Alicia Dujovne Ortiz, née à Buenos Aires en 1939 où elle est diplômée en philo et lettres, s'est réfugiée à Paris en 1978, après l'instauration de la dictature militaire de Jorge Rafael Videla. En France, elle a collaboré à "Le Monde" et est devenue conseillère chez l'éditeur Gallimard.
Elle a publié des recueils de poèmes et de nombreux romans, mais est connue chez nous surtout comme auteure de biographies, notamment de l'écrivaine, poétesse et musicienne
María Elena Walsh (1930-2011) ;
Eva Perón "La madone des sans-chemise" (1995) ; de "El Pibe de Oro" ou le gamin en or, Diego Maradona et plus récemment de "El camarada Carlos", le terroriste vénézuélien, Ilich Ramírez Sánchez, surnommé le Chacal, en taule à Poissy dans les Yvelines.
Il y a un bout de temps que la figure énigmatique de Dora Maar m'intrigue. Peut-être pour une part tout bêtement parce que ce nom me chiffonnait, "maar" signifiant "mais" dans ma langue. Pour en savoir un peu plus, j'avais le choix entre différentes biographies, notamment celle de
Nicole Avril "
Moi, Dora Maar" de 2002 et de qui j'avais lu "
La Disgrâce", qui ne m'avait guère convaincu, et celle d'
Alicia Dujovne Ortiz "
Dora Maar : Prisonnière du regard" de 2003. C'est finalement ce dernier ouvrage qui a eu ma préférence. Cela essentiellement parce que dans les critiques j'avais lu que le premier est assez superficiel, tandis que dans le second, l'auteure avait apparemment accompli de sérieuses recherches pour savoir le plus possible sur cette Dora et pas uniquement son rôle comme maîtresse de
Pablo Picasso et sa place dans ce monde artistique de Paris des années 1935-1946.
D'ailleurs, les recherches de l'auteure se révèlent, au départ, assez problématiques : archives fermées au public, questions sans réponses précises, rumeurs contradictoires et renseignements tendantieux et fantaisistes ! Mais comme les "Mères de la place de Mai" (Madres de la Plaza de Mayo) des disparu(e)s de la Junta, notre
Alicia Dujovne Ortiz s'obstine. Et voilà, en substance, ce qu'elle a réussi à découvrir sur cette égérie, muse et maîtresse de l'homme de Málaga.
Dora Maar est née en 1907 comme Henriette Théodora Markovitch à Paris. Son père, Joseph, était un architecte originaire de Sisak en Croatie et sa mère, Louise Julie Voisin, était venue de Cognac. Après Londres et le Cap, le couple s'installa à Buenos Aires, et ainsi leur fille de 3 ans devient Dora Enriqueta Markovich (sans t à la fin de son nom, car superflu en Espagnol), sur ses papiers argentins. Grâce à l'armateur le plus fortuné d'Amérique Latine, don Nicolás Mihanovich, Croate comme son père, celui-ci a pu construire 2 bâtiments célèbres, dont la fameuse "Torre de los ingleses" - Tour des Anglais, rebaptisée "Torre Monumental", après la Guerre des Malouines en 1982, car d'une hauteur de 75,50 mètres dans le quartier stratégique de Retiro. Sa mère, timide, méfiante et craintive, qui avait horreur de ce pays "primitif", décida en 1920, sous prétexte des études de sa môme intelligente, de rentrer à Paris. Dora avait 13 ans. "Cette tour (mirador) qui portait son nom et lui ordonnait : Mira Dora" ou 'regarde Dora' en Français, n'était pas le seul souvenir important du pays du tango qui a marqué sa petite enfance.
À Paris, après le lycée
Molière, Dora avec son sérieux imperturbable, s'inscrit à l'École des arts décoratifs, assiste aux cours de peinture de l'académie Julian et fréquente l'atelier
André Lhote, en même temps que le célèbre
Henri Cartier-Bresson. Lire à ce propos l'excellente biographie de
Pierre Assouline "Cartier-Bresson : L'oeil du siècle" de 2001, dans laquelle il la mentionne brièvement. La "
brune chasseuse d'images" commence aussi à fréquenter les cafés de Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés, où au Flore elle aperçoit Picasso. Plus tard elle faisait partie du groupe d'artistes autour de
Jacques Prévert. Armée de son diplôme de photographie, elle commença à développer son propre style, et après quelques années de "travaux alimentaires" de photos de mode et de nues pour des revues de charme, elle "accéda véritablement à son plus haut niveau personnel", selon l'auteure en 1932-1936.
C'est en octobre 1935 aux Deux Magots que Dora, 28 ans, entre dans la vie de Picasso, 53 ans, comme le numéro 5 de ses relations plus ou moins longues, après
Fernande Olivier, Eva Gouel, Olga Kokhlova, et Marie-Thérèse Walter, et avant
Françoise Gilot et Jacqueline Roque. C'était aussi l'année de la naissance de sa fille, Maya Widmaier-Picasso.
Je vous laisse découvrir la relation tumultueuse de Dora avec l'auteur du fameux tableau "Guernica", qui dura 8 ans, jusqu'en 1943. Pour être honnête, le personnage de Pablo Ruiz Picasso (1881-1973) ne m'est guère sympathique. Il y a des années, j'ai lu sa biographie par
Arianna Stassinopoulos Huffington "
Picasso, créateur et destructeur" et il m'a fallu un effort pour en arriver à bout, non pas qu'il s'agit d'un mauvais ouvrage, mais tout simplement parce que son héros m'a tellement déplu. Et bien qu'il soit un des monstres sacrés de la peinture et qu'il faille être snob ou ignare pour le contester, franchement je ne voudrais pas accrocher beaucoup de ses tableaux - surtout de sa période cubiste - au-dessus de mon lit, y compris ses portraits de Dora Maar.
Pendant cette relation elle abandonna la photographie pour la peinture, mais ce n'est qu'après qu'ils cessaient de se voir que son talent s'épanouit. de 1946 jusqu'à sa mort en 1997, à l'âge de presque 90 ans, Dora Maar a mené une vie de recluse, en proie à des dépressions et soins psychiatriques, entre autres par le célèbre
Jacques Lacan, qui a essayé de la guérir avec des électrochocs (interdits par la loi) et apparemment sans succès. Pendant plus d'un demi-siècle, elle a donc été une isolée volontaire qui s'occupa de peinture et mysticisme entre Paris et Ménerbes dans le Luberon.
Cette biographie d'un personnage quasi insaisissable est fondée sur des recherches admirables par son auteure et vaut la peine d'être lu pour son évocation d'une époque intéressante et d'un large cercle de grands noms d'artistes. L'index fort utile en fin de volume compte 11 pages.
L'ouvrage d'
Alicia Dujovne Ortiz, qui se lit facilement, y aurait gagné si elle avait supprimé certains détails d'importance toute relative.