Entretien avec Claudine Desmarteau, à propos de son ouvrage Jan
24/11/2016
Jan est une jeune fille à la vie de famille compliquée, entre une mère déprimée et un père alcoolique. Heureusement pour elle, la violence qu’elle porte en elle est contenue par l’amour qu’elle porte à son petit frère, Arthur. Comment est né le personnage de Jan ?
Après Le petit Gus — qui décrit la vie quotidienne d’un garçon d’une dizaine d’années —, j’ai eu envie de mettre en scène une fille, plus écorchée, plus téméraire. Un personnage plus romanesque, aussi. Jan ne vit pas dans le même confort que le petit Gus. Elle doit puiser en elle la force d’affronter les épreuves qui font voler en éclats son cadre de vie.
Peu après le début du roman, Jan et son frère sont envoyés en foyer d’accueil. Ce passage est très fort et plutôt sombre. Quel est votre rapport avec le milieu de l’assistanat social des enfants ? Pourquoi avoir choisi de le mettre en scène ? De quoi vous êtes-vous inspirée pour le décrire ?
Ce roman n’est ni une charge ni un « reportage » sur l’Aide Sociale à l’Enfance. C’est une fiction. Mais je me suis documentée pour m’efforcer d’être crédible et de coller à une certaine réalité. Je voulais avant tout confronter Jan à une situation de crise qui l’amène à ruer dans les brancards, à se révolter pour préserver ce qu’elle a de plus cher : le lien avec Arthur, son frère adoré. C’est lorsqu’on la sépare d’Arthur qu’elle décide de passer à l’action, de ne plus subir.
Si l’école n’est pas le fort de Jan, elle travaille malgré tout son français car son professeur est le seul à croire en elle. Souhaitez-vous faire passer un message à ce sujet ? Pensez-vous que l’échec des jeunes peut-être lié à des professeurs rabaissant ?
Je n’ai pas de message particulier à faire passer, mais il me semble qu’on obtient de meilleurs résultats en encourageant qu’en cassant. Je l’ai constaté en tant qu’élève et étudiante, et en tant que parent. Certains enfants, pourtant vifs et brillants, ont du mal à se couler dans le moule de l’école. Le prof de français de Jan, M. Boisseau, voit en elle autre chose qu’un cancre. Il fait tout son possible pour lui donner confiance en elle et envie de progresser.
Quand je fais des interventions dans des écoles ou des collèges, je rencontre parfois des professeurs qui ressemblent à M. Boisseau. J’ai beaucoup d’admiration pour eux.
Le roman est écrit à la première personne, et grâce à une langue très imagée et dynamique bien à vous. Cela vous a-t-il semblé naturel de prendre la voix de la jeune femme ? Comment vous est venue cette langue ?
Je suis entrée dans la peau de Jan dès le premier chapitre avec cette écriture qui s’est presque imposée à moi. Et je me suis attachée à cette gamine vive et indomptable à qui la souffrance insuffle une rage guerrière.
J’ai écrit le texte en trois ou quatre mois. Ensuite j’ai beaucoup relu et corrigé.
Dans votre roman, vous faites de multiples références aux “400 coups” de François Truffaut. Quel est votre rapport à ce film ? Pensez-vous qu’il puisse parler aux jeunes générations ?
Je devais avoir l’âge de Jan quand j’ai vu pour la première fois Les 400 coups. J’ai été marquée par le personnage d’Antoine Doinel.
Bien plus tard, je l’ai revu avec mes enfants. La modernité, la force et la poésie de ce chef d’œuvre crève l’écran. Il n’a pas pris une ride. Jean-Pierre Léaud nous fait rire et nous émeut. Son interprétation est magistrale.
Votre roman s’adresse aux adolescents, il est pourtant assez noir. Quelle est votre vision de ce que doit être la littérature jeunesse et la place du rêve ?
À l’âge de onze ans, Jan n’est pas épargnée par la vie mais elle est pleine d’énergie et d’espoir. J’aimerais que ce texte transmette une part de cette énergie au lecteur. Une part de rêve, aussi. Briser la fatalité… Devenir François Truffaut… Pourquoi pas ?
Je n’ai pas de vision précise de ce que doit — ou ne doit pas — être la littérature jeunesse. Il y a beaucoup de livres de grande qualité, dans des genres très différents. Au lecteur de choisir…
Claudine Desmarteau et ses lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d’écrire ?
Septentrion, de Louis Calaferte.
Quel est l’auteur qui aurait pu vous donner envie d’arrêter d’écrire (par ses qualités exceptionnelles...) ?
Louis-Ferdinand Céline.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
À l’adolescence, je me rappelle avoir été très impressionnée par Lolita, de Vladimir Nabokov.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Il y a plusieurs grands textes que je relis régulièrement. Parmi eux :
Requiem des innocents, de Louis CalaferteLes aventures de Huckleberry Finn, de Mark Twain (nouvelle traduction de Bernard Hoepffner, Éditions Tristram)
L`Attrape-Coeurs, de J. D. SalingerLa Vie devant soi, de Romain GaryLe Démon d’Hubert Selby JrVoyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand CélineL`amant, de Marguerite Duras
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Cinquante nuances de Grey (ah ah).
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Requiem des innocents, de Louis Calaferte.
Ce grand écrivain n’est pas reconnu à sa juste valeur.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
Belle du Seigneur, d’Albert Cohen.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« Les gens heureux me font chier ! » (Gros dégueulasse, Jean-Marc Reiser).
Et en ce moment que lisez-vous ?
California girls, de Simon Liberati.
Entretien réalisé par Marie-Delphine
Découvrez
Jan de
Claudine Desmarteau aux éditions
Thierry Magnier :

Claudine Desmarteau vous présente son ouvrage "
Au nom de Chris" aux éditions Gallimard jeunesse.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2733073/claudine-desmarteau-
au-nom-de-chris
Note de musique : © mollat
Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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L'avenir on ne voulait pas y penser. Devenir agents d'assurances, vendeurs de bagnoles, DRH, chargés de clientèle, téléconseillers, comme nos pères et nos mères. Dealers comme les grands frères. Ou grossir le rang des chômeurs.
Décrocher un CDI, le nouveau Graal. Et puis le réchauffement climatique... On ne voulait pas penser à toute cette merde. On préférait regarder des vidéos de Norman.
L'avenir, on n'en avait pas envie.
Page 121, L’Iconoclaste, 2020.
On avait des boutons et quelques poils au menton, les cheveux gras et le nez luisant. La grâce de l'enfance nous avait quittés. Moches et cons, on était. En classe on s'emmerdait à mourir. On tenait pas en place. On avait envie de se masturber, de se lever, de renverser la table et de péter un carreau à coups de poing ou à coups de chaise. De sortir par la fenêtre ou par la porte pour se tirer en courant, dévaler les escaliers en hurlant et sortir de cette cage. Courir vite et loin, très loin de ce collège pourri qui puait la pisse et la cantine rance. Courir ailleurs, loin de nous. Le plus loin possible.
Page 47, L’Iconoclaste, 2020.

Raphaël, c'est pas très viril comme prénom. Je ne suis pas très viril. Fils unique, en plus. J'aurais dû avoir un frère mais il est mort avant d'être né. Après, ma mère était trop vieille. Dommage, j'aurais aimé avoir un frère chiant ou une sœur pénible, comme tous mes potes.
Mes cheveux sont fins, châtain, mes yeux ni bruns ni verts. J'ai les joues un peu trop creuses et les yeux un peu trop cernés. Je me tiens mal, un peu trop voûté. Je suis grand, mes pieds sont grands. Je n'ai pas de poils sur le torse. Pas assez de muscles. Pas de tatouage, pas de piercing. J'ai coupé mes cheveux — avant je les portais assez longs, à la Kurt Cobain. Je suis quelqu'un de banal. Je ressemble à tout le monde ou à personne en particulier et c'est très bien. Je suis insipide et je rêve d'être invisible. Me promener dans les rues comme un fantôme. Voir ceux que j'aime sans être vu par eux. Juste les regarder vivre. Avoir des bras aussi inconsistants qu'un petit filet de brume pour les serrer et les envelopper en silence, sans les déranger, sans les faire pleurer.
Pages 20-21, L’Iconoclaste, 2020.
C'est horrible, l'autoroute à n'en plus finir. Papa dit que c'est atroce de se trainer comme un escargot à 130 kilomètres heure alors qu'il a une putain d'envie d'appuyer sur le champignon pour doubler tous ces ploucs. Je vous préviens qu'on n'a pas fini de l'entendre, le mot "plouc". En vacances, tout le monde est des ploucs sauf Papa.
[...]
Et faut pas croire que les femmes, elles n'en ont pas, des instincts de tueur au volant. Quand c'est Maman qui conduit, ça gueule encore plus sur les pétasses qui font des queues de poisson ou qui déboîtent sans le clignotant. Et nous, on est obligé de supporter ça sans rien dire comme des enfants sages à l'arrière.
Faut avouer que je ne suis pas très aimable. Avec mes parents c'est pas franchement la lune de miel. Ils me trouvent chiante. Absente. Décourageante. Je les trouve usés, anesthésiés, résignés.
(p 9)
L'autre jour, j'ai demandé à ma mère :
- Est-ce que papa aime beaucoup la bière parce papy aimait le vin parce que grand-papy adorait le whisky ?
J'avais envie de vomir. Je voulais crier mais j'y arrivais pas. J'arrivais à rien.Pas à parler, pas à bouger, même pas à pleurer. Je frissonnais. J'étais une petite chose. J'étais rien qu'une merde. Je voulais juste que ce film d'horreur s'arrête. Je voulais mourir, pour tout effacer.

J’avais cinq ans, c’est très loin mais je me rappelle de ça. De la chape de plomb qui avait recouvert la maison devenue silencieuse, de la tristesse de ma mère qui restait prostrée dans le canapé toute la journée, de mon père qui liquidait dans la petite chambre, rapidement et discrètement, tout le mobilier, les accessoires et les vêtements que ma mère avaient achetés. Cette pièce est devenue un bureau ou personne ne met les pieds. On y stocke un tas de bordel dont on ne se sert plus mais qu’on ne veut pas jeter.
Je ne sais pas si elle s’en est remise, ma mère, du petit cadavre de quatre mois et demi. À ses accès de gaieté pleine d’énergie succèdent de longues phases de mélancolie et elle transpire le désespoir par tous les pores de sa peau. Quand elle est comme ça, j’ai envie de la prendre dans mes bras, de la bercer, de lui filer des baffes, de décaler l’escalier pour sortir de là en urgence, respirer un grand coup et m’éloigner de cette baraque qui pue le souvenir enfoui de ce petit cadavre de quatre mois et demi qui lui a brisé le cœur.
C'est dingue comment on les façonne, les gens, dans nos souvenirs. Les visages vivants, on les oublie, on les fige. Même en regardant une photo, on ne voit que ce qu'on a envie de voir. On sélectionne ce qui fait plaisir. Ce qui nous arrange. Le reste on l'efface en loucedé. (p 11)
Il n'y a rien que j'aime plus au monde que d'être dans une salle de cinéma, dans le noir, à l'abri du monde. J'ai le sentiment que là, il ne peut rien m'arriver. Que je vais me nourrir par les yeux. Oublier le moche. Apprendre. Sans juger, sans rien risquer.