Je tiens tout d'abord à mettre quelques petites choses au point. D'une part, même si le titre "
Les Brontë" est bien entendu vendeur, il aurait été plus honnête de l'intituler "
Charlotte Brontë", car c'est autour d'elle que s'est construite cette biographie. Je comprends bien qu'elle ait vécu un peu plus longtemps que les autres, qu'elle ait eu une biographe "officielle" très tôt, qu'on détienne plus de documents la concernant, notamment en ce qui concerne la correspondance, mais reste que le titre est peu représentatif du contenu, et par là décevant pour tous ceux qui connaissent déjà un peu, et le mythe, et l'histoire réelle de la fratrie Brontë. Peut-on considérer comme une biographie collective un livre qui parle essentiellement de Charlotte, un peu de Branwell, un peu moins d'Emily, et pratiquement pas d'Anne ? Anne est la grande oubliée ici, et c'est justement elle qu'on connaît le moins...
D'autre part, j'ai lu ici ou là que
Jean-Pierre Ohl aurait effectué un travail titanesque pour écrire cette biographie. Je tiens à préciser que ce n'est pas le cas. Non pas que je veuille jeter la pierre à l'auteur, mais les biographies publiées chez Folio n'ont pas pour but de constituer des ouvrages exhaustifs - c'est d'ailleurs pour ça qu'elles adoptent un format d'environ 250 pages. Elles se veulent des synthèses biographiques, et c'est bien une synthèse que présente
Jean-Pierre Ohl en s'appuyant sur les travaux de chercheurs qui, eux, ont véritablement étudié longtemps la vie des Brontë et leur oeuvre littéraire. Chercheurs qui, eux, ont bel et bien démythifié la légende. D'ailleurs, si on compare la biographie de Dickens du même auteur, toujours chez Folio, avec celle des Brontë, on se rend compte que
Jean-Pierre Ohl est beaucoup moins à l'aise avec le second sujet - Dickens étant son sujet de prédilection. C'est à mon sens regrettable, car je pense que d'autres auraient été plus à même d'écrire cette biographie. Seulement, il semblerait que chez Folio on aime bien travailler avec les mêmes auteurs, quitte à ce qu'ils ne soient pas spécialistes de leur sujet :
Liliane Kerjan a écrit une bio de
Tennessee Williams et une autre de
Truman Capote (dans les deux cas, elle maîtrise parfaitement la chose), mais aussi une bio de Lincoln et une de Washington, ce qui est plus étonnant. Virgile
Tanase tient le haut du pavé avec je ne sais combien de titres sur des personnalités très diverses. Quant à
Jean-Pierre Ohl, je suppose qu'après sa bio de Dickens (que je recommande), on a pensé chez Folio qu'il ferait l'affaire pour
les Brontë, vu que
les Brontë et Dickens ont vécu à peu près à la même époque. C'est un critère... et une hypothèse de ma part, mais qui me semble se tenir. le fait que
Jean-Pierre Ohl ne maîtrise pas complètement le sujet Brontë explique d'ailleurs que, plutôt que de citer directement des documents sur
les Brontë, il tire parfois ses citations d'autres ouvrages (sur la correspondance, la biographie, etc.)
En tant que synthèse biographique, je n'ai pas grand-chose à redire sur le livre.
Jean-Pierre Ohl se réfère à la fois aux sources les plus connues - à savoir la biographie de Charlotte par
Elizabeth Gaskell et le petit opus de Daphné du Maurier sur Branwell, incontournables même si très critiquables - qu'aux travaux plus récents. On ressort de cette lecture avec une bonne idée de ce que fut la vie des Brontë, c'est-à-dire tout sauf trépidante. L'auteur s'en tient essentiellement, la plupart du temps, au factuel. Surtout, il fait constamment la part des choses, fait le point sur les éléments contestables du mythe (notamment à propos de ce qu'a écrit
Gaskell) et ne se permet pas de prendre partie pour l'une ou l'autre hypothèse récente ou moins récente (hypothèses qui ne manquent pas, du genre "Branwell a-t-il réellement été l'amant de Mrs Robinson ?", "Emily a-t-elle voulu se suicider ?", "Emily avait-elle un second roman en gestation ?", "Charlotte a-t-elle détruit des
oeuvres de ses soeurs ?", ce genre de trucs) ; lorsqu'il ose avancer qu'une hypothèse est plus probable qu'une autre, c'est assorti d'un argumentaire qui semble solide. Bref, il est n'est pas affirmatif comme
Claire Malroux dans sa préface aux
Cahiers de poèmes d'
Emily Brontë (et hop, exit le potentiel second roman d'Emily), ni fantaisiste comme
Patrick Reumaux, qui n'hésite à se laisser porter par le mythe sans souci de véracité dans sa préface au recueil le monde du dessous. Mais nous aurons l'occasion de reparler de ces deux-là. Bon, il arrive tout de même que
Jean-Pierre Ohl déborde un peu du cadre de sa mission, mais c'est rare.
Je serais d'une totale mauvaise foi si j'affirmais qu'on n'apprend rien ici, même si savoir que Charlotte et Anne se sont perdues lorsqu'elles sont allées rendre visite à leur éditeur à Londres ne m'intéresse pas plus que ça. Seulement, qui se mêle de la biographie d'un artiste se mêle généralement de sa monographie - il n'y a qu'à comparer encore une fois la bio de Dickens par
Jean-Pierre Ohl avec celle-ci. Or, c'est là que ça se corse. Il est finalement assez peu question de littérature dans cette biographie... Alors oui, la biographie éclaire pas mal de points concernant Charlotte et la genèse de ses romans. Quelques détails, ou d'éléments plus importants, peuvent aussi éclairer la compréhension du premier roman d'Anne, voire du second. Mais quant à comprendre la genèse de ses deux romans, c'est autre chose. Pour Emily, on reste dans le flou (certes, on apprend d'où vient le nom Earnshaw et quelles demeures ont inspiré celle de Hurlevent, mais c'est quand même peu). Quant à Branwell, il est difficile d'appréhender son oeuvre littéraire, ne serait-ce que parce que, malheureusement, on ne connaît en France que très peu ses poèmes et sa prose. Et comme
Jean-Pierre Ohl ne nous livre pas (du moins il me semble) d'extraits des poèmes des quatre Brontë relatifs à leurs mondes imaginaires (Angria pour Charlotte et Branwell, Gondal et Gaaldine pour Emily et Anne), ni de la prose angrienne de Charlotte et Branwell, on reste sur sa faim sur la question des jeux d'enfants et des royaumes rêvés, pleins de bruit et de fureur. Ces inventions fascinantes des Brontë - parce que méconnues et en partie perdues, il faut bien l'avouer - sont réduites à des faits qui font tomber de haut les rêveurs.
Cela dit, les romans des trois soeurs ne sont pas beaucoup mieux lotis. Même si, je le disais, on saisit la portée autobiographique de ceux de Charlotte, et du tout premier roman d'Anne, il n'est pas tellement question de la totalité de leurs romans d'un point de vue strictement littéraire. Et c'est d'autant plus triste que, lorsque
Jean-Pierre Ohl s'y intéresse enfin, en tant qu'objets littéraires et non plus seulement biographiques, son analyse est fine, juste, très bien argumentée. Ce qui lui permet de pointer le manque absolu de discernement de Charlotte - et voilà qui est aussi intéressant qu'étonnant - à propos des romans de ses soeurs. On aura au moins compris, grâce à
Jean-Pierre Ohl, que la rigidité morale de Charlotte, son conservatisme, l'ont desservie en tant que critique de l'oeuvre d'Emily et d'Anne, et qu'elle les a bel et bien desservies dans une préface de leurs romans tout à fait charmante après leur mort. Mais je vous laisse découvrir ce pan de l'histoire.
Sans doute que j'attendais trop de cette biographie synthétique, fascinée que je suis par Gondal, Gaaldine, Angria, depuis que j'ai lu, il y a bien longtemps, les poèmes d'Emily traduits en français par
Pierre Leyris. Sans doute que j'étais déjà trop informée sur la vie des Brontë, le mythe et sa déconstruction, pour sauter au plafond devant une bio de deux cents et quelques pages. Mais il faut bien dire que la France ne regorge pas d'études de leur oeuvre et de biographies plus consistantes, ce qui fait qu'on se rabat sur ce qu'on trouve.
Jean-Pierre Ohl a effectivement rempli son contrat question biographie pure, mais je reste décidément sur ma faim après cette lecture.