Dan Simmons s'inspire souvent de l'oeuvre des grands écrivains de la littérature classique pour écrire ses romans.
Ilium et
Olympos rendaient un hommage non déguisé à
Homère ainsi qu'à
Shakespeare avec plusieurs références dont le personnage de Caliban, tandis que sa tétralogie Hypérion célébrait le grand poète anglais Keats.
Cette fois,
Dan Simmons s'attaque à deux écrivains anglais, le célèbre
Charles Dickens et son ami
William Wilkie Collins, tout aussi célèbre que lui de son vivant mais dont la renommée s'est peu à peu éteinte au cours des décennies, surtout en France. Ses plus grands romans ont été réédités dans les années 90, ce qui a ravivé sa notoriété mais globalement,
W. Wilkie Collins reste un peu méconnu en France. Il nous a pourtant livré les premiers romans policiers à suspense, mais cantonné dans ce genre, il n'a jamais acquis la stature de son ami Dickens.
Tous deux ont pourtant collaboré sur des feuilletons et des pièces de théâtre durant de nombreuses années, mais face à l'immense popularité de
Charles Dickens dont les succès littéraires rayonnaient bien au-delà du royaume d'Angleterre,
W. Wilkie Collins ne pouvait rivaliser ; certes plusieurs de ses romans policiers comme
Pierre de Lune ou la Dame Blanche ont été accueillis plus que favorablement par le public et encensés par la critique mais cela n'était en rien comparable à la ferveur que déclenchait Dickens lors de ses apparitions en public.
Jouant sur la jalousie supposée mais très probablement réelle entre les deux hommes,
Dan Simmons a bâtit un roman protéiforme avec plusieurs niveaux de lecture qui cherchent à égarer le lecteur. C'est d'abord une biographie extrêmement minutieuse des dernières années de vie de Dickens et de celles de
Wilkie Collins durant la même période. Avec le sens du détail documenté qu'on lui connait,
Dan Simmons nous rapporte le moindre déplacement des deux hommes en Angleterre ou aux Etats-Unis, leurs travaux littéraires, leurs vies privées compliquées, leurs affaires familiales et leurs problèmes de santé sans oublier les fameuses lectures publiques de Dickens dont les effets de voix, l'intensité mélodramatique et l'orchestration théâtrale déclenchaient des malaises dans son public !
Dans Simmons n'épargne pas les deux hommes qui nous semblent aujourd'hui extrêmement misogynes tous les deux (l'on sait avec quelle manière choquante Dickens a répudié sa première épouse, la mère de ses 10 enfants !), voire même méprisants envers les femmes (
Wilkie Collins entretenait deux liaisons cachées en même temps, et cantonnait ses maîtresses au logis, leur interdisant toute apparition publique à son côté). le romancier les éreinte aussi sur leur caractère ; Dickens est montré comme un homme orgueilleux, imbu de lui-même, peu partageur de ses profits avec son ami tandis que
Wilkie Collins nous est dépeint comme un homme faible, à la merci de son addiction à l'opium et des délires provoqués par la drogue.
Mais toute biographie, même aussi scrupuleusement rapportée, datée et chiffrée ne peut nous livrer ni les pensées les plus intimes d'un homme, ni l'intégralité de ses actes. C'est dans ces "blancs", ces petits "vides" que
Dan Simmons tisse sa trame romancière. Se glissant dans la peau d'un
W. Wilkie Collins vieillissant et de plus en plus dépendant du laudanum, seul remède capable d'atténuer les souffrances de ses crises de goutte chroniques, le narrateur développe une intrigue policière à suspense, à tendance horrifique par moments, où se développe la jalousie grandissante de
Wilkie Collins envers son ami Dickens. L'intrigue se double aussi de la génèse imaginée par
Dan Simmons pour le premier et unique roman policier de Dickens "
le mystère d'Edwin Drood" qu'il n'aura pas le temps d'achever avant son décès brusque dans des circonstances toujours un peu mystérieuses aujourd'hui. Puisant dans les matériaux du "mystère d'Edwin
Drood" , dans les vraies recherches menées par Dickens de son vivant comme l'exploration des bas-fonds sordides, des égouts et des fumeries d'opium de Londres, utilisant l'addiction de Collins au laudanum (donc à l'opium),
Dan Simmons met en place des personnages fictifs, dont l'effrayant
Drood pour nous proposer toutes les pistes menant à une re-création du mystère d'Edwin
Drood.
Heureusement, j'avais pris soin de lire "
Le mystère d'Edwin Drood" juste avant, ce qui m'a permis de reconnaître tous les personnages fictifs de
Drood, sources inventées du roman de Dickens à venir, d'identifier les thèmes et les pistes communs (les fumeries d'opium, le mesmérisme, l'Egypte ancienne) aux deux oeuvres, enfin d'apprécier à sa juste valeur l'inventivité dont a fait preuve
Dan Simmons. Et je connaissais aussi plusieurs romans de
Wilkie Collins pour ne pas être perdue dans l'abondance de références bibliographiques utilisées par
Dan Simmons. Cela m'a d'ailleurs donné l'envie immédiate de relire
Pierre de Lune et d'en découvrir d'autres comme
Profondeurs glacées...
Drood est un roman intelligent et totalement bluffant car Dan Dimmons joue avec le lecteur, nous offrant des révélations en cascade qui semblent remettre en question ce que l'on a déjà lu. Outre cette construction complexe qui nous perd par moments, le génial Dans Simmons utilise donc les codes du roman à suspense comme le faisait Wilkie Colllins mais aussi ceux de Dickens pour recréer le décor fantastique d'une Londres polluée par les miasmes de la Tamise où se déversent tous les déchets organiques, animaux et humains, de la ville, avec une description hallucinée de la ville du dessous – les profondeurs de Londres – où survit une population de miséreux, d'opiomanes et de dangereux criminels semblables à des spectres.
Un roman puissant qui confirme une fois de plus l'immense talent de Dan Simmons et que
Charles Dickens et
William Wilkie Collins auraient adoré lire !
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