Fantômes, enchantements et sortilèges pour déjouer les pièges immémoriaux d'un patriarcat jamais las de ses dominations. Un éblouissant conte moderne de la vie matérielle, de la famille, de l'amour et de la mémoire toujours à raviver.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/05/18/note-de-lecture-
lisiere-fantome-jerome-lafargue/
Au coeur d'une ville gasconne au riche passé et à la taille actuelle toute moyenne, Augustin Loeyna exerce ce qui pourrait constituer (à mon humble avis, strictement personnel, en tout cas) un véritable métier de rêve : plongé dans les bibliothèques physiques et virtuelles de toutes sortes, dans le monde entier, depuis son repaire confortable de la salle municipale où il aime s'installer, il rédige mémoires, études et analyses pour toute une foule de commanditaires séduits par son sens de la synthèse, sa voracité documentaire et sa plume bien sentie. Des émoluments significatifs dans cette activité ainsi que le modeste héritage familial lui permettent, comme à sa soeur, professeur de surf sur un spot maritime landais renommé, à quelque distance, un certain confort matériel. Tout semble plutôt idyllique, de plus d'une manière, ici.
C'est toutefois sans compter avec une discrète manifestation surnaturelle qui se fait jour dans sa maison de rondins, puis dans son jardin, pour le mettre d'abord sur la trace improbable d'une poétesse inconnue du XVIIe siècle gascon, et d'un féminicide plus que vraisemblable après enquête, puis sur celle de son propre passé familial, où certaines légendes couramment acceptées se révèleront peut-être moins dorées et plus complexes qu'il n'y paraissait d'abord.
Avec cette «
Lisière fantôme », publiée chez Quidam en mars 2023, sixième roman d'une discrète épopée renforcée de ci de là de novellas, nouvelles et fragments aussi divers que somptueux,
Jérôme Lafargue poursuit – et sublime peut-être encore un peu – son exploration personnelle d'une Aquitaine tissée de Gascogne et de Landes, de vie matérielle contemporaine et d'histoire réelle ou légendaire, un espace qui s'incarne encore – et pourtant toujours aussi différemment – dans des passés familiaux toujours moins simples et plus puissants qu'il n'y semble au premier abord.
Si le récit d'Augustin Loeyna et son voyage à travers un voile épais d'incrédulité nous entraînera lorsque nécessaire au Cambodge, au Kenya ou en Ukraine, il est bien ancré, solidement et profondément, dans un espace, entre terre et mer, et dans une ville, au bord de son fleuve, où l'on retrouve aisément la magie diffuse qui habitait déjà le fondateur «
L'ami Butler » (2007) et les sous-entendus historiques qui traversaient, par exemple, le «
Description d'Olonne » de
Jean-Christophe Bailly. Mais cet espace profond, géographique et historique, ne donne tout son sens caché qu'une fois subtilement filtré au tamis d'une famille, de ses tenants et aboutissants, selon une alchimie bien particulière, pour partie déjà familière aux lectrices et lecteurs de «
Dans les ombres sylvestres » (2009), de « L'année de l'hippocampe » (2011), de «
En territoire Auriaba » (2015) ou de «
le temps est à l'orage » (2019).
Jouant ici du fantomatique d'une manière évoquant sans doute davantage
Catherine Dufour que
Ryoko Sekiguchi (mais en en proposant néanmoins une subtile fusion thématique, instillant un humour savoureux au coeur des drames historiques et contemporains d'un patriarcat et d'un masculinisme jamais pleinement satisfaits de leur domination),
Jérôme Lafargue navigue en poète entre la vie matérielle et le dilettantisme obsessionnel de ses hérauts et héroïnes, pour explorer ce qui se joue entre nature, culture et occulte, comme dans les étroits corridors des passages entre classes sociales, lorsque l'érudition et l'acharnement peuvent concerner aussi bien un universitaire amoureux de poésie gasconne qu'un ancien braqueur pas tout à fait reconverti. Dans cette «
Lisière fantôme », où passé et mémoire sont entrechoqués aux enchantements, sortilèges et faux-semblants du réel et du métaphorique, il excelle plus que jamais, utilisant comme personne le motif menaçant de la rage en dedans, à définir un territoire de l'inquiétude bien particulier (comme une
Becky Chambers explorant tout à fait ailleurs cette histoire quotidienne des peuples heureux censés n'en avoir pas), un territoire que ne renierait certainement pas certain Prince d'Aquitaine à la tour abolie – pour nous offrir un si lumineux soleil noir de la mélancolie.
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