Pour l'enfant « lafkenche », c'est-à-dire gens de la mer, la baleine échouée sur les galets de ce petit bout de côte chilienne est bien plus qu'une baleine morte. La couleur du ciel se confond avec le gris étrange de ce cachalot couleur de lune alors que des hommes l'amarrent à une petite embarcation afin de lui offrir la sépulture qu'il mérite « dans l'obscurité froide de l'océan ».
Pour faire comprendre l'ampleur de sa peine à un observateur triste, l'enfant lui tend une coquille de loco d'où la voix de la baleine s'élève.
Cette voix venue des profondeurs océaniques parle d'un temps lointain où l'homme, ne pouvant évoluer dans l'eau, trouva la possibilité d'y flotter. Son obstination, sa ténacité, ont remporté l'admiration de la baleine qui restait cependant méfiante vis-à-vis de cet être vivant. Comme elle qui a appris des autres baleines, l'homme a partagé ses connaissances de la mer pour aller plus loin que l'horizon. Alors le cachalot disait d'eux « Je respectais leur courage et je les ai aussi considérés comme des habitants de la mer », sauf que l'homme ne s'est pas arrêté là…
La baleine nous parle de son habitat, ce monde de silence juste traversé de loin en loin par ses claquements agissant comme un sonar ou par des chants et sifflements marins de quelques autres cétacés.
Ses paroles reviennent ensuite sur l'homme, cette espèce bizarre, aux agissements incompréhensibles qui vont confirmer sa crainte et la transformer en cris de colère. Alors le chant lugubre du mal perpétré par les baleiniers se fera entendre jusqu'aux confins des mers.
Un vieux, un très vieux cachalot, son grand âge inscrit dans la multitude d'hôtes collés sur son corps, certain de l'avidité des hommes, donne alors à notre jeune baleine blanche une mission.
Du naufrage d'un baleinier en 1820, éperonné par un énorme cachalot, il peut sortir beaucoup d'histoires racontées par un rescapé, ou quelqu'un qui en a entendu parler, mais avez-vous déjà prêté l'oreille à la baleine couleur de lune « dans le vieux langage de la mer » ?
Ici, l'histoire est portée par le souffle de la baleine pour rappeler, s'il était besoin, l'absurdité du comportement humain qui s'obstine à se croire au-dessus de la nature alors qu'il eut été si simple de rester immergé dans le vivant, prélevant juste le nécessaire à la survie.
C'est une histoire de peur des ténèbres, de sortes d'étoiles qui brillent dans les foyers, de frénésie de l'homme devant l'abondance, de la diversité des humains qui ne se ressemblent pas dans leurs actes.
Pourtant, Louis Sepúlveda, dans ce conte plein de douleur et de cruauté, laisse une très belle place à l'harmonie possible entre ces espèces si différentes. La complicité et l'ampleur du respect que les gens de la mer témoignent au monde marin transparaissent magnifiquement dans la cérémonie du deuil des uns et des autres.
Bien que tristement réaliste, donc pessimiste, c'est un livre qui gagnerait à être lu dans les écoles afin d'ouvrir les yeux de nos enfants sur le monde qui les entoure.
Si l'on pouvait regarder dans l'oeil de la baleine le reflet du film de sa vie, comme elle le fait elle-même dans celui de ses congénères, on lirait l'espoir déçu d'une vie harmonieuse que l'homme a stupidement gâchée. Étymologiquement, l'Homo sapiens porte bien mal son nom, ici la baleine fait preuve de bien plus de sagesse.
À noter que dans cette très belle collection des Éditions Métailié, les nombreuses illustrations en noir et blanc de
Joëlle Jolivet, à la fois naïves dans le trait et pourtant tellement expressives, collent parfaitement à ce tragique sujet.
Adorant la mer et très sensible au monde marin, j'ai été profondément émue par ce conte. L'écriture est douce et merveilleuse de poésie, malgré un constat désastreux qui laisse peu d'espoir.
Puissent les forces maritimes ou terrestres, autres que l'homme, poursuivre sans trêve la justice de la mer et de la terre…