Après « Anna Karénine », je poursuis mon voyage dans l'immense oeuvre d'un des grands maîtres de la littérature russe, Léon Tolstoï.
Tous ses ouvrages sont habités par ses thèmes de prédilection, les fragilités humaines, l'angoisse de la mort et de l'agonie. Cette nouvelle raconte la douloureuse fin de vie d'un homme qui prend conscience tardivement qu'il a gâché sa vie en voulant se conformer aux attendus de la société.
Ce qui est étonnant, c'est l'idée que je me faisais des livres de cet auteur : je les imaginais inaccessible, lourds, pompeux, inintéressants, loin des préoccupations de notre monde, mais j'ai découvert un style simple, élégant, pertinent, et en définitive très moderne. Je l'ai également trouvé impressionnant de clarté et de justesse dans la brièveté du format court qu'est la nouvelle.
Car en effet, s'il n'est pas à démonter que l'auteur est un formidable romancier, il est également un talentueux nouvelliste.
*
C'est par le décès d'Ivan Ilitch que s'ouvre ce récit d'un peu moins de cent de pages. Ce qui d'emblée sidère et déconcerte, c'est le manque d'égard, de compassion, de chagrin ou d'empathie de ceux qui assistent au service religieux. On se dit que cet homme ne devait pas être quelqu'un de très attachant, ni de bien sympathique. Alors qu'elle n'est pas notre surprise lorsque Léon Tolstoï remonte le temps pour nous le présenter de son vivant.
Ivan Ilitch est un homme plutôt ordinaire, ni bon, ni mauvais. Certes, il est égoïste, indifférent aux autres, préoccupé par sa réussite professionnelle, son statut social et sa respectabilité mais il est plutôt honnête et droit. D'un naturel sympathique et agréable, il s'efface dans la sphère privée, ne cherchant pas les conflits avec sa femme pour laquelle il n'a plus d'amour.
*
La vie est un jeu auquel on doit commencer à jouer avant d'en connaître ses règles.
Lorsqu'Ivan Illitch réalise que sa douleur au flanc est en train de le tuer, c'est comme un choc. C'est comme s'il se réveillait brutalement après une vie faite d'illusions, d'inexistence et d'aveuglement. Devenu lucide, il prend conscience de la superficialité, de l'orgueil et de la pauvreté de son existence. Il a vécu dans une sorte de mensonge, ne pensant pas que la mort pourrait un jour s'appliquer à lui.
« Caïus est un homme, tous les hommes sont mortels, donc Caïus est mortel, lui avait paru juste dans sa vie passée seulement par rapport à Caïus, mais jamais par rapport à lui. »
En pensant qu'il lui suffisait d'avoir une vie honnête, une position sociale enviée, des amis influents, une belle femme bien née, des enfants et un travail qui lui apporte prestige et confort financier pour avoir une vie belle et accomplie, il réalise au seuil de la mort qu'il a été terriblement naïf.
Sa vie n'a été que vanité, superficialité.
Il a confondu le bonheur avec l'ambition et le pouvoir.
Il a oublié le véritable sens de la vie et est passé à côté de sa vie.
« … chose étrange, tous ces moments de sa vie agréable lui paraissaient à présent tout autres qu'ils ne lui avaient semblé alors. »
Il ne s'est entouré que de personnes arrivistes, fausses et égoïstes qui ne supportent pas sa maladie, ne le supportent plus, et n'attendent que sa disparition pour retrouver la paix ou gagner des privilèges. Il se sent impuissant, incompris, rejeté, ignoré, affreusement seul. Il les hait.
« La mort. Oui, la mort. Et eux, il n'y en a pas un qui sache, qui veuille savoir, qui ait pitié. Ils jouent. (Il entendait au loin, derrière la porte, des éclats de voix et des refrains.) Ça leur est égal, mais ils mourront aussi. Les imbéciles. Moi, un peu plus tôt, eux un peu plus tard, mais ils y passeront aussi. Et ils s'amusent. Des brutes ! »
La fin de la nouvelle, fin de la vie et de la mort, rejoint en une boucle le début du récit, formant ainsi un cycle, celui de la vie.
« Dans sa poitrine on entendait un gargouillis ; son corps décharné tressaillait. Puis gargouillis et râles se firent de plus en plus espacés.
– Fini ! – dit quelqu'un au-dessus de lui.
Il entendit ces mots et les répéta dans son âme. « Finie la mort, – se dit-il. – Elle n'existe plus. »
Il aspira l'air au fond de lui, s'arrêta au milieu de son aspiration, se raidit et mourut. »
*
Les personnages secondaires sont dessinés en seulement quelques mots mais quels mots ! La femme, la fille, les amis et collègues d'Ivan Illitch posent un regard insensible, impitoyable et distant sur les souffrances du moribond. Si eux attendent avec impatience le trépas de l'homme, le malade lui, n'a rien à attendre d'eux, aucune pitié, aucune écoute. Ils sont vils et méprisables.
Heureusement, le jeunes fils d'Ivan Illitch et Guérassime, un serviteur fidèle, amènent un peu de douceur, de sincérité, d'humanité et d'empathie dans ces pages si tristes et éprouvantes.
*
En survolant la biographie de Léon Tolstoï, on ne peut que trouver des ressemblances entre l'auteur et son personnage. Il paraît ne jamais séparer l'écriture de sa vie personnelle, cherchant à répondre à ses questionnements existentiels et philosophiques sur le sens de la vie et de la mort, l'amour et le couple, la fuite du temps, les regrets, l'espoir et l'angoisse de mourir.
« Je n'existerai plus, mais qu'est-ce qui existera ? Rien n'existera. Et moi, où serai-je, quand je n'existerai plus ? C'est cela, la mort ? Non, je n'en veux pas. »
Ainsi, la mort d'Ivan Illitch permet de développer des réflexions profondes sur la cruauté de la vie, la complexité de la psychologie humaine, sur notre rapport à la société qui nous oblige à un certain conformisme et nous éloigne par conséquent du bonheur.
L'enfance est évoquée, l'auteur semble en avoir une certaine nostalgie. Les seuls souvenirs heureux d'Ivan Illitch remontent à cette période de la vie où l'innocence, l'insouciance, la confiance dans l'avenir, loin des tracas du quotidien des adultes, permettent de savourer l'instant présent et d'éviter les écueils d'une vie superficielle.
*
Le récit commence par la fin et pourtant Léon Tolstoï imprime une tension dramatique stupéfiante en même temps qu'une beauté douloureuse et troublante. Et plus le récit avance, et plus on lit dans le regard de cet homme, la douleur qui étreint son corps et son esprit, sa peur de mourir, son extrême solitude et c'est bouleversant.
« Une goutte d'espérance brille, puis déferle une mer de désespoir, et toujours la douleur, encore la douleur et l'angoisse, et tout est pareil. La solitude rend l'angoisse encore plus terrible, il voudrait appeler quelqu'un, mais il sait d'avance que devant les autres c'est encore pire. »
J'ai aimé l'écriture de Léon Tolstoï : elle est à la fois simple, sobre, sincère mais aussi d'une acuité particulière, d'une grande finesse psychologique, d'une sensibilité et d'une force telle que la mort d'Ivan Illitch nous renvoie à nos propres souvenirs et à l'inévitabilité de notre propre mort.
Des mots reviennent sans cesse et scande le texte : pensée, mort, vie, ELLE, cette douleur. La douleur torturante, intolérable, incurable est sa maîtresse, il ne voit qu'elle, ne pense qu'à elle, ne voit que par elle.
« Il passait dans son cabinet, se couchait, et se retrouvait seul avec ELLE. Les yeux dans les yeux, avec ELLE, sans rien d'autre à faire que de LA regarder, le coeur glacé. »
Ces mots sont comme une houle qui se soulève, s'enfle, s'agite, se creuse et meurt.
Ces mots sont comme un grondement, un bruit de marteau sur une enclume, ils insistent, ils frappent, ils martèlent.
Le lecteur ne peut résister à la force de ces mots qui nous obligent à regarder cette douleur en face, à ne pas lui tourner le dos. Derrière elle, tapie, la mort, inévitable, inéluctable attend son heure.
*
Au final, la mort d'Ivan Illitch m'a touchée par son caractère à la fois intime, intemporel, universel. Je me suis sentie projetée au chevet de cet homme qui agonisait et subissait l'épreuve de la maladie dans son corps et dans sa tête.
"Pourquoi moi ?"
Ce combat, cette souffrance, cette inquiétude ont été éprouvants pour la lectrice que je suis. Car inévitablement, cette lecture renvoie à des souvenirs douloureux qui ne pourront jamais s'effacer. Elle nous oblige aussi à nous confronter à nos propres peurs de la mort et à vivre pleinement en étant conscient qu'un jour, nous serons face à elle.
Mais ce texte est aussi une façon de nous faire réfléchir sur le sens de la vie, à profiter du présent, de plaisirs simples, loin de toute superficialité pour ne rien regretter.
**
Nouvelle lue dans le cadre d'une lecture commune, je remercie tous mes compagnons de lecture dont les regards croisés ont été complémentaires.
**
Commenter  J’apprécie         4630