Voici un curieux récit, celui d'une jeunesse nomade auprès des Rom Lovara. Un garçonnet de douze ans,
Jan Yoors, passe une nuit dans un campement de Gitans puis, n'osant rentrer chez lui après son escapade, décide de suivre le clan où il s'est invité. Nous sommes dans l'entre-deux-guerres, dans les Flandres, et la première fugue de l'enfant va durer six mois, jusqu'à ce que la police arrête ce jeune sans papiers. Suivront bien d'autres départs, avec l'autorisation familiale cette fois, et
Jan Yoors deviendra peu à peu l'un des membres de la tribu Lovara.
Ce récit m'a surprise à plus d'un titre. Tout d'abord, je m'attendais à une présentation ethnographique des
Tsiganes, ce qu'il n'est en aucun cas.
Jan Yoors ne parle pas des Rom, il raconte sa vie parmi les Rom, ce qui fait une grande différence. Il ne rédige pas une somme sur les us et coutumes des
Tsiganes, il parle de son errance partagée avec ce peuple. Deuxième surprise, ce qui se vit ne s'explique pas pour autant. Si nous attendons de ce livre une description détaillée des moeurs
tsiganes, nous resterons sur notre faim.
Jan Yoors nous emmène avec lui sur les routes, mais sans pour autant s'étonner du monde qu'il découvre et nous expliquer son fonctionnement. Sans cesse, je me suis posée des questions sur les femmes du clan : Comment vivent-elles ? Comment s'organisent les rapports entre les deux sexes ? Quel est le rôle de la mère ? Comment décide-t-on des unions ? Comment les époux vivent-ils dans le clan familial ? Or, s'il y a une grande absence dans ce livre, c'est bien celle des femmes. Au-delà de leur accoutrement bariolé, de leurs nuées d'enfants, de leurs talents de diseuses de bonne aventure, on voudrait comprendre de quoi est faite leur existence. Ce silence de
Jan Yoors tient-il au fait qu'il ait été intégré non pas au monde des hommes Rom puisqu'il est célibataire, mais au groupe des jeunes gens ? Ou la vision des Rom Lovara est-elle celle d'une société patriarcale peu encline à considérer l'univers féminin ? À la suite de la réunion d'une grande assemblée,
Jan Yoors doit être marié à une jeune fille d'un clan ami, mais la rupture des fiançailles nous est présentée de manière ambiguë : Jan éprouve-t-il une peur à lier définitivement sa vie à celle du peuple tsigane, veut-il faire marche arrière tant qu'il en est encore temps ? Ou est-il amoureux de celle qui pourrait être considérée comme sa soeur dans la kumpania, Keja ? La pudeur ou un tabou implicite laisse planer le doute.
Jan Yoors essaie de nous faire ressentir toute l'originalité d'un mode de vie différent du nôtre, la complexité d'un monde que nous abordons avec notre code culturel alors qu'il s'en affranchit totalement. Il laisse entrevoir les multiples écrans de fumée que les
Tsiganes ont placés entre eux et les gadje de manière à garantir leur survie dans un environnement qui leur est hostile. Cependant l'errance des Rom est-elle compatible avec des sociétés qui sont de plus en plus technocratiques, surveillées et contrôlées ?
Jan Yoors ne peut répondre à cette question, mais il nous montre que l'exigence de liberté est un gage même de l'humanité. Les nazis, en s'attaquant à la diversité culturelle et raciale, ont mis en péril la société humaine toute entière et les
Tsiganes, en leur résistant, les ont combattu non pas au nom d'un idéal, mais parce que la liberté est le ressort même de leur existence.