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Critiques de Léon Tolstoï (1432)
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Le Diable

Tout est bien qui finit mal.

Le diable est une nouvelle tellement posthume qu’on se demande si Tolstoï ne l’a pas écrite après sa mort. Cela vous donne une idée (noire) de la joie de vivre qui anime ce récit.

Pour mettre son lecteur dans l’ambiance, Leon cite Saint Matthieu, premier disciple et percepteur, grand comique et saint patron des contrôleurs fiscaux… « Mais moi, je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur. » Je vous épargne les versets suivants, qui prônent des amputations préventives. En résumé, même plus le droit de regarder le menu. Je suis sûr qu’il a aussi inventé la TVA.

Si le diable se cache souvent dans les détails, chez Tolstoï, père d'enfants à la douzaine, on le trouve en général à la frontière de la chair et de l’esprit, à proximité donc du pantalon.

Possédé par la métaphysique, flagellé par ses vieux démons, l’immense auteur raconte le destin d’Eugène Irténiev, propriétaire terrien tiraillé entre son épouse Lise, aimante, dévouée, ennuyeuse et son ex-future maîtresse, Stepanida, paysanne peu farouche qui harcèle ses hormones et réveille la bête endormie. Quand le démon de midi passe de la sieste au cinq à sept.

On retrouve ici les symptômes de la crise mystique de l’auteur à la fin de sa vie et au début de sa mort qui diabolise les pouvoirs de séduction des femmes. Chez Tolstoï, le diable ne s’habillait pas encore en Prada, mais succube croque la pomme jusqu'au trognon. Moi, c’est plutôt les croustades.

Eugène, dont le prénom suffit à expliquer l’état dépressif, éprouve des désirs. Enfer et damnation. Comme le garçon adopte une morale à géométrie variable, il passe des pages à se repentir de ses pensées impures tout en laissant le diable le tirer par la queue et je ne parle pas d’inflation.

Inspiré d’un fait d’hiver russe où l’adultère est un mode de chauffage éco-irresponsable, Tolstoï excelle toujours dans l’autopsie des passions même s’il condamne à nouveau son personnage, indigne de Dieu, comme tous les hommes en ce bas monde. Son génie agit dans les passages où il laisse ses personnages vivre et il m’ennuie terriblement quand il s’indigne de leurs infructuosités. Leon, plus il vieillit et moins il pardonne. Triste fin pour un tel ogre de vie.

Au club des tourmentés de Tolstoï, en compétition avec Zweig sur le plus grand nombre de suicidés par page, Eugène est un peu trop falot pour crier au chef d’œuvre.

Le diable est une nouvelle de crépuscule qui annonce les ténèbres d’un immense auteur.

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La Sonate à Kreutzer

Tempora mutantur et nos mutamur in illis.



J'ai lu pour la première fois "La Sonate" quand j'étais au lycée, et mon impression était alors fort mitigée. Bien que j'aie toujours aimé Tolstoï, cette fois-ci, le géant du réalisme russe ne m'a tout simplement pas convaincue. "Ce n'est pas un livre pour moi", me disais-je, tout en pensant des opinions de Pozdnychev qu'elles ont dû rester coincées quelque part à l'époque de la première édition du "Domostroï", sous le règne d'Ivan le Terrible.

De plus, je lisais "La Sonate" juste après "Le bonheur conjugal", et malgré les similitudes dans le scénario, on peut difficilement imaginer un contraste plus grand. "Le bonheur conjugal" est l'oeuvre fraîche d'un jouvenceau, "La Sonate à Kreutzer" a été écrite par un vieillard amer, déçu par la vie.

Je me disais encore que le mariage de Léon avec Sophie a dû, à certains moments, très probablement ressembler à "La Sonate". L'appel à l'abstinence sexuelle et à la pureté ne convient pas à tous, mais pourquoi pas... ceci dit, je n'arrivais pas à digérer le fait que Tolstoï a pu montrer à sa femme, juste avant le mariage, le journal de ses pires débauches (à part "La Sonate", on trouve le même motif aussi dans "Anna Karénine"), et ensuite exiger l'abstinence stricte de la part de tous les autres. Au début de sa relation il était aussi passionné que Vronski, puis il a dû perdre quelque peu la tête, ce qui a mené à son étrange départ du domicile conjugal.

Tout comme le héros de "La sonate", qui a ensuite transpercé sa femme avec un kinjal. Eh, ainsi va la vie...



J'ai abandonné mon projet initial de coller à Lev Nikolaïevitch une note misérable, et à la place j'ai relu l'histoire encore une fois, avec le recul d'un quart de siècle. J'ai bien fait.

Je n'ai pas changé d'avis sur les opinions de Pozdnychev (qui sont partiellement celles de l'écrivain, qu'on se le dise ; sa propre postface à l'appui), mais cette nouvelle tardive nous permet de faire une intéressante excursion dans l'esprit tourmenté de Tolstoï à l'époque de sa crise mystique, et dans son désir d'atteindre l'idéal christique de ses origines. Renoncer aux plaisirs de ce monde, en leur préférant une intense vie intérieure et les amours platoniques, car les passions détruisent tout. Les opinions sur la condition féminine et sur l'institution du mariage étaient osées, pour l'époque (néanmoins, très lucides en ce qui concerne l'hypocrisie de la société : cette obsession de "marier à tout prix"), et je comprends mieux les impressions tièdes du président tchèque Masaryk, lors de sa visite à Tolstoï (qu'il admirait sincèrement en tant qu'écrivain) à Poliana, ainsi que leur différend sur le sujet. Malgré sa simplicité et ses origines campagnardes, Masaryk n'arrivait pas à être à l'aise devant la tenue de moujik de Tolstoï ni devant son isba ascétique, qu'il considérait comme une sorte de pose. Il n'était pas amateur des extrêmes, et je ne le suis pas non plus : même Lévine, dans "Anna Karénine", qui est souvent considéré comme l'image idéalisée de Tolstoï, a réussi a être heureux avec sa Kitty... ("Mais qui sait pour combien de temps !?", souffle cyniquement Pozdnychev derrière notre dos.)



Quoi qu'il en soit, "La Sonate" est une nouvelle brillamment écrite. Non seulement elle se lit bien (trop bien !), mais elle donne de quoi réfléchir. Tout comme son rival littéraire Dostoïevski dans "La Douce", Tolstoï laisse son protagoniste faire l'autopsie de son mariage tragique à la première personne, mais la ressemblance s'arrête là.

Le cadre est situé dans un train (ah, cette omniprésence des trains, chez Tolstoï !) : après une discussion animée des passagers sur le sujet de la condition féminine, le narrateur reste seul en compagnie de l'assassin Pozdnychev, qui lui raconte jusqu'au petit matin son histoire. Peu importe qui est ce "narrateur" ; son rôle est de poser les questions qu'on pourrait éventuellement se poser, et porter un regard extérieur sur le récit de Pozdnychev. Un raffiné coup de maître de la part de Tolstoï !



Les années de l'innocence, les années de la débauche frénétique, et ensuite les années de la vie de couple de Pozdnychev. Ses déceptions, quand l'enchantement des débuts se transforme en incompréhension mutuelle, ses dégoûts, et surtout ses jalousies paranoïaques. La sonate que sa femme interprète au piano accompagnée au violon par son amant (potentiel) sera l'élément déclencheur de la chute.

La lecture engendre une certaine perplexité. On se dit que l'auteur ne peut pas être sérieux : les femmes prennent dans le récit plus ou moins un visage de succubes, mais on admire d'autant plus la maestria psychologique de Tolstoï. Personne ne peut affirmer (et à quoi bon, d'ailleurs ?) qu'il s'identifie entièrement avec les opinions ultra-conservatrices du marchand du début de l'histoire, ni avec celles de son protagoniste principal : il montre lui-même, dans les détails, leur côté ridicule et obscurantiste. On peut se couler très facilement dans l'esprit de Pozdnychev - je n'ai jamais lu une meilleure étude psychologique d'un patriarche jaloux ! - mais il n'inspire certainement pas une once de compassion. Un despote est décrit comme un despote. Et dire que ces gens prônent des idéaux, des modèles utopiques de la vie... ne serait-ce pas toujours le cas ?

Oui, il est probable que Tolstoï a tout de même essayé d'y vendre ses opinions extrêmes, son regard d'un yourodivy sur le monde, mais il l'a fait avec une telle connaissance de la psychologie humaine et avec une telle dose d'ironie noire qu'on ne peut en aucun cas les considérer comme des prescriptions de vie idéale.

La fin, qui décrit la transe et la folie meurtrière du héros, est un pur coup de génie. La première vague impression que le héros ne comprend rien à la complexité des relations humaines est très vite balayée par la découverte que l'auteur, lui, la comprenait, et ceci extrêmement bien.



J'applaudis donc une fois de plus les talents littéraires et l'esprit raffiné de Tolstoï, tout en sachant que je n'arriverai jamais à apprécier tout à fait ses oeuvres tardives. Ce n'est pas dans mes humbles moyens... Allez savoir pourquoi, je pense tout d'un coup à "La mégère apprivoisée" de Shakespeare. Il y a au monde beaucoup de couples du type Bianca-Lucentio, dont la relation courtoise pourrait plaire au génie russe. Mais diable, j'ai toujours eu une nette préférence pour ces rebelles petrucciens ! Team Catharina.

D'où mes 4,5/5.
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Trois morts

Chez Tolstoï, l'angoisse face à de la mort est peut-être venue de son enfance de jeune orphelin. Il écrit, alors qu'il n'a que trente-deux ans : " Quand on réfléchit que la mort est la fin de tout, il n'y a rien de pire que le vie ".



Trois morts, une oeuvre où pointe la critique sociale, illustre parfaitement cette anxiété existentielle à travers la mort d'une vieille dame, d'un cocher et d'un arbre. La première meurt comme elle a vécu, acariâtre et tyrannique. L'arbre mort laisse sa place à d'autres arbres, et devient une croix sur la tombe du vieux cocher, disparu simplement, à l'image de sa vie.



Des vies qui s'achèvent, dans le mensonge pour la vieille dame, paisiblement pour le moujik, utilement pour l'arbre. La mort de trois êtres magnifiquement imaginée par Léon Tolstoï comme une suite logique de leur passage sur terre.

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Anna Karénine

Ce roman est un chef-d’œuvre. Je l’avais beaucoup aimé lors de ma première lecture à l’adolescence . Un demi-siècle plus tard, j’ai eu à nouveau un coup de foudre pour la langue, l’écriture de Tolstoï. C’est une belle histoire, très bien construite pendant laquelle on découvre trois couples dont les destins sont liés sans forcément se côtoyer au quotidien.



Anna est une belle femme qui a fait un mariage de raison avec Alexis Karénine, haut fonctionnaire en vue dans la ville de Saint-Pétersbourg dont elle a eu un fils Serge. Tous deux mènent une vie aisée, sortent le soir ou invitent des amis.



Son frère Stepan Oblonski a épousé Dolly qu’il trompe avec tous les jupons qui passent et mène une vie oisive, opportuniste et un comportement d’éternel adolescent qui le rend très vite insupportable.



Le troisième couple est formé par Kitty, la jeune sœur de Dolly et Lévine, un ami de Stepan. Un couple qui se construit et repose sur l'amour en opposition avec la passion d'Anna pour Vronski. Tolstoï nous propose ainsi plusieurs facettes du mariage, du couple...



Anna n’est pas seulement belle, elle est intelligente, sensible et après, avoir longtemps résisté, elle finira par choisir de partir avec Vronski, sacrifiant son fils au passage. Tolstoï décrit très bien ses périodes d’hésitation, ses tourments de mère, la façon dont elle est écartelée entre le devoir et l’amour ou plutôt la passion, car elle ne sait pas mentir.



Tous les personnages sont étudiés en détails, leurs qualités, leurs défauts, Tolstoï n’en fait jamais des icônes mais des êtres de chair. Il réussit même à nous émouvoir quand il plonge dans l’âme de Karénine qui au premier abord nous paraît froid insensible, mais qui est prêt à fermer les yeux pour que la vie continuer comme avant.



Un autre personnage intéressant : Lévine. Amoureux d’abord éconduit de Kitty, il se réfugie dans ses terres et essaie de moderniser l’agriculture, pour améliorer ou rentabiliser les récoltes, ce qui ne plaît pas forcément aux paysans qui n’ont pas envie de changer leurs habitudes. Il lit beaucoup, en particulier tout ce qu’il peut trouver dans ce domaine et on voit apparaître des idées de réformes, (nous sommes à la fin du 19e siècle). Un contraste important avec le mode de vie des gens aisés de la noblesse.



On sent que Tolstoï aime ce personnage ; il s’identifie un peu à lui, son nom est inspiré de son propre prénom Lev. Il lui prête aussi une réflexion sur la vie et la mort.



Anna et Lévine sont les deux personnages que j’ai préférés dans cette deuxième lecture, car ils sont puissants, avec leurs forces et leurs faiblesses, ils évoluent tout au long du roman, ils tiennent les rênes de leur existence.... suite sur le blog

10/10 évidemment…
Lien : http://eveyeshe.canalblog.co..
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La mort d'Ivan Ilitch

Après une grave crise existentielle et beaucoup de morts parmi ses proches, Tolstoï voulait écrire sur la mort ordinaire d’un homme ordinaire, l’attente angoissée de la mort, enfin l’engloutissement du moi dans le néant, et ses questionnements :

« il n’est plus possible de continuer à vivre comme j’ai vécu jusqu’à présent, et comme nous vivons tous. ».

Dans la première partie, Ivan Ilitch est mort, ses collègues pensent chacun au poste laissé vacant, remplacé par qui, qui lui- même devra être remplacé par qui….

Son meilleur ami Piotr Ivanovitch pense tout de suite à son beau-frère, car s’il arrive à le placer, sa femme la bouclerait.

A voix haute, il dit : C’est triste ».

Puis Piotr se rend dans la maison endeuillée, essaie de ne pas regarder le cadavre, est interviewé par la veuve, tellement écrasée par le chagrin, qu’elle doit (luttant contre les larmes irrépressibles) continuer à parler gros sous. Combien pourrait-elle toucher de l’Etat, vu le deuil ? Non, pas les droits normaux qu’elle ne peut ignorer, d’autres, plus intéressants ?



L’incident de la mort – Tolstoï le répète, en notant tous les égoïsmes des proches,

l’hypocrisie, les souffrances non pas du mort mais de sa femme, martyre de cet homme malade ( Et qu’est-ce qu’elle y pouvait, elle, s’il ne prenait pas ses médicaments, ce n’est quand même pas elle la responsable, non ?) l’incident, vécu comme une futile mésaventure qui ne peut pas nous concerner nous autres, les vivants-- cet incident, donc, laisse place, dans la deuxième partie, à l’évocation de la vie d’Ivan Ilitch.

Ordinaire, sans doute, cette vie, plaisirs, carrière, mariage, puis à la naissance du premier enfant, jalousie de sa femme, qui lui rend la vie impossible, carrière en berne, et la haine.

Sa femme le hait.

Patatras, sa santé décline, son humeur s’aggrave.

Si tu es malade, soigne-toi, et n’en parlons plus, lui dit-elle, arrête de me contrarier.

Et il reste seul, sans autre compassion que le paysan qui lui tient les jambes, seul, tout seul, et surtout pas aidé par les médecins qui le traitent comme un prévenu, ne savent pas et n’ont pas envie de savoir. Parfois il croit que rien n’est grave, d’autres fois il se dit qu’il va mourir, il fait le bilan de sa vie ordinaire pitoyable et empoisonnée, car il empoisonne la vie des autres, « et cette vie au bord du précipice, il fallait la vivre seul, sans un seul être qui le comprenne et qui le plaigne ».

Après sa mort, entourée d’indifférence et d’hypocrisie, après sa vie, où la recherche du plaisir est minée par la haine et la peur de mourir, Tolstoï nous conte longuement , directement, sans recours au pittoresque ni à la recherche de style, l’agonie d’Ivan Ilitch.



Ce dernier n’a jamais beaucoup remis en cause le système judiciaire où il condamnait les prévenus, et voilà que sa mort est réduite à un « désagrément passager non dénué d’indécence. »

L’agonie est longue, douloureuse, tourmentée par les mensonges de son entourage minimisant son mal au lieu de reconnaître l’horrible situation où il se trouve.

Jamais lu une aussi troublante analyse sur la descente inexorable vers la mort, descente où Ilitch met en examen sa propre existence, ses leurres, sa manière de n’avoir jamais vécu qu’à la superficie de lui-même.

Et sur sa solitude absolue.

Puis lumière, la mort n’existe pas conclut cet immense écrivain qu’est Tolstoï.



LC thématique juillet : un prénom dans le titre.

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La Guerre et la Paix, tome 1

Éblouissant, c'est le premier mot qui me vient à la bouche pour parler de la lecture de cet incroyable roman qu'est : La guerre et la paix.

Longtemps, je n'ai pas eu envie de le lire craignant d'être assommé par l'histoire de la guerre.

Or, il n'en fut rien !

Tolstoï nous plonge dans cette fresque historique russe, dans l'histoire des guerres napoléoniennes, dans l'aristocratie russe avec le même bonheur.

Qu'il nous dépeigne ces lambris dorés de ces bals ou ces dîners d'apparat. Tout nous pousse à conduire notre lecture avec avidité.

J'ai beaucoup aimé, avec quelle émotion et écriture, il nous conte la bataille d' Austerlitz, cet élan patriotique, qui fait frémir.

Et, cette intronisation de l'un des héros : Pierre à son entrée dans le monde des francs-maçons.

L'exacte mesure pour nous parler des doutes, des choix incertains de tous ces personnages, ne sont-ils pas toujours les mêmes aujourd'hui ?

L'âme russe est merveilleusement bien décrite avec cette phrase parlant de Nastaha:

" Où, quand et comment cette petite comtesse élevée par une émigrée française avait-elle pu extraire de l'air qu'elle respirait l'esprit même de la Russie ?"

La guerre et la paix n'est pas un classique à lire mais une lecture riche de promesses qui impose un détour dans notre vie de lecteur

Je vous offre ce futur bonheur, j'espère avec cette critique.
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La Guerre et la Paix, tome 1

Quoi de plus heureux qu’un préjugé qui tombe ? Je me faisais de « la Guerre et la Paix » une montagne, ardue, inaccessible et probablement jonchée d’ennuyeuses scènes de combats. Faux !

« La Guerre et la Paix » n’est pas une montagne, c’est un univers, un « pan-roman » où les hommes s’agitent, s’organisent, se battent, se cherchent.

C’est une immixtion éclairée dans la haute société moscovite et les agissements des puissants entre eux dans les salons des belles dames.

C’est un témoignage historique fabuleux sur les guerres napoléoniennes vu du côté russe ; la scène de la bataille d’Austerlitz et la défaite russe, vécue à hauteur d’homme par les yeux de Rostov, m’a littéralement subjuguée et je la place au sommet de ce premier tome (alors que pour la petite histoire, celle de la bataille de Waterloo par Hugo est le seul passage que j’ai survolé dans les Misérables).

C’est, avant l’heure mais dans les pas du grand Victor, la déclinaison de la petite histoire dans la grande à travers les familles Rostov et les Bolkonsky que l’on suit parmi les quelque cinq cent personnages qu’on dit que Tolstoi anime dans ce livre.

Cette première partie est romanesque en diable, servie par une plume merveilleuse et une profondeur d’analyse qui sait aussi affleurer sur la futilité des belles tenues comme des ambitions.

Le deuxième tome m’attend maintenant ; je redoute à nouveau l’exercice, car j’entends qu’il relève plus de l’essai que du roman. Ardu donc, mais bon, les préjugés…

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Résurrection

Éditions Rencontre Lausanne 1962 – Traduction Téodor de Wyzewa – Préface Alexandre V Soloviev –



Devant l’œuvre du grand Lev Nicolaïevitch Tolstoï, je me suis sentie intimidée et c’est en toute humilité que je rédige un commentaire sur Résurrection.



Écrit de 1895 à 1898, Tolstoï a soixante dix ans lorsqu’il termine ce roman sous le titre de Résurrection. Roman engagé, peut-on y voir son testament ?



Au tout début de mon adolescence, à l’âge où les jeunes filles ont un esprit romanesque, Anna Karénine m’avait ouvert en grand les portes de la belle littérature. En suivant, je m’étais abreuvée de Guerre et Paix (1869), des Cosaques (1863), j’aimais tellement cette ambiance, dans cette Russie qui me faisait rêver, qu’un tel titre ne pouvait que détourner mon attention. Résurrection sonnait à mes oreilles dans toute sa connotation christique et ne m’incitait pas à l’évasion.



J’avais tort, je l’avoue, mais c’est un roman de la maturité. Bien qu’Anna Karénine occupe une place de choix dans mon cœur, je reconnais que Tolstoï nous offre son troisième chef d’œuvre me semble-t-il. Il parvient à mêler le romanesque à un militantisme sans le moindre faux pas et c’est là tout son génie littéraire. Roman engagé, c’est une attaque en règle contre le sort qui est réservé aux prisonniers russes. Il faut lire les scènes qui pointent l’arbitraire de la justice, la religion qui a oublié le sens des Evangiles (la messe dans la chapelle de la prison est sans appel), la forfaiture, le malheur des pauvres, l’immoralité, c’est une épouvantable vision de la société russe de cette fin du XIXème siècle.



Lev Nicolaïevitch Tolstoï jette un regard sans concession sur ladite société d’autant plus virulent qu’il le fait dans la force de l’âge. Il a vu la pauvreté s’étaler sous ses yeux, la misère dans les rues, alors il cogne fort, il tente dans un sursaut littéraire, d’éveiller les consciences. Les conditions de détention inhumaines, les bastonnades entraînant la mort, la puanteur, les rats, les enfants dans les prisons, la misère est là, sous nos yeux et c’est Nekhlioudov qui nous montre le chemin. Partout où se pose le regard, il ne voit que tyrannie. Les paysans ont faim, écrasés par le système des propriétaires terriens.



Il y a une part de Lev Nicolaïevitch dans Nekhlioudov, c’est comme une évidence, me semble-t-il. En lisant, je repensais à ce qu’écrit Dominique Fernandez :



Page 10 – « Avec Tolstoï »



« La vie du grand homme peut se résumer ainsi : une période poétique, merveilleuse, innocente, radieuse, - une période de grossier libertinage au service de l’ambition, de la vanité et surtout du vice – une période où il se range, du point de vue du monde, on pourrait qualifier de morale – c’est là que pendant dix huit ans Tolstoï écrira Anna Karénine et Guerre et Paix, - une période dite spirituelle où il sera entouré de la secte des tolstoïens, période tourmentée, radicale ! ».



J’y retrouve le parcours de Nekhlioudov comme dans le résumé qui suit :



A l’adolescence, Nekhlioudov et Katioucha tombent amoureux. Cette dernière est gouvernante chez les tantes de celui-ci. Prince de sang, il intègre un régiment comme tous les jeunes gens de sa classe sociale. Et pendant ces trois années de formation militaire, Nekhlioudov va perdre toute son innocence au contact de ses camarades. Composés uniquement d’officiers riches et nobles, ils se réunissent dans des restaurants de luxe, à dépenser de l’argent sans compter, occupés principalement par les chevaux, l’escrime, le bal, le théâtre, le vin, le jeu et bien sur les femmes. C’est dans cet état d’esprit que Nekhlioudov va revenir chez ses tantes, pressé de revoir Katioucha. Trop pressé d’ailleurs à tel point qu’il la violera. Violée, enceinte, Katioucha se retrouve à la rue, chassée par les tantes de Nekhlioudov.



Huit années passent jusqu’au jour où Nekhlioudov, juré lors d’un procès d’Assises, retrouve Katioucha dans le box des accusés. C’est à cet instant que sa vie bascule et qu’il prend la mesure des conséquences de son acte, de son égoïsme, de sa violence, de sa bassesse. Sa cruauté a entraîné Katioucha inexorablement vers la prostitution. Katioucha condamnée, il n’aura de cesse de se faire pardonner, de réparer. Il va jusqu’à épouser la cause du peuple, cherchant à le libérer de l’emprise des aristocrates et de la classe très aisée. Il souhaite effacer, gommer la misère, les inégalités. Il renonce à certaines de ses terres qu’il va redistribuer aux paysans (Je pense à Lévine qui cherche aussi à améliorer le sort des paysans dans Anna Karénine, relu il y a deux ans).



Nekhlioudov nous entraîne dans un périple à travers les prisons, les camps, la Sibérie, partagé entre l’espoir et le désespoir, persuadé que seul l’Amour universel changera l’être humain. Dans ce récit, les prémices de la Révolution russe se révèlent, la misère est telle qu’il eut été incompréhensible de ne pas en arriver à cette page de l’Histoire de la Russie même si on en connaît la suite.



Nekhlioudov a de grands moments d’exaltation. Il demande à Dieu de le purifier. C’est là que Lev Nicolaïevitch se dévoile dans ce qu’il a de plus radical, dans son besoin de pureté, de dévotion, cette soif de Dieu, d’absolu. Au cours de cette lecture, j’ai eu vraiment le sentiment d’entrer en contact avec la personnalité de Tolstoï, d’entrevoir la philosophie de la fin de sa vie, ses préoccupations comme son sectarisme et sa révolte intérieure. Sa plume vibre d’un grand mysticisme et d’une grande colère, c’est en cela que ce roman diffère de ses autres récits.



« Le sort de tous ces malheureux, bien des fois innocents même aux yeux du gouvernement, dépendait de l’arbitraire, des loisirs, de l’humeur, soit du gendarme ou du chef de la police, soit du dénonciateur, du procureur, du juge d’instruction, du gouverneur ou du ministre. Si l’un de ces fonctionnaires s’ennuyait ou s’il désirait se mettre en évidence, il ordonnait l’arrestation et, selon son humeur ou celle de ses chefs, détenait les gens en prison ou bien les relâchait. »



NDL : Pardon pour la longueur



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La mort d'Ivan Ilitch

Au seuil de la mort, Ivan Illitch, dans sa solitude tourmentée d'agonisant, procède à un dialogue intérieur. La pensée du magistrat alterne entre espoir de guérir et conviction de sa fin proche. Il ressent la fausseté et l'hypocrisie de ses proches qui lui mentent sur son état, rejette le simulacre de la médecine, analyse la vacuité de l'orgueil humain, pense à Dieu et finalement accepte, après cette longue introspection, l'inéluctable fin de sa vie.

Un remarquable récit qui traduit les interrogations et angoisses existentielles de Léon Tolstoï.
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Anna Karénine

J'ai lu Anna Karénine, ça y est. Et je me sens triste : combien m'en reste-t-il à lire, des romans comme celui-là ?

Je me suis décidé à poster une critique, ça y est aussi. Malgré tout ce qui a été dit, redit, malgré tous les commentaires éclairés. Malgré un sentiment d'illégitimité. Qui suis-je pour oser en parler ? Bon ça va, je ne suis qu'un lecteur anonyme parmi d'autres sur Babélio, ça restera entre nous. Et puis l'envie est là, alors quand on aime...



Mon impression première après cette lecture est justement que ça n'a pas été une lecture, du moins pas comme les autres. Je me suis senti spectateur plus que lecteur, comme si j'entrais dans un cinéma avec des lunettes 3D, pour y voir une sorte de movie-fresque de la société russe du 19eme siècle.

La visite se fait sur les pas d'un guide hors pair, à la fois psychologue avisé des âmes aimantes, analyste éclairé de la Russie du 19ème, conteur habile des petites histoires, architecte génial de récit littéraire. Tout ce qui peut susciter intérêt dans cette société y est finement décrypté : le monde rural, les moeurs de la noblesse à Moscou ou Pétersbourg, la politique, la spiritualité, sans oublier l'amour, toujours, qui sert de ciment au récit, à travers l'histoire de deux couples principaux dont on suit l'évolution depuis les premiers frémissements jusqu'à... Jusqu'à.

Ce sont Anna Karénine et Vronski Alexis Kirillovitch, Stcherbatska Kitty et Lévine Constantin Dmitriévitch.

Les histoires de ces deux couples forment comme une voûte à l'édifice, l'on va de l'un à l'autre s'enquérir de leurs états d'âme (surtout dans le 2eme tome), tendu par la tension du drame latent chez l'un, apaisé au contraire par la trame du bonheur qui semble se tisser chez l'autre.

Un autre couple, plus médiateur celui-là, raffermit les liens entre les différents piliers du roman, et les personnages secondaires enrichissent de nuances le récit, en apportant relief et profondeur dans les différents thèmes traités.

Quant à la fin, elle m'a semblé de facture assez classique. L'on y voit même quelques âmes s'élever (désolé je ne sais pas comment en parler sans dévoiler).



Roman somme ou roman fleuve, il est d'une richesse inouïe, incontournable je crois bien. Intemporel aussi, malgré la société lointaine qui y est décrite. Par moments, il m'a même paru... Moderne ! Mais ça, il paraît que c'est le propre des (très) grands romans.

Un 5 étoiles bien sûr, mais qui édulcore beaucoup de 5 étoiles que j'ai pu attribuer.
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La mort d'Ivan Ilitch

Mon premier Tolstoï, j'ai presque honte de l'avouer. Il fait partie de ces auteurs que je regarde de loin, que je n'ose pas aborder, craignant un texte trop aride, trop classique, un peu démodé. Quoi de mieux qu'un Lecture Commune sur un texte court pour sauter le pas et réaliser que mes craintes étaient injustifiées.



Un texte court, vous dis-je, à peine 50 pages dans mon édition numérique, mais si riche. L'auteur nous conte la vie et surtout l'agonie d'Ivan Ilitch, russe de bonne famille, fonctionnaire exerçant des métiers plutôt rémunérateurs dans la justice. Il est marié, pour le pire plus que pour le meilleur, deux enfants encore vivants, quelques serviteurs et des collègues avec qui il aime jouer aux cartes.

Une vie qui s'écoule plutôt paisiblement jusqu'au jour où lors d'une chute malencontreuse il se heurte le côté. Cet évènement plutôt anodin va être le début de la fin pour cet homme ; sa santé va se détériorer, sans que les médecins n'y puissent rien, sans qu'ils n'y comprennent rien. Il essaiera de nombreux médicaments, rien n'y fait et la mort surviendra après d'atroces souffrances.



Ce qui m'a frappée en premier lieu, c'est l'atroce solitude de cet homme, qui se retrouve seul à lutter, sans personne pour le réconforter, le soutenir à part ce serviteur Guérassime et à de rares moments son fils encore enfant. Ses collègues maudiront sa mort, qui les oblige à une visite désagréable à la veuve, et sa femme et sa fille sont plus préoccupées de leurs toilettes et sorties que de soutenir leur mari et père.



Dans cette solitude, il va devoir affronter la maladie, passant par des phases de déni, des phases de combat, des phases d'auto-apitoiement et enfin l'acceptation. Il va mourir et ce constat l'amène à réfléchir sur une vie toute entière menée par l'envie de réussir, le désir de se conformer à ce qu'exige la société, le paraitre. Et à l'heure de la mort, il n'en reste rien. A force de vouloir réussir, il a oublié de vivre et sa vie lui parait désespérément vide. Et malgré tout ce que son parcours a de convenu, de déplaisant, je n'ai pu m'empêcher de le plaindre de tout mon coeur.



Au passage, Tolstoï égratigne la société russe. Les bureaucrates en premier lieu, préoccupés de réussite sociale, à la recherche d'une de ces positions « prouvent clairement que ceux qui les détiennent seraient incapables de remplir un emploi sérieux. » Les médecins aussi en prennent pour leur grade, plus prodigues de belles phrases que de vraies connaissances : les plus réputés étant les plus chers, sans qu'ils soient pour autant plus compétents.



Et tout cela exprimé dans une écriture fluide, précise, limpide. Comme je le disais, je crains parfois et bien à tort de lire ou relire certains classiques, craignant un coté un peu ampoulé, daté. Ce n'est clairement pas le cas ici. Les pages s'enchainent sans aucune lourdeur,



Merci à Sandrine qui a initié cette lecture et tous ceux nombreux qui m'ont accompagnée dans cette découverte.

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La Mort d'Ivan Ilitch - Maître et Serviteur

Deux petits diamants… Deux belles pierres sans tache à l'éclat fantastique, de taille modeste mais si bien taillées, si bien conformées par le maître-joailler Lev Tolstoï qu'elles irradient la lumière mieux qu'un magnésium en fusion. Et pourtant, dans toute cette lumière littéraire, il n'est question que de mort. Permettez-moi de vous parler tout d'abord de la moins connue des deux.



Maître Et Serviteur est une nouvelle qu’il ne faut pas trop prendre à la légère. On se laisse emporter par l’histoire, le style plaisant, le format réduit qui autorisent une pleine jouissance dans un temps réduit. On pourrait donc croire qu’il s’agit là d’une petite nouvelle agréable, un conte, une narration bien sentie et qui se suffit à elle-même. Mais on aurait tort, à mon avis, de sous-estimer le fond de cette nouvelle.



Tout d’abord il faut que je vous présente de quoi il retourne. Vassili Andréitch est un marchand aisé d’un gros village russe enfouit dans la campagne. Il se fait des choux gras sur à peu près tout le monde qui l’approche, à commencer par ses serviteurs, auprès desquels pourtant il arrive à se faire passer pour la Providence.



Tout le monde n’est pas tout-à-fait dupe de cette affaire, mais tant que chacun y trouve son compte, cela reste supportable. Nikita est l’un des garçons de ferme de Vassili. Il n’est pas payé cher mais son maître lui offre un emploi, lui qui traîne un lourd passé d’ivrognerie, bien qu’il se soit rangé depuis quelque temps.



Alors Nikita est indulgent avec son patron. Le métier n’est pas trop ingrat et Vassili lui passe deux ou trois écarts, tant que cela ne coûte rien. Nikita est aussi doué avec les chevaux et les choses de la ferme que Vassili l’est pour faire fructifier les roubles. D’ailleurs, Vassili est sur un bon coup, une parcelle de forêt négociée un vil prix.



Il faut à tout prix conclure cette affaire rapidement avant qu’elle lui passe sous le nez. C’est le plein cœur de l’hiver russe et la météo n’est vraiment pas fameuse mais qu’importe, une affaire n’attend pas ! Vassili prie Nikita d’atteler le bon cheval bai et les voilà partis tous deux sur le traîneau, malgré la mine dubitative de Nikita.



Il a tellement neigé que la question se pose de savoir quelle route prendre pour faire les quelques verstes qui séparent la maison du négociant de celle du vendeur. À chaque alternative, le bon sens paysan de Nikita se heurte au bon sens financier de Vassili… et la neige continue de tomber, et le vent continue de souffler… Nikita malgré tout obtempère toujours, car un maître, c’est un maître...



Aussi, ne vous êtes-vous jamais retrouvés totalement transis par le froid, le vent, la neige, l’épuisement et le manque d’équipement, dans une situation scabreuse, dont on ne peut prévoir la durée ? Lev Tolstoï possède l’art de nous faire ressentir cette expérience comme si l’on y était. L'on a un frisson à chaque paragraphe et l’on termine les pages avec l’onglet. On a des engelures rien qu’à imaginer ce pauvre cheval lancé dans le blizzard, on hurle de froid en imaginant les membres douloureux de l’infortuné Nikita.



Au-delà de cette histoire, Tolstoï nous questionne sur la condition de maître et de serviteur ou plus généralement, celle de dirigeant et de subalterne. Le dirigeant, habitué à diriger, dirige tandis que le subalterne, habitué à obéir, obéit et ce, quelles que soient les situations, même si le plus apte à diriger n’est pas le dirigeant ou si le subalterne aurait intérêt à ne pas obéir.



L’auteur nous questionne également sur la valeur de l’argent comparée à celle des êtres. Qu’est-on prêt à risquer pour de l’argent ? Quel est le sens de tout ça ? Aujourd’hui les acteurs seront un peu différents mais lorsqu’un chef d’entreprise met sciemment ses employés en danger pour un gain de compétitivité, sommes-nous très loin de la question de Tolstoï ? N’y a-t-il pas quelque chose ayant trait à la valeur différentielle que ces personnes attribuent aux différentes catégories sociales d’êtres humains ? C’est ce que je vous laisse méditer au travers de cette nouvelle pour mieux me tourner vers le plat principal, La Mort D'Ivan Illitch.



Quel savoir-faire dans le verbe, quelle maestria dans le style, quelle verdeur dans le propos. C’est limpide, c’est naturel, c’est jouissif, c’est fort, cela semble évident et pourtant c’est inimitable, incomparable, inatteignable. Chapeau bas, bien, bien bas ; plus bas que ça encore, Monsieur Tolstoï.



On ne vous remerciera jamais assez pour ce chapelet de joyaux que vous nous léguâtes. Il y eut les gros (Anna Karénine), les très gros (Guerre et Paix), les petits (Les cosaques) et les tout petits dont cette Mort D’Ivan Illitch fait partie ; mais tous ont cette faculté de briller par-delà les siècles, par-delà les frontières et par-delà tout ce qui pourrait tenter de les empêcher de briller.



En quelques pages, quelques grammes de papier (car j’ose espérer que vous ne vous êtes pas encore convertis à la liseuse !), Lev Tolstoï a le talent d’évoquer une vie entière et tout un monde de convenances, d’aspirations, de doutes et de certitudes.



L’issue de la lutte ne laissant guère de suspense, l’auteur s’attache à nous faire vivre et ressentir la lente et inéluctable descente, l’affaissement, le basculement d’un homme, en apparence enviable, du monde des vivants à celui des trépassés.



Chemin faisant, l’individu incline à l’examen distancié de sa propre existence passée, à l’introspection, au voyage au creux de soi-même, de tout ce que l’on a pensé et cru, et qui bien sûr n’était que du flan, de la poudre aux yeux, des chimères.



En cette lumineuse nouvelle, Tolstoï aborde une foule de notions, comme l’atroce solitude d’un malade durant les heures de veille nocturne, le schéma du dialogue intérieur du mourant, la personnification de la douleur et la mise à l’épreuve qu’elle engendre, le lancinant va-et-vient entre espoirs de guérison et certitudes du contraire en passant par les phases médianes du doute, l’alternance mécanique entre l’hypocondrie et le déni du mal véritable, la manipulation et l’abus de pouvoir des médecins, l’hypocrisie et le mensonge des proches, la crise de la foi face à l’imminence de la mort, ou bien encore la vacuité des apparences et le sens vrai de l’existence.



L’auteur utilise le symbole d’Ivan Illitch, magistrat de premier ordre, rendant des sentences, mis face à la sienne de sentence. Les médecins jouent le rôle des avocats véreux et la Mort, le rôle d’authentique présidente de l’audience. Nul besoin de pousser plus loin l’évocation, vous avez dans les mains un petit délice à déguster sans modération en vous pourléchant les doigts.



En me retournant sur ce que je viens d’écrire, je m’aperçois que ce commentaire est bientôt aussi long que les deux nouvelles elles-mêmes. C’est donc qu’il est grand temps de laisser la place à Lev Tolstoï et non à ceux qui parlent de lui. Vous l’aurez compris, tout ce trop long bavardage n’est que l'expression de mon avis, qui, je l'espère, pour vous ne fut pas mortel, mais qui, là j'en suis sûre, ne représente pas grand-chose.
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Ivan l'Imbécile

Voltaire au pays des soviets…

Avec Ivan L’Imbécile, Léon Tolstoï nous lègue un conte philosophique pour enfant (pas trop jeunes quand même, selon moi, à éviter avant 10 ou 11 ans) qui présente d’étrange similitudes avec la biographie et les convictions réelles de l’auteur, telles qu’il a pu nous les délivrer par ailleurs.



C’est un très joli conte dont on comprend aisément qu’il ne figure dans aucun programme scolaire de notre très chère république démocratique par représentation. Eh oui ! À peu de chose près, Tolstoï y dit de ne surtout pas compter sur l’état, quel qu’il soit, de ne se fier qu’à son propre courage, de se méfier des puissances armées et des sortilèges de l’argent. En gros, une bonne vieille vision anarchique où le peuple se prend en charge lui-même sans se soucier des dirigeants.



Tout commence lorsque trois frères, fils de paysan et en âge de voler de leurs propres ailes, décident de suivre des chemins radicalement différents. Simon le guerrier, propose ses services dans l’armée du Tsar, Tarass le ventru veut faire fortune dans le commerce et Ivan l’imbécile reste à la ferme familiale avec sa sœur muette.



Chacun des frères réussit assez bien à sa façon, si bien même que le diable en personne se trouve offusqué d’une telle réussite, à son nez et à sa barbe. Il mandate donc trois diablotins pour semer la discorde dans la fratrie et faire en sorte que misère et malheur retrouvent leur droit sur la terre des hommes.



Les diablotins ont convenu que sitôt que l’un des frères aurait chu, le diablotin victorieux viendrait prêter main-forte aux autres pour accomplir leur mission diabolique. Et de fait, par orgueil, Simon le guerrier ne tarde pas à perdre tout son crédit auprès du Tsar et à frôler l’exécution capitale ; de même pour Tarass le ventru qui par appât du gain et avidité arrive à se ruiner totalement.



En revanche, vous vous doutez que le diablotin en charge d’Ivan l’imbécile est plus en peine, car il ne parvient pas à le détourner de sa tâche et de son labeur car Ivan ne réagit à aucune des stimulations que sont le prestige, l’argent ou le désir de s’adonner à l’oisiveté. À telle enseigne qu’à lui seul, il va venir à bout successivement des trois diablotin et récupérer au passage ses deux frères indignes qui ne lui seront guère reconnaissants, le considérant tous deux comme un parfait imbécile.



Or, ceci ne se passera pas exactement comme cela, car le diable en personne, s’apercevant de l’échec de ses sbires ne tardera pas à prendre lui-même en main la destinée des trois frères… et je vous laisse bien sûr le soin de découvrir ce qui adviendra alors…



Lorsqu’on connaît un peu les convictions profondes et la biographie de Tolstoï, on se rend compte, qu’il a simplement mis sous forme de conte à portée philosophique ce qu’il a lui-même mis en place et appliqué dans son domaine d’Iasnaïa Poliana en libérant les serfs avant même l’abolition officielle du servage, en participant personnellement et activement aux travaux agricoles alors qu’il était totalement inconcevable à l’époque qu’un noble d’une part, use ses mains au travail, et d’autre part, mêle sa sueur à celle des moujiks.



C’est donc tout à fait la même philosophie que celle de Voltaire à la fin du célèbre Candide lorsque celui-ci nous dit qu’on peut dire tout ce qu’on veut mais que la seule chose qui vaille c’est de retrousser ses manches et de cultiver son jardin… à méditer.



En somme, un joli conte philosophique, très pertinent pour les 10 – 13 ans et que je vous conseille bien volontiers. Mais ce n’est que mon avis, certainement imbécile lui aussi à sa façon, donc pas grand-chose.
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Anna Karénine

Il y a un peu plus de 30 ans, j'ai eu la chance d'aller visiter le domaine : Iasnaïa Poliana ou Tolstoï vécut la plus grande partie de sa vie.

Cette demeure a survécu au bolchévisme et au stalinisme. Il est géré aujourd'hui par l'état Russe et la famille de Tolstoï dont on compte dans sa parentèle, environ 400 personnes

Quelle émotion intense de pouvoir se recueillir sur la tombe de Tolstoï, un simple monticule d'herbe sans croix, ni pierre tombale. Tolstoï à choisi lui-même cet endroit en souvenir du lieu où il jouait avec son frère au jeu des fourmis.

Dans la maison, le temps s'est arrêté à la mort de Tolstoï, on y voit sa pelisse accrochée et on a l'impression qu'il va nous apparaître réellement.

C'est à Iasnaïa Poliana qu'il a écrit le sublime: La guerre et la paix et Anna Karénine.

Tolstoï nous décrit avec toute la minutie tel un horloger réparant une montre de valeur tous les sentiments amoureux, leur naissance, leur éclat et leur tragédie.

Anna Karénine nous fascine de bout en bout, jeune femme mariée à un homme de 20 ans son aîné n'a pas connu le sentiment amoureux.

Soudain, la passion éclate dans le regard qui la liera à vie et jusqu'à la mort avec Vronski.

Tous deux s'eprènent d'un amour qui n'aura pas d'issue heureuse.

Tolstoï, à l'instar de Marcel Proust très influencé par le maître russe, excelle à analyser les affres de la jalousie, l'amour qui ronge et pousse Anna à la déraison et la folie qui la conduit à se suicider en se jetant sur un train.

L'ouverture du roman s'ouvre sur un accident de train qui fait perdre la vie à un employé de chemin de fer, la boucle est bouclée, la scène finale emportera Anna avec un train.



Je pourrais écrire tant de lignes sur ce roman mais je préfère laisser les futurs lecteurs le découvrir pour en arriver à la même conclusion que moi.



SUBLIME ROMAN !

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La Mort d'Ivan Illitch - Maître et serviteur ..

Tolstoï n'est pas une découverte pour moi...



J'ai lu plusieurs fois Guerre et Paix ainsi qu'Anna Karénine (que j'ai prévu de relire cette année) ! Des pavés d'accord mais des chefs-d'oeuvre qu'on ne peut pas lâcher...



Et pourtant Tolstoï est encore meilleur quand il s'agit de nous prendre aux tripes sur des textes très courts...



La preuve en est avec ce recueil qui regroupe trois nouvelles dont le thème principal est la mort et plus particulièrement la façon dont l'homme va y faire face selon son caractère bien sûr mais surtout son rang social.



Même dans un format court, Tolstoï reste Tolstoï : un homme plus proche de ses serfs, des animaux et de la nature que de ses "coreligionnaires sociaux".



Les deux premières nouvelles, La mort d'Ivan Ilitch et Maître et serviteur, sont les textes les plus forts, les plus intenses et les plus puissants que j'ai lu jusqu'à présent dans ma vie de lectrice !

La troisième nouvelle, Trois morts, est un texte de jeunesse qui est un cran en-dessous des deux autres mais qui a tout à fait sa place dans ce recueil car tous les éléments qui conduiront à l'oeuvre future de Tolstoï sont déjà là !



Hasard de la vie, juste après avoir lu ce recueil j'ai été confrontée à la mort... celle d'un petit chien qui partageait ma vie depuis plus de quinze ans !

Je me suis retrouvée dans la peau du maître tout puissant qui a droit de vie et de mort sur son serviteur ! Et durant cette période, j'ai beaucoup repensé et réfléchi à ces trois nouvelles et à ce que Tolstoï avait voulu dire...



Ne me demandez pas de réponse, je ne pensais même pas écrire un avis sur ce recueil qui est au-delà du coup de coeur !





PS

J'ai lu la première nouvelle, La mort d'Ivan Ilitch, dans le cadre d'une lecture commune et je conseille vivement les retours de mes camarades babeliotes : mcd30, bernie_29, HundredDreams, NicolaK, catherineCM, Tbilissi, lacerisaie, Thrinecis, Fanny1980, dannso, gromit33, 4bis, domm33, michemuche et Aemilia
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Maître et Serviteur



Tolstoi a-t-il lu Marx ?

Même si Trotski le juge comme un vestige de l’aristocratie, bien assis sur ses privilèges de possédant terrien, avec serfs à son service, image d’un monde révolu, Lénine au contraire donne des conférences sur son importance historique.

Dans le doute, lisons « Maitre et serviteur «.

Le maitre, Vassili Andreitch part pour affaire en traineau tiré par un solide cheval, en hiver, avec son serviteur Nikita, alcoolique repenti , dont la présence près de sa femme ne revêt pas tellement d’importance : elle vit depuis douze ans avec un tonnelier, pas de souci.



Vassili se considère comme un bienfaiteur pour Nikita et les autres : bien sûr il ne les paye pas, il leur cède au prix fort des denrées en échange de leur travail, cependant il continue à les employer gratuitement, certes, mais à les employer.



Voilà partis les deux compères, pour acheter une portion de forêt avant que d’autres ne le fassent.

Il neige, « l’on ne discernait pas la ligne de jonction entre la terre et le ciel ».

Vassili ne veut pas s’arrêter, Nikita voudrait bien passer la nuit chez des paysans qui, citant Pouchkine, les conjurent de rester, mais il est habitué depuis longtemps à obéir aux ordres et à ne pas faire valoir de volonté propre.

Ils se perdent dans la neige, reviennent sur leurs pas, une fois, deux fois, et Vassili abdique finalement pour suivre docilement le chemin indiqué par Nikita. Puis il s’en veut d’avoir écouté l’imbécile de Nikita, qui n’a rien à perdre, lui.



Ils sont vraiment trop bêtes ces paysans, ces ignorants.



Vassili continue à réfléchir toujours à la même chose « son unique but, le sens, la joie et la fierté de sa vie, à savoir combien d’argent il avait gagné », car s’enrichir c’est prendre des risques, et lui veut s’enrichir.

Pourtant, sa volonté de réussir, son dynamisme, sa certitude et sa détermination ne seront rien devant la tempête de neige : la nature est la plus forte.

Dans l’enfer glacé, où des ténèbres imparables recouvrent les chemins, ils finissent par s’arrêter, le maitre dans le traineau, recouvert de paille, Nikita dans la neige avec un peu de paille.



Mais Vassili a peur, le froid le ronge et puis le jour ne vient pas.

Peur, mépris, regrets, angoisse comme l’angoisse d’Ivan Ilitch, impatience et énervement, solitude, essai vain de se sauver sur le cheval, tous les sentiments de Vassili s’égrènent durant cette nuit qui les conduit vers la mort.





S’il y a une dialectique entre maitre et esclave, la fin de la nouvelle la présente de façon imagée, visuelle et tellement parlante : Vassili presque paralysé, se couche sur Nikita, pour le réchauffer ; il sait que la mort l’attend et l’attire et cela ne lui procure que de la joie.



Plus aucune différence, aucune distance entre Nikita et lui, ils sont un, sa vie n’est plus en lui mais en Nikita.

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La mort d'Ivan Ilitch

Ivan Ilitch est mort, passée l'émotion, ses amis et collègues se demandent qui occupera son poste. Sa femme s'inquiète de sa situation financière. La vie suit son cours.

La mort d'Ivan Ilitch nous ramène à notre propre mortalité et à la mort de certains proches avec un entourage pas qui n'est pas toujours à la hauteur. Ici ils semblent égoïstes mais peut-être que… en y réfléchissant, c'est Ivan, lui-même, qui a crée cette situation en prétextant le travail, les amis :

« Cet éloignement aurait attristé Ivan Ilitch s'il avait pensé qu'il en pouvait être autrement, mais il trouvait cela tout à fait normal et en faisait le but de son existence familiale. Ce but était de se débarrasser de plus en plus de ces désagréments, de leur donner un caractère inoffensif et convenable. »

Une chute banale, rien de bien grave, puis une douleur sourde quelques temps plus tard… et Ivan se retrouve à la merci des médecins (il devine si bien leurs regards, leurs discours,…)

«C'était tout à fait comme au tribunal. Les airs qu'il prenait, lui, vis-à-vis des accusés, le célèbre médecin les prenait vis-à-vis de lui. »

D'une vie agréable , il va se retrouver cloîtré dans sa chambre, seul face à la maladie, la souffrance et la peur de mourir. Pourquoi lui ? Et sa vie qu'en a-t-il fait ? A trop satisfaire au diktat de son époque, que lui reste-t-il ?

« Et plus le temps passait, plus sa vie était vide. « C'est comme si j'avais descendu une montagne au lieu de la monter. Ce fut bien ainsi. Selon l'opinion publique je montais, mais en réalité, la vie glissait sous moi… Et me voici arrivé au terme … Meurs ! »

Dans sa lente agonie il trouvera du réconfort auprès de Guérassime, un simple serviteur qui par son écoute, sa présence et quelques gestes adoucira ses derniers jours.

Son fils lui donnera le courage de mourir car lorsqu'il le voit en larme avec sa mère , il prendra conscience de leur souffrance et comprendra que son heure est venue :

« Il ouvrit les yeux et aperçut son fils. Il s'attendrit. A ce moment sa femme s'approcha. Il jeta les yeux sur elle. La bouche ouverte, le visage couvert de larmes, elle le regardait. Il eut pitié d'elle. « Oui, je les torture, pensa-t-il. Cela leur fait de la peine. Il vaut mieux pour eux que je parte. »

Bien sûr il s'agit d'un court récit très touchant surtout si l'on a vécu une situation similaire. Un rappel de notre mortalité. Puisque nous devons mourir, quel sens donner à notre vie ?

La vie et l'oeuvre de Lev Nicolaïevitch Tolstoï sont étroitement liées. Certains passages sont autobiographiques et c'est ce qui lui donne cette universalité, cette proximité. Nous nous posons tous les mêmes questions.

En cent pages, la vie et la mort du personnage sont finement analysées, tout est dit dans un texte sans fioriture en dépit du thème c'est un grand moment de lecture.

Merci Hundreddreams pour cette excellent choix en fin de compte.

Merci à tous les amis de cette LC pour les échanges constructifs.

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La Guerre et la Paix, tome 1

Longtemps je me suis demandé par quels chemins je pouvais revenir vers vous et vous parler de cette vaste fresque qu'est La Guerre et la Paix, le chef d'oeuvre de Léon Tolstoï, à propos duquel le philosophe Alain a dit : « Lisez, relisez ces pages éternelles. N'espérez pas en trouver ailleurs l'équivalent ».

L'ampleur de cette oeuvre magistrale ne doit pas effrayer ni le lecteur, ni le chroniqueur. Ma rencontre avec ce récit s'est faite à la lecture de deux tomes en livre de poche qui totalisent près de deux mille pages. Ce fut une rencontre inouïe mais pas de manière immédiate, certaines sensations se sont révélées bien plus tard, comme des bulles remontant à la surface de l'eau.

Certes ce texte est long, surtout vers la fin, pour parodier Woody Allen évoquant l'éternité. Surtout vers la fin il y a en effet cet épilogue où Tolstoï développe sa conception de l'Histoire, la place du hasard et du déterminisme... et que je vous avoue avoir largement survolé, ayant l'autorisation du grand maître. En effet, reconnaissant que cet épilogue risquait de décourager plus d'un, il précisa un jour que certains lecteurs qu'il désignait sous l'expression très belle de « lecteurs artistiques » peuvent se passer de cet épilogue car ils savent comprendre le sens historique du récit sans qu'ils aient besoin de concepts théoriques qui viennent le leur expliquer. Alors, là je me suis engouffré immédiatement dans cette magnifique invitation. C'était la première fois qu'on me qualifiait de « lecteur artistique »...

Entrant dans ce texte, poussant la porte des premières pages, j'ai eu le sentiment de découvrir quelque chose de nouveau pour moi, quelque chose d'à la fois sobre et mystérieux, comme recelant une âme enfermée.

Puisqu'il s'agit d'exprimer un ressenti ou plutôt des ressentis, je vous avouerai d'emblée que l'écriture est fluide, rythmée, inspirante, elle m'est apparue accessible ; l'ampleur du texte qui nous attend n'est pas une montagne mais plutôt un grand fleuve qui nous emporte. C'est une oeuvre romanesque, profondément humaine, elle prend la main du lecteur pour l'entraîner dans un tourbillon de vies.

Bien sûr il y a beaucoup de personnages et en même temps, pas tant que cela finalement si nous nous intéressons simplement aux personnages principaux. Mais mon propos déplairait à Tolstoï car justement la générosité de ce roman empli d'humanité est de donner une place méritée autant aux humbles, au peuple qu'aux grands, à l'élite...

Je n'aime guère les faits d'armes historiques et belliqueux et je préfère déjeuner en paix plutôt que de goûter aux mondanités. Guerre et Paix rassemble donc tous les ingrédients qui, a priori, pouvaient m'indisposer. Mais voilà, Tolstoï est à la littérature ce que Bach est à la musique.

Oui il est question ici de la guerre, je ne vais pas vous le cacher. Certains pourraient être par avance effrayés de cela et d'autres qui s'attendent à moultes descriptions détaillées d'affrontements horribles par le feu et le fer, pourraient aussi à leur tour être extrêmement déçus.

Ici, point de grands panoramas sur de larges plaines où les troupes se rassemblent avant de s'élancer les unes contre les autres. La description de la bataille d'Austerlitz vue par Tolstoï ne ressemble en rien à la description de la bataille de Waterloo, façon hugolienne dans Les Misérables. Tolstoï décrit la guerre à hauteur d'hommes, et se plaît à aborder le champ de bataille avant et après, ce qui compte ici c'est précisément cette ambiance qui enveloppe l'événement et non l'événement en lui-même, sa description détaillée n'apporte pas forcément un éclairage indispensable...

Dans Guerre et Paix, l'action s'étale de 1805 à 1820, visitant les guerres napoléoniennes vues du côté russe, au travers notamment de ces trois fameuses batailles, Schöngrabern, Austerlitz et enfin Borodino, celle que les Français appellent la bataille de la Moskova. Nous voyons ainsi l'influence de ces guerres et le bouleversement qui s'ensuit dans la société russe, où se joue le destin de trois garçons, Pierre Bézoukhov, Andreï Bolkonsky et Nicolas Rostov, issus de grandes familles russes et qui se lancent chacun à leur manière dans le baptême du feu et dans le souffle de l'existence.

Ici, finalement la guerre en tant que telle, avec son bruit et sa fureur, est peu présente dans l'espace-temps qui se déploie dans ce récit. Mais avant et après la guerre, que se passe-t-il sinon la paix ? Sinon la vie, avec son cortège d'utopies, de faussetés et de désillusions...

Sur ces temps de paix, nous découvrons quelques personnages de l'aristocratie russe. J'ai été séduit par cette force narrative qui m'amène dans des lieux inconnus, très mondains, c'est-à-dire des lieux qui me sont par définition hostiles. Contre toute attente, je me suis laissé séduire par les dialogues qui y sont très présents, mais aussi il m'a semblé lire en creux une critique acerbe par Tolstoï de ce milieu, auquel il appartenait par ailleurs.

Cependant, le roman nous invite dans cette société et j'ai trouvé que les personnages me paraissaient immédiatement familiers. J'avais envie de prendre le thé avec eux, bavarder, digresser... Quelle force ! Quelle empathie !

L'aristocratie russe à laquelle nous invite Tolstoï est à la fois aimante et guerrière, animée d'un esprit extrêmement patriotique. Lorsqu'il est question d'amour, il arrive que les codes stricts de cette aristocratie s'ébranlent quelque peu... Au fond, nous voyons des êtres s'éprendre d'amour, ressentir des sentiments très forts, alors oui ne vous attendez pas ici à des violences sentimentales, encore moins à un érotisme torride ni même en sommeil, les choses sont souterraines, dites avec pudeur, on les devine, une phrase ici brusquement dira l'effleurement d'un regard, d'une pensée. Chez Tolstoï l'amour est très chaste, tout est sous-entendu, deviné, ce qui n'est pas dit s'accomplit quand même, se devine. Finalement, que ce soit sur le territoire de l'amour ou sur le champ de bataille, la phrase de Tolstoï est éloquente pour transmettre les messages les plus forts de manière implicite...

Les temps de paix nous permettent de mieux prendre connaissance des personnages. J'ai aimé Anna Pavlovna, Pierre Bézoukhov, Natacha Rostov, Andreï Bolkonsky, Sonia Rostov la petite orpheline sans dot... J'ai plus particulièrement ressenti une fascination pour le personnage de Pierre Bézoukhov, qui peut-être ressemble à Tolstoï, en tous cas, je l'ai fortement souhaité... Sa trajectoire est belle, sa conversion y est pour beaucoup, personnage tout d'abord frivole et odieux, devenant beau dans les pages qui se déplient entre guerre et paix. J'ai aimé ce personnage qui brusquement permet au récit d'inviter ce questionnement du sens de la vie, à la faveur d'une comète qui traverse le ciel de Moscou en 1812...

Et puis revenons à la guerre un peu. Tolstoï nous démontre que l'art de la guerre n'existe pas. Il peut certes exister des tactiques militaires, mais les grandes stratégies réfléchies par avance sont vaines. Tout tient du hasard. Napoléon est rabaissé à un être tâtonnant, hésitant, sans véritable construction mentale. Sur le champ de bataille et après la bataille, Napoléon apparaît brusquement petit et insignifiant, face au ciel si bleu, si infini... Bon, c'est de bonne guerre si j'ose dire, qui plus est de la part d'un russe, mais le propos développé est flagrant dans le second tome pour comprendre la débâcle, les maisons brûlées, la prise de Moscou, la bataille de Borodino...

Il y a un plaisir jubilatoire chez Tolstoï à ironiser sur ce don particulier, le génie militaire qu'on attribuait si volontiers à Napoléon, à se moquer de ce personnage fat, décrit de manière grotesque ; Tolstoï attire l'attention sur les mains blanches et dodues de Napoléon, sur le choix qu'il apporte à faire sa toilette la veille d'une bataille, à se parfumer d'eau de Cologne... Tolstoï préfère lui opposer le général Koutouzov, son humilité, sa dignité humaine, sa grandeur d'âme... On ne lui en voudra pas...

La douleur est là, effleurant les pages... Qui a-t-il de plus cruel que de partir à la guerre en s'étant fâché la veille avec son père ? Les soldats les plus courageux redeviennent des enfants à l'approche de la mort sur le champ de bataille, découvrent la beauté intense d'un ciel, pleurent et appellent leurs mères...

L'humilité, l'abnégation, la dimension collective des faits, c'est sans doute, je pense, certains des nombreux messages que nous délivre Tolstoï, du moins celui que j'ai ressenti, qu'on soit grand ou petit devant les événements, nous avons chacun une pierre à apporter à l'édifice qui construit L Histoire. Les soi-disant grands redeviennent brusquement tout petits lorsqu'ils sont épris de vanité. Et l'Histoire s'écrit de manière plurielle. J'adhère totalement à cette idée.

En dehors des guerres, l'aristocratie russe s'ennuie, s'aime, bavarde... L'amour s'ébauche, se tisse, se défait parfois de manière cruelle dans des jeux de chassés-croisés... Ici, ne vous étonnez pas de voir une jeune et belle comtesse se faire enlever par son amant en tenue d'officier militaire...

La guerre est parfois aussi dans le coeur des femmes et des hommes.

Derrière la puissance romanesque de ce récit, j'y ai vu aussi de la part de Tolstoï quelques fleurets mouchetés bien placés pour égratigner quelques solides conventions : l'aristocratie dans sa fausseté, le génie militaire dans sa prétention, la vanité des empereurs dans son ridicule, les schémas romantiques, la religion... Oui je jubile toujours lorsqu'on égratigne les choses si conventionnelles. Dans ce côté rebelle, Tolstoï esquisse déjà l'âme insurrectionnelle des décembristes...

La force de Tolstoï est de nous inviter à mille digressions savamment orchestrées avec le souffle romanesque qui tient le récit : digressions historiques, digressions amoureuses, digressions mystiques sur le sens de la vie...

Oui, ce texte majeur peut effrayer, avec la peur de ne pas savoir être à la hauteur du rendez-vous... Mais le joie possible de vous y perdre est une manière d'effacer toute appréhension...

Je ne saurai dire quel est l'âge idéal pour lire Guerre et Paix afin d'en retirer toute la force, la subtilité, le sens caché dans l'implicite, la « substantifique moelle »... Je crois l'avoir abordé au bon âge, c'est-à-dire maintenant...

J'y retournerai sans doute un jour, plus tard, lorsque je me rappellerai que ce livre existe, un jour où le questionnement de la vie sonnera comme un écho, portant les voix de Pierre, Natacha, Andreï, Sonia dans le ciel bleu et infini... J'espère que le souffle de ma vie m'autorisera à dérouler les près de deux mille pages et que ma lucidité de « lecteur artistique » me permettra une fois encore de comprendre le texte sans nul besoin d'en aborder son épilogue théorique...
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Résurrection

Une magnifique histoire, un chef d'oeuvre à mon sens. La description d'un pays, d'une société, de deux êtres incroyables : La Maslova et Nekhludov.

Résurrection est le roman du lâcher-prise. Ce sont deux jeunes adultes qui sont tombés amoureux. Elle est servante et a été élevé par les tantes du jeune homme.

Il va suivre le mouvement, faire comme les autres hommes et la déshonorer sans aucuns scrupules, elle va céder à la tentation. C'est une histoire vieille comme le monde. Elle va tomber enceinte et sera chassée par les deux sœurs (qui sont les deux personnes à blâmer pour leur manque de compassion envers cette jeune fille, mais il s'agit d'une autre époque). de là elle connaitra l'humiliation, la prostitution, l'alcoolisme, et finira en prison accusée de meurtre. Nekhludov, juré d'un procès, à la surprise de la retrouver au ban des accusés.

Le génie de Tolstoï réside dans le fait de nous faire découvrir un Nekhludov, ahuri, persuadé de son innocence et rongé de remords, qui veut réparer le mal causé. Malgré tous ses efforts, elle est condamnée au bagne en Sibérie. Et il décide de la suivre et de l'épouser tant il se sent coupable.

La Maslova, quant à elle, ne lui voue plus que de la haine et va se jouer de lui. Elle n'est que vengeance mais en fait elle avait son libre arbitre.

Durant tout le récit, nous découvrons deux personnages aveuglés l'un par son envie de réparer et l'autre par la vengeance . Tout le temps passé finira par leur apporter l'essentiel, La Maslova trouvera l'apaisement parmi les autres prisonniers. Nekhludov fera sa traversée du désert et réalisera son erreur, ce sera une résurrection qui lui permettra ce qu'il veut vraiment.

Une histoire contée par Tolstoï qui m'a parfois amusée par l'antagonisme de ces deux amants et aussi par l'incroyable certitude de Nekhludov qui pense tout réparer par le mariage sans même consulter La Maslova. Après il y a aussi la Russie du dix-neuvième siècle, le système pénitentiaire, les juges, les prisonniers de droit commun et le prisonniers politiques, le bagne, tout un système sclérosé.

Un roman que je conseille pour le style de l'auteur , la vision de la Russie et tous ses personnages. Un livre qui mérite autant d'être lu que « Guerre et paix » ou « Anna Karénine ».

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La mort d'Ivan Ilitch

En si peu de pages, Léon Tolstoï nous fait vivre dans cette nouvelle la mort. La mort d'Ivan Ilitch ne laisse aucune ambiguïté dans ce titre ni dans les premières lignes.

Un homme est mort, un homme ordinaire et nous voici invité par Léon Tolstoï à entrer dans le cortège des voix dissonantes qui bruissent autour du défunt alors qu'il serait convenu de se recueillir en silence. Nous sommes quelques heures à peine après son décès…

Un homme est mort qui était encore jeune, dans la force de l'âge. Il n'avait que quarante-cinq ans.

Qu'a fait ou qu'a été de son vivant Ivan Ilitch pour mériter pareil irrespect à la place de la compassion ? Au lieu du chagrin ou tout au moins d'une forme de bienséance qui eût été à propos lors du service religieux qui est donné, ce ne sont que conjectures sur le devenir de la fonction qu'occupait Ivan Ilitch. Les égoïsmes se lâchent. On pense aux ambitions, aux frivolités de la vie, à la partie de whist du soir, on pense à être ailleurs, surtout pas ici, ou du moins pas trop longtemps, juste le temps de se montrer… C'est peut-être à cet instant qu'elle est là, la société russe, à jamais…

Un homme est mort qui occupait la fonction de juge.

C'est alors que Léon Tolstoï nous éloigne de ce parterre presque cacophonique et nous invite à faire un pas de côté sur le parcours d'Ivan Ilitch.

Un homme est mort qui fut un vivant, qui fut jeune, qui désira une femme qui l'aima à son tour, ils eurent des enfants. Il gravit les échelons professionnels pour arriver au haut rang de magistrat, rendant les sentences, disposant d'un pouvoir énorme entre ses mains sur le destin d'autres gens, suscitant aussi les jalousies, les convoitises. Il n'en était pas lui-même exempt…

En si peu de pages, Léon Tolstoï nous plonge dans la tête de cet homme qui fut cela, et bien autre chose encore, il nous brosse le portrait d'un homme ambitieux, aimant sa famille, satisfait de son parcours.

C'est un peu comme si brusquement Ivan Ilitch nous confiait son histoire. Une mauvaise chute qui tourne mal, s'aggrave, voilà brusquement cet homme tombant malade, ce n'est plus alors qu'une sorte de désescalade sans fin vers l'ultime fin, la mort.

Un homme va mourir et nous savons que bientôt il sera mort, nous le savons mieux que lui et Léon Tolstoï a déjà ici l'art de donner une force extraordinaire à notre regard de témoin.

Est-ce ainsi que les hommes meurent ? Et leurs illusions au loin demeurent…

En si peu de pages, Léon Tolstoï nous dépeint la solitude devenue brusquement absolue, infinie d'un homme qui agonise, qui va peu à peu, pas à pas, vers la mort et se souvient, convoque sa vie, comme on tire sur l'écheveau d'une pelote de laine emmêlée. Comme on ouvre le rideau d'une scène de théâtre, convoquant les comédiens pour jouer la dernière scène…

Un homme va mourir qui avait sentence sur tout et voilà que c'est le monde à l'envers, c'est l'arroseur arrosé, voilà que le destin s'empare de lui, de son sort et va rendre à son tour une sentence inéluctable…

Un homme va mourir seul devant la mort, abandonné de ses plus proches ; les médecins, n'en parlons pas, où sont-ils ? Que font-ils ? Et sa famille, ses proches, c'est encore pire… Il y a cependant ce beau et touchant personnage secondaire qu'est Guérassime dans son dévouement et son humilité. Comme je l'ai aimé, celui-là…

Ivan Ilitch n'est pas seul puisque nous sommes là à suivre son agonie, à étreindre ses pensées et c'est bouleversant. Nous sommes dans l'intimité d'un être en souffrance, qui souffre physiquement, mais peut-être plus encore qui souffre moralement.

La mort est à la fois unique et intemporelle. Celle d'Ivan Ilitch n'échappe pas à la règle. Pourquoi a-ton si peur de mourir ? Est-ce à cause de la mort par elle-même ? de ce qui a après ou peut-être rien justement ? Ou bien la peur d'avoir complètement raté son existence ? Quel sens à tout cela ?

En si peu de pages si puissantes, le récit qu'a écrit Léon Tolstoï m'a touché par son profond réalisme, son acuité, sa justesse, touchant l'intime de nos vies, questionnant notre propre rapport à la mort, à nos morts, qui se font de plus en plus nombreux au fur et à mesure qu'on avance dans l'âge…

En si peu de pages, tant de sentiments sont visités dans le prisme d'un seul homme devenu solitaire devant la mort, traversé de doute, d'inquiétude, d'amertume, peut-être de regrets et de remords…

La force d'un écrivain est là, disant la grandeur d'un texte au travers de la médiocrité d'une vie rendue encore plus misérable au seuil fatidique.

Je me suis alors souvenu d'une histoire vraie que j'avais entendu un jour lors d'un reportage à la radio, celle d'un sage taoïste qui accompagnait les personnes mourantes en leur prodiguant des gestes et des pensées empreintes de sérénité et de douceur. Il avait un don pour aider à cheminer vers l'autre versant. Un jour, il apprit qu'il était atteint d'un mal incurable, qui lui laissait à peine quelques mois à vivre. Alors cet homme qui avait toute sa vie prodigué le détachement, s'apprêtait à aller vers la mort dans une totale peur panique… Cette histoire m'avait impressionné…

En lisant ce récit percutant comme la vie, je ne pouvais me détacher à chaque page de la mort de quelques êtres proches, mes parents et une de mes soeurs, ces trois êtres chers que j'ai assisté l'un après l'autre dans leur agonie… Je me souviendrai à jamais de l'humour de ma soeur, un dimanche midi une semaine avant qu'elle nous quitte, nous avions partagé un succulent Bordeaux dans son appartement donnant sur la Loire… Elle avait ironisé sur notre stupide beau-frère, alcoolique et raciste, qui lui survivrait, peut-être longtemps après elle… Hélas, elle avait raison, le bougre est toujours en vie, me semble-t-il, vingt-cinq après… Dans la douleur de son propos, elle avait simplement exprimé une forme d'injustice, - pourquoi moi ? pourquoi maintenant ? - celle que j'ai vu aussi dans les yeux d'Ivan Ilitch qui me fixaient lorsque je refermai les dernières pages du livre…

C'est la force de l'écriture de Léon Tolstoï que de nous inviter à côtoyer avec tant de grâce les vivants et les morts qui peuplent nos existences… C'est à eux que je pense ce soir en écrivant ces mots…



Cette nouvelle a été lue dans le cadre d'une lecture commune et je remercie mes compagnons de lecture, fidèles et nouveaux, dont les regards croisés ont été complémentaires et ont éclairé mes pas…

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