Il m'a fallu deux jours et une seconde lecture pour réussir à formaliser - sans doute encore trop approximativement - le sentiment de malaise que m'a inspiré ce livre.
En deux mots : bien que la défense de Pétain et de la politique de collaboration nationale ne soit sans doute pas un objectif (même inconscient) de ce livre, c'est bien une forme de plaidoyer pour le maréchal (ou ci-devant maréchal, j'y reviendrai) qui en ressort.
Réalisé, explique la notice, en parallèle d'un documentaire télévisé (que je n'ai pas vu) sur le procès Pétain, le livre s'abstient d'une apparente historiographie (je me doute que des historiens ont été consultés) et privilégie un récit du procès, jour par jour, tel qu'il s'est déroulé, en faisant donc défiler successivement les témoins à charge (résistants, dirigeants de la IIIe République...) et à décharge (essentiellement ministres et fonctionnaires de Vichy). Ce choix reprend les biais de l'époque : Pétain est au fond bien plus accusé pour son attitude de juin-juillet 40, c'est à dire sa contribution à la chute du gouvernement Reynaud, au choix de l'armistice plutôt que de la capitulation (qui aurait engagé l'armée mais pas le gouvernement), et finalement à l'assassinat de la IIIe République que pour sa politique collaborationiste ultérieure, dont les aspects les plus répugnants (les statuts des Juifs puis la participation des autorités françaises à leur déportation) sont à peine évoqués.
Outre ce choix narratif qui force, sans même un post-scriptum de discussion, le lecteur du 21e siècle à réfléchir "comme en 1945", plusieurs additions aux minutes du procès confortent l'hypothèse d'une vision "pétainiste" de cet album. Par ordre croissant de gêne pour le lecteur, il s'agit d'abord du "cherry-picking" des prestigieux chroniqueurs du procès, conduisant à donner d'abord la parole aux journalistes résistants, hostiles par principe à Pétain (
Kessel...) et en fin de procès, à certains de leurs collègues beaucoup plus compréhensifs - le dernier mot revenant à Mauriac. Il s'agit ensuite des biographies assez compréhensives des pires collaborationnistes, Darnand et Brinon, expliquant leurs parcours par le traumatisme de la
première guerre mondiale (presque tous les hommes de leur génération l'avaient vécu, et certains furent de grands résistants !) et soulignant, contre toute morale, les éventuels avantages pour la population de leur participation à la politique d'occupation allemande. Ce dernier point de vue revient, de façon encore plus choquante, dans un très artificiel (mais présenté comme authentique au lecteur naïf) journal intime de Pétain, expliquant que la lutte avec l'Allemagne est la garnde affaire de sa vie, et qu'il a essayé de protéger la France au mieux. Les pires pages de l'album, enfin, sont pour moi celles, peu contextualisées, du témoignage de
Pierre Laval, présenté au fond comme un politicien de talent, et le brillant danseur d'une "valse avec le diable" - le diable étant évidemment l'occupant, et non Laval lui-même. Les trahisons de Pétain et Laval sont ainsi relativisées, leur soif de gloire et de pouvoir oubliées, leur pseudo-sens du sacrifice magnifié. Les auteurs mentionnent que Laval s'est enfui en Espagne plutôt que de rester pour s'expliquer avec les autorités françaises, mais ne tirent aucune conclusion de cette attitude. La première page de l'album montre le vieux maréchal revenant de Suisse, sans préciser que ce pays neutre ne fut qu'une étape dans son retour de Sigmaringen, le château où il s'était laissé traîner par les Allemands à la fin de la guerre.
Churchill est ridiculisé dans quelques cases rédigées en mauvais anglais. le général
De Gaulle apparaît exclusivement comme le marionnettiste de l'ombre du procès - ce qu'il fut sans doute, mais enfin il ne fut pas que cela ! La thèse du glaive gaulliste et du bouclier pétainiste est plusieurs fois citée et jamais discutée. Rien n'est dit sur la dégradation de Pétain et la perte du titre de maréchal de France - et on sait que ses soutiens firent ensuite comme si ce titre lui appartenait encore. Enfin, les deux derniers mots restent à Pétain, sous la forme d'abord d'une ultime déclaration pseudo-christique au directeur de l'administration pénitentiaire, puis sous celle d'un bref épitaphe où il est décrit comme "le plus vieux prisonnier du monde".
Malgré ses qualités graphiques, cette bande dessinée me semble donc souffrir d'un manque de recul assez honteux, qu'il soit le fait de l'idéologie ou de l'ignorance. On pourrait presque la considérer comme un avatar tardif du Syndrome de Vichy, cet amour ex post de la droite française et d'une partie de la société pour le gouvernement de la France occupée, dont parle l'historien
Henry Rousso. Il ne s'agit pas de dire que Pétain fut exclusivement un salaud (Laval, en revanche...). Il s'agit au moins de reconnaître qu'il a fait les mauvais choix, alors que d'autres autour de lui (Reynaud, Blum,
De Gaulle, et même Loustaunau-Lacau pour ne citer que ceux qui apparaissent dans le livre) agissaient honorablement, voire héroïquement. Il ne s'agit pas non plus de nier l'hypothèse de bénéfices pour la population française d'avoir été sous le gouvernement de collaborateurs comme Laval, plutôt que sous celui d'un gauleiter allemand, mais comme l'a souligné l'historien
Jacques Sémélin, ces avantages se sont trouvés en quelque sorte collatéraux, justifiés par la capacité de résistance de la société française, et ne prouvent absolument pas un double jeu des principaux responsables de
la collaboration.
Bref cette bande dessinée abusera probablement des lecteurs mal informés, et c'est bien regrettable.