Ayant lu un tentant commentaire sur « Mourir » d'Arthur Schnitzler, sans hésitation j'ai cherché le livre, et y vais de ma petite parlotte.
Vienne 1892. Freud le considère son double littéraire. Il connaît aussi Zweig. « Mourir » est sa première oeuvre considérée comme une nouvelle ; il s'agit des sentiments valsés racontés dans le détail d'un couple :
Lui ne parle pas, elle s'inquiète, il avoue : il lui reste un an à vivre. Elle proclame qu'elle ne lui survivra pas, elle ne vivra pas un jour sans lui, d'ailleurs il ne mourra pas, tellement elle l'aime. Sanglots, déni de part et d'autre, car le monde est beau et la mort n'y a pas sa place.
Ils semblent unis, heureux. Pas pour longtemps. Marie plonge tête la première dans la pitié et la surprotection, ce qui agace prodigieusement son amant. Elle essaie de l'aimer moins, ou tout au moins d'avoir l'air plus détaché, plus gai, elle lui cache son désespoir, puisque ce désespoir tape sur les nerfs de Felix. Après tout, c'est lui le malade, pas elle, alors, qu'elle la boucle.
Alors, ils se mentent, malgré leurs efforts réciproques ils se mentent ; elle se sent coupable, on se demande bien de quoi puisqu'elle le soigne amoureusement, elle essaie de ne plus vivre, elle l'entoure de toute son affection, elle se méprise d'admirer le ciel ou d'avoir du plaisir à ouvrir la fenêtre.
Schopenhauer, ainsi que Socrate, sont des menteurs, dit il , tout le monde a peur de la mort. Rageur, égoïste et haineux, il fait payer à cette douce femme prête à se sacrifier pour lui le fait d ‘être condamné.
Et puis il a bien vu comment les autres hommes la regardaient, et elle n'est pas si claire, peut être qu'elle le trompe (sûr qu'elle ferait mieux). Il la soupçonne -son sacrifice est il authentique ?- et puis d'ailleurs il ne l'aime plus. Elle se prépare à l'abandonner. Il la hait….Ben, bien fait, elle commence doucement elle aussi à en avoir marre de ce grand enfant.
Schnizler dans un face à face entre deux êtres séparés sans mots par la maladie, insinue que peut être il n'y a pas d'amour, si l'amour est volonté de rendre l'autre heureux, en restant soi même. L'une protège et se sacrifie, l'autre, indifférent aux attentions qu'il reçoit, en veut toujours plus, et exige qu'elle meure avec lui, et surtout de son plein gré, pareille aux saties hindoues livrées sur le bucher de leur défunt mari.
Les pensées de Marie, hésitante à sortir juste une heure prendre l'air, ses craintes devant le regard inquisiteur de Felix, et la balance qu'elle fait entre son amour pour lui et les dérisoires et périssables distractions du dehors, débouchent sur une impression d'euphorie : être elle même.
Merci à celui ou celle qui a parlé de ce petit bijou de psychologie pure, ces allers retours entre les sentiments de l'un et la réaction de l'autre, dans un vase clos-Vienne- avec échappées dans la montagne et vers la campagne italienne. Un petit bijou.
Commenter  J’apprécie         144
Pas très gai certes mais magnifique. Dans ce très court roman, Arthur Schnitzler se fait explorateur de l'âme humaine. Contemporain et ami de Freud (Viennois tous les deux), il est marqué par ses théories. Comme son jeune "confrère" de vingt ans son cadet, S Zweig, il dissèque l'intimité des êtres.La mort s'immisce dans le quotidien de Félix et Marie un jeune couple à qui tout souriait. Un médecin annonce à Félix (!) qu'il n'a plus qu'un an à vivre. Au départ, il veut affronter l'épreuve avec stoïcisme et sa compagne désespérée lui dit qu'elle ne saurait vivre sans lui et mourra avec lui. Mais peu à peu les masques tombent, la relation évolue. Félix ne peut supporter l'idée de la mort et encore moins l'idée qu'elle ne sera pas collective, que Marie et le monde continueront à vivre sans lui. Il est jaloux de la jeunesse et de la santé de sa compagne et lui rappelle sa promesse. Marie, quant à elle, soigne Félix jour et nuit mais peu à peu la pitié remplace l'amour, elle culpabilise de préférer la vie à Félix et bien sûr elle n'est plus prête à tenir sa promesse.
Commenter  J’apprécie         50
Dans la journée, en particulier, quand elle marchait près de lui ou lui faisait la lecture, Félix avait souvent le sentiment qu’il ne lui serait pas pénible de se séparer de cette femme. Elle ne représentait pour lui rien de plus qu’un élément de l’existence. Elle faisait partie de la vie qui l’entourait et qu’il lui fallait bien un jour quitter, elle ne lui appartenait pas en propre. Mais à d’autres moments, particulièrement la nuit, quand elle reposait près de lui, les paupières closes, lourdes d’un profond sommeil, dans la beauté de sa jeunesse, il l’aimait éperdument, et, plus son repos à elle était paisible, plus il l’isolait du monde, plus son âme perdue dans des rêves s’éloignait de lui, de ses souffrances qui le tenaient éveillé, plus il l’aimait follement.
(p. 59)
Félix dut s’avouer qu’il avait dernièrement joué à Marie une comédie ridicule. S’il avait vraiment eu le désir de lui épargner sa fin proche, le mieux aurait été de disparaître simplement de sa vie. Il se serait déjà trouvé une petite place isolée pour y mourir en paix. (…) Mais quand il commença à réfléchir sérieusement à l’exécution de ce plan, quand, au cours d’une interminable, effroyable nuit blanche, il en envisagea les détails : partir le lendemain au petit jour sans dire adieu, partir pour la solitude et la mort prochaine en laissant Marie à une vie ensoleillée, riante, une vie perdue pour lui, il ressentit alors toute son impuissance, comprit qu’il ne le pouvait pas, qu’il ne le pourrait jamais.
(p. 57)
« Félix ! » Des deux bras elle l’arrêta dans sa marche. Il se dégagea.
« La période la plus pitoyable commence. Jusqu’à présent j’étais le malade intéressant, un peu pâle, un peu poitrinaire, un peu mélancolique. Dans une certaine mesure cela peut encore plaire à une femme. Mais ce qui doit venir maintenant, mon enfant, je préfère te l’épargner. Cela empoisonnerait le souvenir que tu garderas de moi. »
(p. 53-54)
Ce jour-là, Félix s’enhardit à fumer un cigare tout en observant, par-delà la nappe ondoyante de l’eau, les rochers aux sommets baignés par la lueur jaune d’un soleil déclinant.
« Dis, Marion, commença-t-il, as-tu le courage de regarder là-haut ?
– Où cela ? »
Il désigna du doigt le ciel. « Là, tout droit dans la profondeur bleue. Moi, je ne peux pas. Cela m’impressionne. »
Elle leva les yeux, demeura quelques secondes à fixer le ciel.
« Pour moi, c’est plutôt agréable.
– Vraiment ? Quand la lumière est comme aujourd’hui si intense, je n’y arrive pas. Cette distance, cette distance effroyable ! Quand il y a des nuages, je suis plus à mon aise, les nuages font partie de notre monde, ils sont de la famille. »
(p. 31-32)
Mépriser l'existence quand on jouit d'une santé du tonnerre, regarder calmement la mort en face quand on voyage pour son plaisir en Italie et qu'autour de vous la vie resplendit de toutes ses couleurs, j'appelle cela tout simplement de la pose. Qu'on enferme ce monsieur dans une chambre, qu'on le condamne à la fièvre, à la suffocation, et qu'on lui dise : «Vous serez enterré entre le 1er janvier et le 1er février de l'année prochaine», on verra alors quels discours philosophiques il vous tiendra...
Le grand roman d'Arthur Schnitzler mis en images par Manuele Fior, ce sera en janvier 2023. Quand, pour sauver son père de la ruine, une jeune femme convoitée sollicite l'aide d'un ami de la famille, celui-ci exige une faveur : voir Else nue pendant un quart d'heure. Cédera-t-elle ?
Dans une ambiance crépusculaire, Manuele Fior livre une interprétation magistrale de l'oeuvre du Viennois Schnitzler. Il convoque les grands artistes de l'époque et c'est somptueux.