Inattendue, la prose poétique ramifiée et inventive, cruelle et tendre, de la maladie alcoolique.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/10/18/note-de-lecture-
alcool-mon-amour-andreas-becker/
L'alcoolisme, dans toute sa crudité de maladie potentiellement mortelle, socialement et physiquement. L'alcoolisme dans toute son aveuglante clarté hospitalière, loin du charme jazzy des apéritifs sous le soleil et des cocktails en lumière tamisée des innombrables incitations à la consommation qui frappent comme des balles perforantes, toujours et partout, celles et ceux pour qui alcool ne pourra jamais rimer avec modération.
En inventant, pour les placer au centre d'une mise en scène somptueuse et violente, les personnages alcooliques de Valentin et de Jeanne, centre où ils seront rejoints lorsque nécessaire par l'épouse sobre Claudia et par le médecin Michel, à partir de la parole brute de témoignage issue d'un atelier d'écriture à haute intensité,
Andréas Becker nous offre à nouveau une tranche improbable de poésie brutale et tendre. Comme il avait su créer successivement, en puisant dans des vies réelles, ré-imaginées ou mises à distance, les langues du viol à répétition, mental et physique («
L'effrayable », 2012 – écoutez ici
Denis Lavant s'emparer de ces mots-là), de la folie douce obsessionnelle («
Nébuleuses », 2013 – écoutez ici Brigitte Mougin nous en donner toute la substance orale), de la culpabilité travaillée au coeur («
Les invécus », 2016) ou même de la sanglante genèse d'un tueur en série pas comme les autres («
La castration », 2020), il assemble et dote d'une folle justesse une nouvelle langue indispensable, celle de l'addiction vécue sous plusieurs de ses facettes, langue extrêmement cruelle et pourtant sauvagement tendre : «
Alcool Mon Amour », publié aux éditions d'En Bas en octobre 2021, septième roman de l'auteur d'origine allemande, marque une sérieuse pierre blanche au sein d'un édifice littéraire de plus en plus impressionnant.
Sous le signe terrible de l'abréviation hospitalière « OH », il a fallu un talent immense à
Andréas Becker pou
r agencer lucidité et confusion, regard clinique et pente psychotique, tendresse et imprécation, espoir et désespoir, delirium tremens et ascèse bien comprise, obstination et compulsion, pour transformer la parole extraite et transfusée (on songera peut-être au remarquable travail de Perrine le Querrec dans son « Rouge pute » à partir du témoignage de femmes victimes de violences conjugales) en une poésie paradoxale et perfusée, rude et puissante, pour donner un tout autre sens qu'à l'habitude à l'expression « paroles d'ivrogne ».
Comme
Phyllis Yordan dans «
My America » et dans « First Nation »,
Andréas Becker introduit avec force sa poésie bien particulière et son inventivité langagière là où on ne les attendrait pas a priori :
après avoir creusé au plus intime avec l'histoire de sa propre mère souverainement transfigurée («
Ulla ou l'effacement », 2019),
après avoir donné des voix ô combien surprenantes à des
gueules cassés de la première guerre mondiale issues d'archives photographiques miraculeusement exhumées («
Gueules », 2015), le voici qui emprunte avec ferveur les mots vécus par les patients, complices et désormais amis pour en extraire une saga sauvage à plusieurs voix, entre secours hospitalier, déchéance physique, déambulation parisienne mortifère, mur de soi et des autres, pour se démarquer radicalement d'un certain romantisme historique de la maladie alcoolique, celui qui hante les silhouettes emblématiques et pourtant si trompeuses de
Charles Bukowski ou d'
Antoine Blondin, et de leurs personnages, celui des « Barfly » et des « Leaving Las Vegas », pour revenir marquer de près le démon doucereux avec lequel
Stephen King, en l'ayant partiellement exposé et conjuré dans «
Shining » et ailleurs, confessait sa propre bataille au détour de son « Écriture », le démon qui anéantissait un certain consul au-dessous du volcan, en résonnant avec les cris muets de
Francis Bacon, les virevoltes décisives et poignantes de
Gherasim Luca ou l'« ombre de ton chien » de
Jacques Brel : ces touches d'écho à la discrète présence dans «
Alcool mon amour » viennent comme sublimer le matériau tragique, audacieux et pourtant toujours capable de porter l'humour profond, contre vents et marées mortifères – et c'est aussi ici, dans cette capacité à faire poésie et sens à partir du matériau de prime abord le plus improbable, que l'on reconnaît une certaine marque des « grands » en littérature.
Andréas Becker nous prouve chaque année un peu plus qu'il en fait bien partie.
Et il faut lire le passionnant entretien, ici, dans Addict-Culture, à propos de la conception et de la réalisation de ce projet collectif d'écriture pour changer le lien à la maladie alcoolique. Nous aurons par ailleurs la joie d'accueillir
Andréas Becker chez Charybde (Ground Control, 81 rue du Charolais 75012 Paris) ce mercredi 20 octobre 2021 : venez nombreuses et nombreux !
Lien :
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