Zebra – 16ème édition de Masse critique (septembre 2012) :
C'est avec émotion que j'ai ouvert l'enveloppe contenant « Une vie de racontars – Livre 1 » de Jørn Riel : je recevais le livre tant attendu ; ce livre sortait manifestement de l'ordinaire avec sa belle couverture cartonnée, son papier épais et de superbes illustrations d'
Hervé Tanquerelle.
J'ai très vite entamé ma lecture en commençant par la première nouvelle, puis j'ai poursuivi jusqu'à la 16ème et dernière nouvelle : toutes étaient différentes mais toutes se ressemblaient ! J'étais loin des ouvrages de
Paul-Emile Victor, de Roger Frisson-Roche et de
Jack London : chez Jørn Riel, le Grand Nord est loufoque, décrit en surface, sans abondance de détails, et le récit est fragmenté, haché, décousu. Ces particularités, ce manque de fil conducteur, cette absence d'histoire et de héros, cette errance à travers l'Arctique dépeint comme un continent blanc où la moindre rencontre, le moindre mouvement constitue en soi un événement, m'ont assez vite déboussolé.
Puis, en observant de plus près toutes ses nouvelles, j'ai été passablement séduit.
D'abord, par la drôlerie de l'auteur (page 10 « Les Noirs sont si noirs qu'on ne peut pas les voir la nuit, s'ils ferment les yeux » ; page 28 « Fesser portait un bonnet alpin enfoncé sur les oreilles, un vrai diaphragme taille éléphant avec antenne »).
Par la poésie avec laquelle il décrit les choses de la vie (page 10 « Les abeilles bourdonnent, ivres de soleil » ; page 123 « L'été, l'eau paisible et scintillante, qui par mauvais temps adoptait une couleur gris plomb, tirant sur le noir, chevauchée par l'écume blanche. Un fjord avec des baleines blanches brisant la surface de l 'eau, des phoques curieux et d'innombrables passages d'oiseaux »).
Par son humour (page 10 « J'étais en possession d'un canif, d'une carte du continent africain datant de 1902 et d'un casque français en acier de la Première Guerre mondiale. L'équipement était irréprochable » ; page 54 « C'est un authentique rhum norvégien avec essence de rhum, jus de chique, essence d'angélique et une grosse cuiller à café de poivre noir moulu »).
Par le côté pétillant de certaines découvertes (page 44, le meilleur moyen de ne pas se faire mordre par un chien qui sent l'odeur de votre peur c'est « d'arrêter d'avoir les jetons » ; page 59, il faut « polir l'aiguille du gramophone » afin que le son produit soit meilleur ; page 64, tirer sur des oies sauvages qui vous survolent à basse altitude n'est pas illégal car c'est de « la légitime défense » ; page 71, pour améliorer l'efficacité d'une piqure dans les fesses, il faut mélanger les unités de pénicilline dans un demi-verre d'Alborg »).
Par la façon dont il croque les frimas du Grand Nord (page 50 « Quand on urinait sur la glace, il ne fallait pas rester immobile trop longtemps, sinon le jet gelait » ; page 55 « Le tonneau d'eau se renversa sur le sol et son contenu gela immédiatement sur le sol » ; page 118 « Cette nuit-là, je dormis mal. le réchaud était posé sur la caisse à provisions, entre nous. Il brûlait à feu doux, pour que les kamiks et les moufles étendues entre les montants de la tente puissent sécher » ; page 132 « Après les neiges vinrent les tempêtes. Les unes après les autres. Elles s'annonçaient avec fracas et hurlements ... ».
Par sa pudeur, par exemple quand il couche avec Ivnale (page 87 « Elle s'allongea de tout son long sur le grand sac de couchage et m'observa avec un petit sourire. Ma curiosité prit soudain des proportions écrasantes. Elle fut bientôt supplantée par le désir, sans que la casserole ni le réchaud ne soient renversés »).
Par l'émotion qui caractérise certains passages ; ainsi, page 35, où Jørn Riel est en contact avec une jeune fille amputée, ou, page 80, quand Jørn Riel tire son premier ours, qu'il le manque et qu'il doit la vie sauve à son fidèle ami Ugge qui épaule et tue la bête.
Mon plaisir restait cependant assez limité par le fait que, dans ces épisodes, je n'arrivais pas à démêler le vrai du faux, la réalité de la fiction, et que toutes ces fables (ce qui est désagréable et triste ne peut être mentionné dans la mesure où ça ne présente pas d'intérêt pour le récit) me semblaient être un antidote à un passé lointain, un présent sans substance, un futur sans attrait. Et puis, en relisant le haut de la page 109, j'ai compris : « Tu es Danois, et tu ne seras jamais Groenlandais. C'est pourquoi tu ne raconteras jamais d'histoires comme un Groenlandais. Raconte comme celui que tu es, et non pas comme celui que tu aimerais être ». Non, ce livre ne retrace pas les moments clefs de la vie de l'auteur en plein Groenland. Non, ces anecdotes autobiographiques, dont certaines sont par ailleurs très amusantes et humainement fortes, ne visent pas à nous présenter les aventures d'un héros polaire plongé en plein univers impitoyable. Non, ce livre n'a pas d'intérêt ethnologique significatif. Oui, vous trouverez dans ce livre un zeste d'optimisme mais, c'est comme au cirque : vous avez devant vous un clown triste, faussement naïf, écartelé entre son pays de naissance, le Danemark, et son amour immodéré pour le Groenland, un pays dans lequel il a passé 38 ans, un pays dans lequel il aurait tant voulu avoir grandi, le pays élu. Mais il fait le job : il tente de vous faire rire, quitte à forcer le trait. Et il y arrive, mais à quel prix ?!
La réalité ? Il s'agit du livre-confession d'un homme en pleine tentative de construction identitaire. le Groenland, c'est pour Jørn Riel plus un idéal, un sentiment et un état de fait dans lequel on se reconnaît qu'une société structurée et attrayante. Jørn Riel effectue dans ce livre un travail mémoriel, rapatriant ses expériences, ses sentiments, son vécu et densifiant le tout en l'additionnant de fables dans le but de s'affirmer en tant que sujet méritant l'ancrage dans ce pays élu. le racontar devient ainsi un mélange d'autobiographie, de journal intime et de mémoire où le rappel du passé n'a pas d'autre fonction que de préparer ou de faciliter cette construction identitaire, d'en établir les fondements, de rassurer pas à pas le narrateur, car Jørn Riel redoute la perte de racines qu'il construit patiemment.
Quand Jørn Riel parle de lui, il libère la parole collective en cherchant à se faire entendre et à enclencher la communication ; le récit, qui est le ciment de cette construction, est la marque d'une demande d'amour et de reconnaissance. La multiplicité des épisodes marque l'oscillation de Jørn Riel entre son Danemark et le Groenland. L'infini du paysage et le vide inquiétant de la réalité quotidienne, sont la marque d'une fascination de Jørn Riel pour la fragilité de l'être et pour le silence qui permet la découverte de soi et qui donne de la densité à l'expérience.
Dans sa quête d'identité, Jørn Riel ne pénètre pas au fond des choses, il ne donne que peu de précisions, laissant peu d'indices à un enquêteur éventuel, des indices qui compromettraient sa construction identitaire. Son obsession à raconter son plaisir, son attitude narquoise, son brassage continu du fictif et du réel créent un espace imaginaire, un réceptacle accueillant. Pour garantir la réussite de son entreprise de construction identitaire, Jørn Riel utilise même quelques « ficelles » littéraires : ajout de mots groenlandais, description superficielle de la mentalité des personnages, participation personnelle au récit, rappel des liens familiaux qui l'unissent à certains personnages …, transmettant ainsi une image mythique et exotique du Groenland, loin de l'image d'enfer blanc qui repousserait toute tentative d'immigration et de construction identitaire.
Si la femme est absente ou rare dans cette vie de racontars, c'est parce que la construction identitaire de Jørn Riel passe par la reproduction fidèle du fonctionnement du père, en fait des vieux chasseurs, et par l'enracinement dans le merveilleux des croyances populaires du Groenland. La femme chez Jørn Riel revêt des formes extrêmes, caricaturales et risibles : Ivalve est superbe mais les autres femmes sont moches (« Amalie est une gentille fille à qui il manque les dents du haut »). Les personnages masculins sont donc des opérateurs d'identification et d'appropriation du Groenland par l'auteur.
La mer, très présente dans le livre, est synonyme d'ouverture, d'imaginaire, d'apaisement (c'est qu'il y a beaucoup de tensions et de déchirement dans cette entreprise de construction identitaire) et de renaissance : Jørn Riel sera-t-il le Groenlandais qu'il a toujours rêvé d'être ? En allant s'établir à l'autre bout du monde, loin des frimas et du pays tant désiré, Jørn Riel nous montre qu'il a probablement échoué dans son entreprise : il aura au moins essayé. Un livre à lire. Une réelle expérience intérieure.