Accoutume a l'oeuvre de Munoz Molina, j'ouvre ce livre avec un geste impatient, demangeaisons aux doigts, fourmis, picotements aux yeux, symptomes tous d'attirance, plus que ca, de desir, non denue, comme tout desir, d'une certaine apprehension, et j'entame la premiere phrase, m'elancant a travers mots en une course affolee, je suis a la chasse, concentre comme un enqueteur que rien ne peut distraire de son objectif, de la cible qu'il poursuit, m'apercevant apres une page ou deux que je ne sais plus ou je suis, que je n'ai rien compris, que je n'ai rien retenu de ma lecture, que je dois tout recommencer, et que je dois abandonner cette manie, cette recherche, imbecile, du point. Je reprends depuis le debut, je m'abandonne au rythme des phrases de Munoz Molina, et lentement, insidieusement, des vagues de plaisir me submergent, un peu, beaucoup, completement: je me noie dans ce livre.
Brossant une histoire d'amour, une rencontre, ou plutot une rerencontre qui dechaine une grande passion, Munoz Molina fait parler, entre deux embrassades, entre deux etreintes, un couple, Manuel et Nadia, qui se confesse, enchevetrant, outre leurs langues, leurs souvenirs depuis l'enfance, insistant sur tous les personnages qui les ont entoures, ceux qu'ils ont connus et ceux dont ils ont entendu parler, et sur la petite ville de province qui l'a vu naitre, lui, et ou ils se sont vus sans vraiment s'en rappeler alors qu'elle y avait passe une annee avec son pere.
Quelle galerie! Un bisaieul, enfant abandonne (et de la le nom de famille qu'il porte: Exposito Exposito) qui fit la guerre de Cuba et en revint avec un chien qui vecut aussi longtemps que lui, devenant ensemble un fidele couple de taiseux; un grand pere qui, en 36, vet sa grande tenue de “guardia de asalto” pour aller a la caserne deja prise par les factieux de Franco, se fait arreter, fier comme Artaban, et passe des annees en prison; un jeune medecin, emmene yeux bandes dans la nuit pour faire accoucher une servante de grande maison, qui devient le grand medecin, mythique, du lieu; le meme medecin qui subtilisera, une fois vieux, la momie emmuree d'une jeune femme, decouverte par hasard quand une grenade oubliee explose et fait voler un pan de mur; qu'etait-elle pour lui? Et un commandant de garnison locale, qui reste du cote de la republique, abattant froidement son lieutenant fasciste, et est force de s'exiler en Amerique a la fin de la guerre; il reviendra 30 ans plus tard passer quelque temps dans la ville avec sa fille (elle sera l'heroine du couple d'amoureux) et se fera remettre par l'ancien photographe du coin une malle pleine de tires a part, en fait la memoire pictoriale de la ville; et la gardienne d'un grand palais abandonne qui, congediee dans sa vieillesse par des entrepreneurs qui le renovent, passe et repasse devant toutes les nuits pour y voler une brique qu'elle cache sous ses habits et a qui elle chante comme a un bebe; et l'aveugle, ancien fasciste, a qui on a tire deux salves de sel dans les yeux, et qui attend depuis, un revolver en poche, que quelqu'un vienne finir la besogne, comme on le lui avait promis; et l'inspecteur de police qui publiait des poemes anonymes de peur des moqueries et qui emploie sa retraite a rediger ses memoires, memoires de sa vie passee et de sa vie future; et les parents de Manuel, un pere qui a trime durement pour pouvoir acheter une petite “huerta", un petit lopin de terre, decu que son fils, intellectuel et fuyard, ne continue pas son oeuvre agricole, et une mere qui 55 ans plus tard revient aux bancs d'une ecole qu'elle a du quitter, fillette, quand eclata la guerre civile.
Et la ville! Magina, que Munoz Molina avait deja evoque dans Beatus Ille, et qui n'est autre qu'Ubeda, ou il a grandi. Une Ubeda tres reelle, mais magnifiee, aureolee par l'ecriture. On pourra s'y promener, livre en main. Venant du sud, on rangera la voiture pres d'un long muret, promu au rang de mirador par l'auteur, d'ou l'on pourra repaitre ses yeux de l'immense oliveraie vert de gris, qui pousse jusqu'au Guadalquivir et plus loin la “Sierra de Magina”, la petite cordillere de Magina (oui, meme ce nom n'est pas invente). A deux pas de la le Palais du Dean Ortega (aujourd'hui un parador de reve que je conseille chaudement), l'eglise “del Salvador", la municipalite, ancien palais elle aussi, et les jardins de la Cava, tous celebres par l'auteur. Un peu plus loin “la Casa de Las torres", de nos jours ecole d'art, ou vous ne pourrez plus voir la momie qu'avait derobe don Mercurio le medecin. Mais si vous vous demandez si ce n'est pas exagere d'imaginer une momie emmuree, qui reapparait intacte apres 70 ans, sachez qu'a Ubeda la realite depasse des fois la fiction: Il y a seulement une vingtaine d'annees, un entrepreneur qui voulait detruire une maisonette du vieux centre pour edifier a la place un immeuble moderne decouvre derriere les murs qu'il abat d'autres murs, beaucoup plus anciens. C'est ainsi qu'a ete decouverte une synagogue, emmuree depuis plus de 500 ans, qui a ete retapee et qu'on peut visiter: la tres jolie “sinagoga del agua", ainsi baptisee (j'emploie de ces verbes… heureusement que personne ne sait ou je me cache) pour le “mikve", le bain rituel ou sourd encore de nos jours de l'eau. Alors une momie de rien du tout… Munoz Molina avait vu petit pour une fois. Et je vais arreter ce tour guide, cette enumeration, avec la place que l'auteur nomme “de Orduna”, en fait la “plaza de Andalucia", qui garde tous les reperes signales dans le livre: la tour de l'horloge, la statue du general Saro, le vieux commissariat, et, sous les arcades, des magasins aux devantures rappelant les annees 60. Munoz Molina donne donc vie a la reelle Ubeda, mais sous sa plume c'est une bien meilleure vie, retouchee avec l'art du vieux photographe, Ramiro Retratista.
Waou! Quelle longue critique! Et je n'ai encore rien dit. Rien dit de mon emerveillement lisant ce livre. Il y a tellement d'amour, tellement de nostalgie, tellement de pitie, de compassion, et en meme temps tellement de rancoeur dans ses descriptions. Rien dit de l'habilete de l'auteur a nous prendre par la main et nous promener, a travers divers endroits et divers temps, dans les tetes et les coeurs, dans les pensees et les actions d'une foule de personnages. Rien dit de la profondeur avec laquelle il traite d'amour et de haine, d'exil et de retrouvailles, d'enracinement, de memoire et d'oubli. Rien dit de son heureux langage, de son style fleuri, du rythme envoutant de ses phrases. Je n'ai pas encore dit que la premiere des trois parties du livre est un regal pour tous les sens. Je n'ai pas encore dit que la fin effleure le sublime. Alors je declare, to whom it may concern, que je prendrai ce livre avec moi, pour accompagner ma solitude, quand j'echouerai sur une ile deserte (en esperant ne jamais etre tenu d'honorer cette promesse).
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