dans une conjoncture de réalité donnée, une seule l’est.
Dans une succession si bien attestée, les temps présents se distinguent pourtant sur un point : il n’y a rien de nouveau, il est vrai, à ce qu’une langue particulière se soit accolée au point idéal. Il n’y a rien de nouveau à ce que cette langue en retire des privilèges d’autant plus efficaces dans la réalité qu’ils sont entièrement imaginaires. mais l’inédit, c’est que, plus décidément que jamais auparavant, la langue idéale se propose comme ce qui doit dispenser de toute langue. « Les langues sont un mal », murmure-t-on, puisqu’elles offusquent par leurs accidents la transparente synonymie des Uns, et l’Univocité qui s’en fonde. Ce qu’on rencontre au point idéal, étant saisi comme cette transparence sauvée, est aussi saisi comme la mort des langues, désormais inutiles. Or, il est symptomatique que ce soit la langue anglaise, entre toutes langues, qui se soit appropriée à une telle fonction, puisqu’elle est la langue disparaissante par excellence : Joyce en a marqué la fin, et simultanément les talkies et le journalese, qui témoignent de l’atomisation de l’anglais en jargons. Mais, de cette mort journalière, dont chaque sujet, anglophone ou non, se fait l’agent, il ne faut pas sourire : ce qui s’y dit et accomplit, c’est le secret funèbre du monde moderne : la haine de lalangue, ou le regret irrité que les hommes soient parlants.
Commenter  J’apprécie          00
Mais peut-être faut-il pour s’en apercevoir suspendre un instant les pouvoirs de la Réalité, c’est-à-dire, un instant, cesser de s’autoriser de quelque Maître-mot que ce soit, pour ne s’autoriser que de soi-même. Or peu en sont capables, et surtout pas les verbalisateurs, dont les mots après tout font la subsistance. Aussi partagent-ils eux-mêmes le mépris où on les tient, quitte à s’en soustraire individuellement par un appareil d’excuses et d’esquives : que les autres soient abandonnés à leur indignité, soit, mais que moi, du moins, j’en sois excepté, puisque, à la différence de tous, le mot que je prononce mérite d’être compté comme un nom adéquat de la Réalité, ou, ce qui revient au même et, du reste, est plus élégant, de sa propriété décisive.
Dès lors, semblables à des animaux dévorants, les maîtres ou candidats-maîtres s’attachent à diviser le Maître-mot et à s’en approprier le lambeau le plus saignant. Chiens de garde, animaux intellectuels, vaches sacrées, singes savants, mais aussi, pourquoi pas, rats et vipères, loups et moutons, porcs lettrés, le vocabulaire de l’animalité est ici récurrent. Et cela, non sans cause : ce qui est visé par la satire, en effet, ce n’est rien de moins que le langage même. Tout énoncé qui se profère s’autorise d’un Maître-mot, et si tout Maître-mot est dévalué, aucun énoncé ne sera valide. Ce mépris qui articulait l’un à l’autre tous les ensembles dicibles, il s’étend alors à tout ce qui se dit ou plutôt au fait même que l’on dise : c’est l’être parlant, comme parlant, qui est atteint. Il est superflu et risible de dire quoi que ce soit, dit la satire, d’où il suit qu’en toute occasion on n’agit jamais qu’en animal muet.
La satire, pourtant, reste toujours courte. Car, si risibles qu’ils soient, si persuadés eux-mêmes de leur propre animalité, les maîtres, bavards ou non, peuvent toujours compter dans leurs rangs celui ou celle ou ceux par qui quelque rencontre arrive. La synonymie rêvée qui les qualifie, on sait aussi qu’elle est, à l’occasion, réelle. C’est pourquoi il faut prendre garde au ricanement, trop prompt à insinuer que tous les maîtres sont petits, que tous les mots sont vains et que la vérité n’existe pas.
Tout de même que certaine scénographie peut se détacher du fantasme et cesser de représenter le Lien sauvé, de même il arrive que tel sujet qui passe (ou ne passe pas) pour un maître profère un mot, ancien ou nouveau, avec un accent de vérité. Alors, pour un instant, la dispersion s’installe et les pouvoirs du Maître-mot apparaissent suspendus : l’énoncé qui se profère, ne s’autorisant plus d’aucun autre, ne s’autorise que de lui-même.
Certes, l’inexorable effet des synonymies demandées et des homonymies subies fera que, par cette profération, le mot nouveau pourra être, au second temps, validé comme un nouveau Maître-mot et celui qui l’a dit, comme un nouveau maître. Cela peut ne pas aller sans tragédie pour le sujet : à peine pointé un réel dispersant, cela même qui le nommait désormais réssemble et colle ; le sujet qui, en tant que sujet, l’avait proféré et s’y était inscrit se découvre alors irrémédiablement bâillonné et pris aux rets du Lien continué : d’où suit, en quelque circonstance éternelle, la nécessité des dissolutions qui répètent, en la renversant, la loi d’un monde réaliste et synonymique.
Commenter  J’apprécie          00
Il y a trois suppositions. La première, ou plutôt l’une, car c’est déjà trop que d’y mettre un ordre, si arbitraire qu’il soit, est qu’il y a : proposition thétique qui n’a de contenu que sa position même – un geste de coupure, sans quoi il n’est rien qu’il y ait. On nommera cela réel ou R. Une autre supposition, dite symbolique ou S, est qu’il y a de lalangue, supposition sans laquelle rien, et singulièrement aucune supposition, ne saurait se dire. Une autre supposition enfin est qu’il y a du semblable, où s’institue tout ce qui fait lien : c’est l’imaginaire ou I. (…)
On entend en particulier par les trois propositions ceci : que rien ne saurait s’imaginer, c’est-à-dire se représenter, que de I, rien ne saurait exister que de R, rien ne saurait s’écrire que de S. Rien, c’est-à-dire pas non plus la supposition homonyme : ainsi l’imaginaire ne s’imagine que de l’imaginaire, le réel n’existe que du réel, le symbolique ne s’écrit que du symbolique. On reconnaît dans cette dernière conséquence l’axiome qu’il n’y a pas de métalangage. Il apparaît ici comme le cas particulier de la loi générale des suppositions. (…)
Face à S qui distingue et à I qui lie, R est donc l’indistinct et le dispersé comme tels : ce que, dans son langage bivalent, Freud opposait comme Thanatos à l’Éros de la liaison. (…)
Que les ronds soient indestructibles tous trois de la même manière, cela peut s’imager en disant qu’ils sont noués. À quoi l’on ajoute qu’ils sont noués borroméennement. On sait ce que cela signifie : qu’il est impossible – c’est le réel du nœud – de défaire un des ronds, sans que, du même coup, les deux autres – ils sont distinguables : c’est le symbolique du nœud – soient libérés. Par là, s’image pour la représentation – c’est l’imaginaire du noeud – ceci que rien n’existe comme réel qui ne doive comme tel s’écrire – au point qu’y vaille l’impossible à écrire -, et se représenter – au point qui vaille l’irreprésentable.
Commenter  J’apprécie          00
Mais il arrive qu’au lieu d’un pur signifiant, quelque incarnation, à cette place, se propose : un individu ou un appareil. Source des discriminateurs, ils s’en réservent l’usage et la maîtrise, accomplissant deux effets contradictoires : maintenir le principe des Indiscernables comme principe suprême de toute Réalité, et abandonner à tous, excepté eux-mêmes, un monde livré à l’indiscernabilité. Nécessairement infaillibles, puisque d’eux seuls procède le départ ultime entre ce qui compte pour faute ou non, leur activité de prédilection est de faire valoir des différences là où les simples voyaient des ressemblances, et de mettre dans le même sac ce qu’on aurait cru séparé. Le Chef, le Parti, Al Capone, Tante Léonie, tous les petits leaders ont là leur position définie : ils n’ont rien d’autre à faire que de déconcerter les raisonnements et les attributions, de refuser les déductions les mieux fondées au profit des non sequitur les plus patents, sans s’interdire pourtant, en quelques circonstances, de suivre les consécutions ordinaires. Le point est, en toute occasion, de n’être pas là où le subordonné les attendait. On reconnaît la structure de l’autorité et des dominations, et le caprice qui détermine tout sujet pour peu qu’il ait donné à la place du discriminateur des traits individués : les siens propres quand il s’agit de commander, ceux d’un autre quand il s’agit d’obéir.
Commenter  J’apprécie          00

Videos de Jean-Claude Milner (12) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Jean-Claude Milner
12 août 2021, dans le cadre du banquet du livre d'été « toute lecture est un parcours » qui s'est déroulé du 6 au 13 août 2021, Jean-Claude Milner tenait la conférence : Droits sans pouvoirs, pouvoirs sans droits.
La démocratie politique repose sur une réversibilité : pas de pouvoir sans droit qui l'établisse, pas de droit dont l'exercice ne garantisse une parcelle de pouvoir. Or cette réversibilité se rompt.La pandémie y contribue. Sans abolir les droits, elle a suspendu le pouvoir de les exercer : droits sans pouvoirs. Mais la rupture s'était déjà produite en sens inverse. Les gilets jaunes ont porté des revendications qui se résument à ceci : pouvoirs sans droits.Doit-on en rester là?
+ Lire la suite
autres livres classés : linguistiqueVoir plus
Les plus populaires : Non-fiction Voir plus


Lecteurs (4) Voir plus



Quiz Voir plus

Les plus grands classiques de la science-fiction

Qui a écrit 1984

George Orwell
Aldous Huxley
H.G. Wells
Pierre Boulle

10 questions
4879 lecteurs ont répondu
Thèmes : science-fictionCréer un quiz sur ce livre

{* *}