Il y a... ce mendiant dans le métro parisien qui déclamait son malheur et nous assurait que ce n'était pas de gaieté de coeur qu'il venait nous importuner et quémander aux passagers une petite pièce.Comme à chaque fois dans ces circonstances, chacun a fait mine de rester absorbé par ses pensées, son livre, son téléphone. Y compris moi. La seule exception fut celle d'un monsieur âgé qui a pris son portefeuille pour rassembler quelques pièces jaunes ou cuivrées. L'homme l'a d'abord remercié et en découvrant le montant de l'aumône a balancé avec une insulte ces fonds de tiroir aux pieds de ce brave homme.
Sans doute souhaitait-il la grande rivière sans passer par les petits ruisseaux.
Il y a... ma chère maman, qui en faisant le marché rencontre parfois des hommes qui, assis sur leur bout de trottoir, hèlent les passants à la recherche de monnaie ou attendent simplement l'éventuelle obole dans le récipient face à eux. Elle ne les ignore pas mais leur propose systématiquement de leur acheter à manger, comme pour être sûre que son argent ne servira à acheter ni alcool ni drogue. Certains refusent, ils n'ont peut-être pas si faim après tout. D'autres acceptent de bon coeur et ma mère se rend à la supérette ou à la boulangerie la plus proche et leur rapporte un sandwiche, un croissant, une canette de soda. Et elle revient toujours même si ça lui fait faire un détour.
Il y a... les personnes comme moi. Rien de très glorieux. J'ai parfois donné de bon coeur, j'ai parfois perdu patience, par exemple quand pour la cinquième fois en une heure quelqu'un venait me solliciter gare du nord comme si j'étais un distributeur automatique. Je trace quelquefois ma route sans même un regard pour le SDF qui m'interpelle. Mais souvent je fais un sourire en les regardant et en les saluant. C'est dérisoire mais toujours mieux, je crois, que de faire semblant de ne pas les voir.
Il y a... la nouvelle de
Karine Giébel intitulée Dans les bras des étoiles. Avec ce mendiant qui s'éteint près de son chien, la nuit glaciale de noël.
"Mais je ne suis rien.
Un SDF qui végète sous un pont."
Il y a... le nouveau roman de
Solène Bakowski,
Il faut beaucoup aimer les gens. L'un des principaux personnages, d'abord anonyme, a rendu l'âme en novembre 2000. Ce sera le premier cadavre que verra un jeune adolescent. Qui dérobera les photomatons de la victime, en un inexplicable réflexe.
"Rien, c'est juste une clocharde."
"R. était morte avec la considération qu'on accorde à un insecte écrasé."
Du vécu de ces deux personnes sans domicile fixe, il ne reste pas l'ombre d'une trace. Aucune émotion, aucun souvenir pour ces êtres de papier qui seront enterrés sous X. Comme dans la réalité.
Il y a... Eddy, ce jeune adolescent, qui va s'efforcer de redonner une identité à cette inconnue. Vingt ans après sa macabre découverte.
Eddy est un homme désormais. Particulièrement solitaire et pourtant peu porté vers autrui.
"La compagnie, , très peu pour Edddy. Ni maintenant ni jamais."
"Un homme mutique assurément, et imperméable à la douleur des autres."
C'est la mort de son père qui sera le déclic pour se lancer dans cette quête en apparence insensée. Eddy vit avec la culpabilité d'avoir volé cette photo, condamnant peut-être à l'époque la mendiante morte à l'anonymat.
Il vit également aujourd'hui avec la honte d'avoir déçu son père.
"Eddy n'avait pas été un bon fils. Un bon fils ne va pas en prison."
Il éprouve le besoin de se lancer dans cette mission désespérée pour faire cette fois ce qui est bien, ce qui est juste.
"Il devait réparer, rendre à cette femme son nom et sa vie, faire reculer ce néant auquel son larcin l'avait condamnée."
Il travaille de nuit, il est gardien de parking. du crépuscule à l'aube, il écoute la même voix rassurante à la radio.
Il y a... Luciole. Elle est cette animatrice dont le talent consiste à rassurer et apaiser les gens. Elle est la lueur dans l'obscurité, elle est le phare dans la nuit qui permet aux voyageurs perdus de ne pas s'échouer sur les récifs.
"Toi et moi allons additionner nos solitudes et traverser le pont jusqu'à l'aurore."
Pour le dire autrement, Luciole prend régulièrement les appels d'auditeurs qui n'attendent plus rien de la vie, elle est leur dernier rempart avant un probable suicide.
Est-ce son amour des gens qui fait ainsi toute la différence ? Pas si sûr.
"A la distribution de la tendresse, Luciole est arrivée trop tard.
Résultats des courses, elle ne sait pas plus en donner qu'en recevoir."
Il y a... une multitude d'autres personnages. Colorés, uniques, émouvants, maladroits, nostalgiques , antipathiques. de toutes les classes sociales : du médecin généraliste aux sans-abris en passant par les commerçants et même une ancienne prostituée reconvertie en dame-pipi. Des nobles, des paumés, des artistes, des drogués. Fresque humaine dans sa myriade d'originalités ayant, de près ou de loin, un lien avec cette sans-abri retrouvée vingt ans plus tôt et qui, chacun à son tour, va donner à Eddy des éléments de réponses lui permettant de reconstituer une histoire, un caractère, une personnalité même si certains propos sont contradictoires et certains mystères insolubles.
"C'était la première fois qu'on lui présentait son inconnue sous un jour moins avantageux."
Il y a... ce cadavre enterré sous X que tellement de monde a connu et que les souvenirs réincarnent finalement en le racontant, lui restituant sa vie toute en couleurs.
Il y a... la mort, qui rapproche et fait évoluer les vivants.
Il y a... une auteure,
Solène Bakowski, qui écrivait des romans très, très noirs.
Il y a... la nouvelle romancière parisienne qui, depuis
Rue du rendez-vous, met de la lumière dans ses récits.
Il y a... ma maman ( oui, encore elle ) qui est totalement conquise par cette vision plus optimiste des écrits de
Solène Bakowski.
"Nous n'avions rien à perdre à essayer d'être heureuses."
Optimisme et luminosité ne signifiant pas gnangnans. Ca a d'ailleurs du être un jeu d'équilibriste pour que ce roman soit rempli d'émotions tout en ne basculant jamais d'un côté de la corde ou de l'autre. le suicide et les sans-abri sont des sujets difficiles, il ne faut pas les appréhender. J'ai davantage eu parfois peur que l'auteure ne cède à la facilité et que la bienveillance émanant de ses pages ne prennent une tournure trop sirupeuse.
Il y a... les lecteurs de romans noirs tels que moi qui ont préféré les romans dénués d'espoir de l'ancienne Solène. Et pourtant, si j'ai parfois été dubitatif pendant ma lecture, je me suis laissé entraîner par un tourbillon d'émotions, en particulier au dernier tiers du roman.
Il y a... la vraie vie, dont souhaite parler désormais la romancière. Elle répare les cauchemars au lieu de les provoquer. Je me permettrais de nuancer en disant que si ses personnages sont plus réels, les points de départ de ses deux derniers romans me paraissent trop utopiques pour y croire tout à fait. Sans doute n'ai-je pas la même confiance en mes semblables et la haine pouvant régner sur les réseaux sociaux (
Miracle ) ou les dépressions pouvant détruire des familles (
Une bonne intention ) me paraissent-ils plus réels et moins fantasmés.
Il y a... cette écriture.
Solène Bakowski a toujours eu un don et sa plume peut avoir des élans magistraux. Et moi qui suis très sensible au style travaillé des écrivains, j'ai encore été ébloui par les formulations et les métaphores choisies pour s'exprimer.
"Au bal des mauvais choix, Diane et lui seraient le roi et la reine de promo."
"Les vivants y entraient pétris de l'espoir d'une erreur, ils en ressortaient estropiés."
Ou encore cette magnfique réflexion reprise en quatrième de couverture :
"A quoi tient la vie ? A nos liens invisibles. Nous, inconnus, sommes raccordés sans le savoir. Nos existences se percutent en silence."
Il y a... une heure où il faut savoir conclure.
Il faut beaucoup aimer les gens n'est pas un roman mièvre comme son titre pourrait le suggérer, mais un livre au goût doux-amer, à l'image des recettes de Martine ( charlotte poire, chocolat, amandes et brie, quiche à base d'orties et de champagne et l'incontournable tarte abricots / menthe ).
C'est une histoire qui nous rappelle qu'après la mort subsistent les souvenirs, les photos, les écrits, et qu'il faut beaucoup de temps avant de disparaître tout à fait.
« J'aime bien savoir qu'il reste quelque chose de notre passage."
Le livre bouleversera le plus grand nombre de lecteurs et de lectrices.
Quant à moi, il m'a juste manqué une petite touche de noirceur pour être totalement conquis, mais j'ai passé un très agréable moment avec Eddy, Luciole et cette farandole d'énergumènes aussi farfelus que réels.