Le procureur Teodore Szacki poursuit son périple professionnel et sentimental. Après avoir été en poste à Varsovie dans le premier roman de la série, «
Les impliqués », une enquête au cours de laquelle il quitte sa femme Weronika après une aventure avec une jeune journaliste de la République, Monika, il s'est retrouvé à Sandomierz, dans «
Un fond de vérité », une ville du sud-est de la Pologne, confronté dans son enquête aux liens complexes du judaïsme avec l'histoire de la Pologne. Là encore il a séduit une jeune collègue mariée.
Dans «
La Rage », Teodore Szacki est muté à Olstyn, ville du nord-est de la Pologne, connue pour ses onze lacs et son prestigieux passé prussien. Il y vit avec Zenia, (« Il s'était dit : ce n'est pas mon genre. Zenia lui avait jeté un seul coup d'oeil, et il avait été foutu. »), et sa fille Helena (Hela), issue de son premier mariage avec Weronika, qui a quitté la Pologne pour Singapour avec son nouveau mari.
Olsztyn, « au coeur d'une région frontalière avec l'enclave de Kaliningrad », n'est pas vraiment une destination de rêve : « Dans certains cas, elle était si laide que la capitale de la Varmie devenait régulièrement la risée du pays en raison des excentricités architecturales dont on l'agrémentait avec une persévérance digne des plus justes causes ».
L'un des principaux intérêts des romans de Zygmunt Miłoszewski est de proposer une vision précise, juste et lucide de la vie en Pologne, et de nous faire toucher du doigt les contradictions de ce pays qui sort avec bonheur et difficulté à la fois, de plus de quarante ans d'histoire vécue en supportant le joug de l'URSS.
L'auteur, comme dans ses deux précédents romans a véritablement des talents d'essayiste lorsqu'il exprime, à partir de scènes banales, de descriptions des tracas de la vie quotidienne, ou du fonctionnement de l'administration, l'essence même de ce qu'est aujourd'hui la Pologne.
A titre d'exemple les nombreuses références à l'absence de bases de données nationales :
« C'est une putain de blague ou quoi ? Il n'y a vraiment aucune base de données dans ce foutu pays où on traque ce qui arrive à ses putains de citoyens ? »
« C'était vrai, le procureur Teodore Szacki savait que rien n'apparaissait jamais dans les bases de données officielles. Les flics avaient leur propre système d'information (…) le parquet avait le sien, LIBRA, (…) de plus, tous ces systèmes étaient curieusement démembrés, incompatibles et disjoints. »
La rage respecte aussi ce que j'appellerai la signature Miłoszewski : un découpage en chapitres journaliers (24,25,26,27,28 novembre- 2.3.4.5.9 décembre 2013- 1er janvier 2014) dont chacun est précédé en exergue d'extraits de l'actualité internationale et polonaise vue à la fois par le petit et le gros bout de la lorgnette, qui relativisent l'importance des sujets d'actualité traités par les média.
L'intrigue du roman se faufile entre ces différentes figures imposées et surgit peu à peu pour s'imposer, nourrie à la fois des données du contexte et des sentiments contradictoires des personnages au sein desquels Szacki se débat pour faire surgir la vérité.
Au parquet d'Olsztyn, Szacki est entouré de :
Sa patronne, Ewa Szarejna, « Elle était une sorte de crocodile emprisonné dans un déguisement d'ours en peluche. » ; son adjoint Edmund Falk, « le procureur savait que tout le milieu juridique d'Olsztyn se moquait du « roi des coincés » et du « prince des coincés », comme on les appelait tous les deux. (…) car si Szacki avait eu un fils, (…) il n'y aurait eu aucune chance pour que cet enfant (…) lui ressemble davantage qu'à Edmund Falk. » ; le commissaire Jan Paweł Bierut, qui porte une veste en simili cuir « …si reconnaissable qu'il aurait pu tout aussi bien porter un gilet fluorescent estampillé « Police » ». le légiste Ludwig Frankenstein avait « …la même apparence que celle du savant fou sorti d'un film allemand. », et « son assistante, Alicja Jagiełło, l‘air de débarquer d'un tournage de film porno se déroulant dans un décor de laboratoire. »
Rien ne se passe à Olsztyn. du moins est-ce l'impression que laissent les 50 premières pages. Jusqu'à ce que la découverte d'un cadavre dans un ancien abri anti aérien, à l'occasion de travaux d'aménagements, emballe le roman. Je n'irai pas jusqu'à vous dire pourquoi.
Ce cadavre, dont on pense, comme à l'habitude qu'il est celui d'un allemand oublié là depuis la fin de la guerre, vu son état, va révéler l'une des énigmes les plus ardues à laquelle Szacki ait jamais été confronté.
Parallèlement, le lecteur est témoin de scènes anodines du quotidien qui révèlent les côtés obscurs de la vie domestique et la spirale de la violence conjugale ; notamment chez ce couple modèle de la rue Równa, qui a tout pour plaire et pour être « heureux »,
« Il observa la maison qu'il avait lui-même construite, l'arbre près de la terrasse qu'il avait lui-même planté, (…) il voyait les fenêtre éclairées derrière lesquelles jouait son fiston, tandis que sa femme s'affairait en cuisine. Elle n'arrivait pas à y « faire » grand-chose, d'habitude, mais il ne se plaignait pas. (…) En tant qu'homme moderne, il n'exigeait ni réciprocité ni reconnaissance pour ses efforts. Il le faisait par amour, et il était capable de l'admettre, pour ressentir une fierté masculine. »
Sur ce point en particulier, Miłoszewski dépeint un Teodore Szacki obscur lui aussi. Sur la question des violences conjugales, il s'en fait remontrer par son adjoint, et lui-même n'est pas à l'abri, même s'il ne passe pas à l'acte de ce sentiment puissant de machisme qui imprègne les relations hommes femmes.
« Il sentit la colère monter en lui. Il en avait assez d'être pris pour cible. Il avait déjà mis sa veste, et il faudrait maintenant qu'il l'enlève, qu'il ôte ses boutons de manchette, qu'il remonte ses manches et qu'il fasse la vaisselle. Pour elle, ce ne serait qu'un instant, elle ne le remarquerait même pas. »
Dans ce roman, Miłoszewski se livre à un véritable Teodore Bashing. Jamais dans les deux précédents romans, on n'avait vu notre procureur préféré, subir de telles avanies.
Szacki se débat avec ses problèmes sentimentaux et familiaux – de fait il n'est pas marié à Zenia – mais enrage lorsqu'il regarde vivre sa fille Hela et sa compagne Zenia. Cédant à ses les plus vils penchants, il pense « Evidemment, la grande mégère boudeuse et la petite mégère s'entendaient à merveille,… »
Il voit les autres familles, les autres maris et femmes, à l'image de ce qu'il est lui, pour Zenia et sa fille. Bien entendu, cette vision des choses, sujette à caution, le fait passer à côté de la réalité et le fait se planter lamentablement.
Peut-être pour adoucir ce portrait au vitriol, Miłoszewski nous dévoile un aspect jusqu'alors peu connu de Szacki, sa francophilie :
« Il était couché et lisait du
Pierre Lemaitre. (…) Il était cependant forcé d'admettre que l'auteur français était vraiment bon. »
« le jeune magistrat avait des faux airs de Louis de Funès. Il ne l'avait pas remarqué d'emblée, parce que, primo, Falk était jeune, et, secundo, mortellement sérieux. »
« A l'intérieur de sa Citroën, l'atmosphère était chaude, agréable et rassurante. »
« N'était-ce pas cela dont parlait Camus, n'est-ce pas précisément cela le plus grand défi de la vie, la tâche la plus difficile ? Appeler les choses par leur nom. »
Szacki se retrouve maintenant avec plusieurs cadavres sur les bras. Sans aucune piste. Sans aucuns indices. Avec seulement des questions. Malgré ses travers, il reste ce procureur capable de s'extraire d'un contexte trop prégnant, des pistes évidentes qu'il suggère, pour s'élever au-dessus des hypothèses convenues, convenables, et élaborer une cartographie des faits, différente. Il réussit à penser comme le tueur :
« Quelqu'un perd la vie parce qu'il a provoqué la mort.
Quelqu'un perd la parole parce qu'il humiliait verbalement.
Quelqu'un perd les mains parce qu'il cognait.
C'est limpide. » (…) « Quelqu'un perd l'ouïe, parce que ? »
A partir de ce moment, le roman prend une tournure différente et les différentes pièces du puzzle s'assemblent pour parvenir à une fin qui prend le lecteur à froid. Hélas sauf à déflorer le sujet je ne peux vous dire laquelle.
Les personnages les plus insignifiants rencontrés au fil des pages reviennent sur le devant de la scène et inter agissent avec des situations auxquelles ils semblaient étrangers.
De ce point de vue, comme d'habitude chez Miłoszewski, le récit est très habilement construit ménageant les effets, perdant le lecteur, le ramenant sur le fil de l'intrigue, sans aucun bavardage inutile.
Le roman boucle sur lui-même quand Szacki cherche à se mettre à la place des criminels qu'il interroge. Il comprend que lui aussi pourrait tuer froidement….dans ce cas, s'appliquerait-il les sentences qu'il prononce habituellement, sans la moindre hésitation ?
La Rage pose in fine deux questions qui sous-tendent l'intrigue :
- Dans quelle mesure la justice ou la société civile peuvent-elle s'affranchir des règles de l'état de droit pour forcer les victimes ou les témoins à dire la vérité, dès lors qu'elles supposent ou ont l'intime conviction que cette vérité peut contribuer à condamner un coupable, dissuader de futurs témoins de se taire simplement pour éviter de se trouver confrontés à la machine judicaire ou à des représailles. Vaste question.
Szacki a depuis longtemps répondu que lui pouvait s'affranchir de ces règles ou du moins flirter dangereusement avec leurs limites extrêmes pour faire basculer une enquête, faire tomber les faux semblants et faire triompher la vérité.
Il sait alors se montrer sans pitié avec les hésitants : « Si, c'est précisément ce que je veux dire. Si vous aviez investi le monde véritable et si vous aviez retrouvé la soeur de ce petit, vous n'auriez pas seulement sauvé ce garçon merveilleux, mais aussi beaucoup d'autres vies. »
- Quelle est la nature des relations que nous entretenons avec l'autre sexe. Les protagonistes du récit vivent tous en couples et on retient de chacun d'eux qu'il y a une part de pathologique, de jeux, de dissimulation, de mauvaise foi, dans leurs relations : entre la psychiatre Teresa Zemsta et son mari notaire ; entre Zenia et Szacki ; entre Monika et Piotr Najman ; entre Jadwiga Korfel et son mari décédé, Artur Ganderski.
Ce roman montre une fois de plus les talents multiples de l'auteur, qui scénarise à merveille une société, ses travers, ses faiblesses et les contextes multiples dans lesquels évoluent des personnages encombrés de leur histoire personnelle. Une référence pour mieux comprendre et apprécier la Pologne contemporaine, même si, au passage, Szacki éreinte un peu son pays : « La Pologne est moche. Pas entièrement, bien sûr, aucun endroit n'est entièrement vilain. Mais si on établissait un classement, la Pologne serait le plus laid des pays d'Europe. » Mais c'est pour mieux en souligner les attraits « Pourtant, il y a des moments où la Pologne est le plus bel endroit de la terre. Ce sont les journées de mai après l'orage (…) ce sont ces longues soirées d'août (…) c'est la première matinée d'hiver (…) »
Dernier point que je soulèverai, celui de la traduction. Elle gagnerait sans doute à être moins littérale. Il est de bon ton de reconnaître la performance du traducteur attitré de Miłoszewski,
Kamil Barbaski, mais pour en avoir parlé avec des lecteurs polonais du roman, je trouve personnellement que certaines expressions polonaises sont partiellement rendues en Français. Je citerai pour exemples : « la vague verte » dont on ne comprend pas qu'il s'agit de la synchronisation des feux de circulation ; « pardon le mot » présenté comme une expression fautive tirée du Français (?) ; Bimber traduit par « eau-de-vie » alors que gnôle me semble plus adapté ; des constructions de phrase où l'on se perd dans les doubles négations comme « car si Szacki avait eu un fils, (…) il n'y aurait eu aucune chance pour que cet enfant (…) lui ressemble davantage qu'à Edmund Falk. »
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