Dans les années 1980 un ami critique fait découvrir à
Jean Paul Kauffmann la « lutte de Jacob avec l'ange » d'Eugène Delacroix (1798-1863) dans la Chapelle des Saints-Anges à l'entrée de l'église Saint-Sulpice à Paris. Tout commence donc dans cet essai, qui n'est ni une exégèse de la Bible ni un traité d'esthétique ou d'histoire de l'art, par l'attirance de l'auteur pour cette oeuvre peinte se conjuguant pour lui à sa curiosité ancienne pour le personnage de Jacob.
Il devient vite familier du lieu aimanté par la force plastique de la peinture bien décidé à déceler l'intention cachée du peintre (réf. à l'image dans le tapis de James ou l'invisibilité de l'évidence de
Poe dans
la lettre volée). Avec la certitude intime que le choix de cette iconographie biblique mettant face à face Jacob et l'ange envoyé de Dieu en un combat singulier n'est pas fortuit et que son roman familial a pu influencer le peintre Delacroix. Un élément de la biographie de l'artiste lui fournirait le motif : des raisons médicales auraient empêché Charles Delacroix d'être le père biologique d'Eugène. le fils interrogerait alors son identité par toile interposée (« la lutte » étant interprété dans ce cas précis comme questionnant la figure paternelle ou l'inverse). L'oeuvre et sa composition ont d'ailleurs suscité tant d'interprétations que rien ne sera définitivement tranché par l'auteur qui en explore lui aussi tous les mystères dont celui des arbres monumentaux dominant la scène et celui de la nature-morte du premier plan. Ses manies de détective s'apparentant plutôt à celles d'un Maigret, précise-il avec humour, plutôt qu'à celles d'un Sherlock : attaché à l'évidence des choses et à leur périphérie plutôt qu'à la preuve par des faits.
Sa présence y devient vite incontournable à Saint-Sulpice qu'il arpente en tous sens, comme pour mieux s'imprégner de l'esprit du monument que Delacroix a fréquenté pendant de si n
ombreuses années. L'auteur offre au lecteur une vision de l'architecture de l'édifice et une géographie personnelle du lieu mêlant le passé au présent dans le tourbillon de la sociologie sulpicienne parisienne des années 1990 (un régal) : tournage d'un film, visites-conférences des élèves de l'Ecole du Louvre, concerts, commémorations sont prétextes pour lui à se prêter au jeu de l'interview, à gloser sur l'oeuvre et son auteur. Kauffmann ne semble pourtant pas dupe des motivations réelles de son enquête et se met parfois à distance pour livrer des réflexions d'une toute autre nature et d'une extrême lucidité lorsque son passé d'otage au Liban refait surface de manière inopinée. le regard ironique porté sur lui même adoucit une certaine férocité à l'égard des contemporains.
Ses pérégrinations insolites sont doublées d'une filature provinciale "posthume" non moins originale dans les lieux de naissance ou fréquentés par le peintre et sa famille (Dieppe, Augerville, Crozes, Champrosay et l'Argonne ). Il en ressort un portrait d'Eugène Delacroix brossé vigoureusement et sans complaisance. Après des mois passés à apprêter le mur de la chapelle - véritable combat mené contre l'humidité et la porosité et peut être contre lui-même - le peintre sortira épuisé de son chantier. Sept ans lui auront été nécessaires pour venir à bout de cette commande confiée par le Ministère de l'Intérieur en 1849. Insondable Delacroix ! Alors que l'enquête de notre "Maigret" semble avoir atteint son terme l'intention cachée du peintre reste toujours en suspens... C'est sans compter sur l'infinie curiosité de Kauffmann et sa capacité à poursuivre des investigations et des motivations qui se dévoilent peu à peu.
Dans la chapelle mitoyenne de celle des Saints-Anges, soit au revers de
la Lutte avec l'Ange, un autre peintre contemporain de Delacroix, François-Joseph Heim, a exercé son art et retenu l'attention scrupuleuse de l'enquêteur Kauffmann. Ce n'est pas un hasard. Il a eu lui aussi son moment avec le mur, quelques années avant Delacroix. Ses oeuvres aujourd'hui obscurcies par le temps et le suif n'attirent plus le public et F.-J. Heim jugé trop académique n'a guère laissé de souvenir impérissable à la postérité. Son allégorie « La Prière pour les morts » évoque aussi Jacob. de même qu'existe à Bordeaux un autre tableau de sa composition : « l'arrivée de Jacob en Mésopotamie ». « Complicité, connivence, correspondances ». Lumière et gloire d'un côté du mur,
ombre et oubli de l'autre. Deux artistes et un même combat de chaque côté d'un mur. Un tel voisinage ne peut que renvoyer l'auteur vers les raisons profondes de son attraction pour Jacob et sa lutte.
En contrepoint d'un Delacroix qui capte la lumière et irradie la force, Heim l'obscur se profile peu à peu et sort de l'
ombre. Ce rapprochement où la lumière s'infiltre sur ce qui semble avoir disparu ou s'être effacé modifie soudain la perception de la réflexion puissante et inquiète sur l'art à laquelle se livre
Jean Paul Kauffmann. L'ultime voyage au musée des Beaux-Arts de Bordeaux qu'il s'impose telle une évidence à l'issue de ce très bel essai en forme de quête artistique agit finalement comme un voile de plus jeté sur l'insondable mystère de toute intention créatrice à laquelle la thématique biblique de sa source confère ici sans doute une portée singulière de questionnement de soi empreinte de spiritualité.