Parfois, quand on lit un livre dont on a déjà vu l'adaptation cinématographique, les images du film se substituent à celles que nous aurions formées à la lecture. Ici, le processus fut plus auditif que visuel. Des incantations sépulcrales et autres notes de piano discordantes rejaillirent régulièrement au fil des pages, en imposant leur cadence à des yeux grand fermés, temporairement aveugles à ce qu'ils lisaient.
C'est donc au rythme inquiétant du film de Kubrick (Eyes Wide Shut) que j'ai découvert cette longue nouvelle, qui débute en soirée, « à la fin du carnaval ». Cette indication peut sembler ironique dans un récit où les masques jouent un rôle important. Pourtant, le premier chapitre est celui où les époux se démasquent, en se confessant leurs fantasmes d'adultère, au seuil de l'endormissement dans le lit conjugal. Ces aveux croisés sont le prélude d'une séparation, mais uniquement sur le plan onirique : la femme,
Albertine, disparaît du récit, perdue dans un sommeil profond, tandis que nous suivons son mari Fridolin dans des péripéties au long cours, qui se mettent très vite à ressembler à un rêve éveillé, où Eros et Thanatos cohabitent dans la même chambre obscure.
Chacun de leur côté, les amants cherchent à préserver leurs illusions communes par le biais du rêve. Cette quête de salvation prend chez Fridolin la forme d'un long chemin de croix, à la recherche de son idéal perdu, qui revêt de nombreux masques de chair. La forme parfaite de son fantasme arbore cependant un voile de nonne. Une Eurydice des temps moderne que notre héros masochiste cherche trop à regarder et à démasquer, au point que la vie ne paraît plus qu'un masque supplémentaire appliqué au corps.
Cette profanation de son idéal lui est retournée sadiquement dans le rêve féminin, un rêve dans son rêve : sommeil paradoxal, où il se retrouve dépossédé. Endormi et immobile, le corps de la femme est source d'énigmes insolubles, de réseaux de symboles qui s'interpénètrent sans fin, car ils sont réfléchis par le regard masculin. Comme un jeu de miroirs déformants. En rouvrant les yeux au lever du jour, les stigmates de la lucidité nocturne seront tant bien que mal cicatrisés par le retour du quotidien du couple, une idylle/idole dont la destruction n'aurait eu lieu que dans une fiction qu'on raconte la nuit pour se faire peur. Cette catharsis a-t-elle refoulé pour de bon les rêves lugubres ? Pas sûr, car comme l'écrivait
Artaud à la même époque : « les rêves sont vrais ». Et la vie éveillée ressemble à un bal masqué sans fin.
https://youtu.be/CoZJdil0_HI