PARIS MATCH: "Voir les Turcs en peinture"
La chronique de
Gilles Martin-Chauffier sur le roman d'
Olivier Weber,
L'Enchantement du monde.
Peindre un sultan était insultant. En faisant revivre la splendeur du 7e souverain ottoman,
Olivier Weber montre que la fascination pour la Turquie ne date pas d'hier.
Je n'ose imaginer l'hystérie de la classe politique française si le FLNC, l'ETA ou qui vous voudrez tuait, chaque semaine, deux, trois, cinq ou dix militaires français. On décréterait la nation en danger, Valls mobiliserait chacun de ses centimètres à la tribune,
Marine le Pen invoquerait
Jeanne d'Arc et les grands principes républicains seraient priés de regagner l'antichambre. Rien à voir avec nos intransigeantes exigences démocratiques à l'égard de la Turquie. Qu'importe que le PKK tende sans cesse des embuscades à son armée, qu'il se serve de la Syrie en vrac comme d'une providentielle base arrière, qu'il fasse couler le sang comme l'eau. Paris a tranché : Erdogan devrait ne s'occuper que de Daech. Qu'il ne soit pas entièrement à notre service est un scandale ! Ce monsieur joue double jeu. Et il le fait cartes sur table, contrairement à d'autres qui annoncent des opérations qu'ils ne mènent pas, promettent du matériel qu'ils ne livrent pas et instituent des lignes rouges qu'ils ne voient jamais franchies.
Les janissaires complotent, les vizirs intriguent...
Pendant ce temps, la Turquie héberge 2 millions de Syriens dont vous et moi, les Européens, nous demandons quel saint prier pour éviter de les recueillir. Heureusement pour elle, il y a des siècles qu'elle a pris l'habitude de recevoir nos leçons et de n'en faire qu'à sa tête. Si vous en doutez, lisez donc le roman d'
Olivier Weber. On est à Venise vers 1470. le doge Mocenigo et ses marchands n'en fnissent pas de reculer les limites de leurs atlas. Sur les quais déambulent caftans, turbans persans, tuniques mongoles, manteaux géorgiens... Tout l'or, l'argent et l'ivoire d'Afrique et d'Asie fnissent dans leurs coffres. Seule ombre au tableau : Istanbul. de là-bas, les Ottomans commencent à prendre leurs aises en mer Egée. Avant d'envoyer les trois cents galères de combat, mieux vaut tout de même négocier.
Miracle : telle est aussi la préférence de Mehmet II. Premier sultan ottoman à n'être plus nomade, il se rêve en Alexandre le Grand, parle grec, latin, hébreu et veut faire savoir à tous que sa capitale est le centre du monde. Pour cela, il lui faut des peintres qui montreront sa légende. Un peuple sans images est un peuple sans mémoire. D'où l'ordre que donne Mocenigo à Gentile Bellini, le peintre officiel de la Sérénissime : aller faire le portrait du sultan. Première surprise : la ville est encore plus riche que la sienne. Plus accueillante même : des juifs de toute l'Europe s'y réfugient. Seconde stupeur : elle réussit même à être plus machiavélique. Les janissaires complotent, les vizirs intriguent, les oulémas s'opposent à la représentation de l'homme en images – surtout s'il s'agit du Protecteur des croyants. Les nids d'intrigues pullulent ; l'étrangleur n'est jamais loin, les houris non plus. Soudain, Venise a l'air d'une cour de récréation. Mais Bellini ira au bout de leur projet, passera des mois dans la Ville des villes et reviendra subjugué par cet Orient aux saveurs d'Occident.
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