L'ouvrage aurait pu s'appeler "Le mystique est l'avenir de l'homme", femme comprise .
Il s'agit d'un traité dans lequel Bergson expose ses convictions quant au rôle des religions, au mysticisme et au rapport entre les deux.
S'inspirant des avancées scientifiques de son temps en physique et biologie et s'y référant constamment, il prend appui sur les recherches ethnologiques de
Lucien Lévy-Bruhl pour proposer un modèle des religions à deux vitesses et plaider en faveur de la potentialité de l'homme à rejoindre Dieu par le mysticisme.
Sa thèse est présentée en trois étapes.
Les obligations morales sont de deux natures complètement différentes, se distinguant aussi par leur origine:
-l'évolution "naturelle" pour la première, statique, dont le rôle est d'assurer, par le dressage, la survie de l'individu et de la société; il s'exprime par une pression sociale sur les individus aux niveaux de la famille et de la cité (par extension, la patrie): "Il y a une morale statique, qui existe, en fait, à un moment donné, dans une société donnée; elle s'est fixée dans les moeurs, les idées, les institutions; son caractère obligatoire se ramène, en dernière analyse, à l'exigence par la nature, de la vie en commun."
- des hommes exceptionnels, pour la seconde, dynamique; apparus au fil de l'histoire, responsables d'un mouvement vers l'humanité dans son ensemble et porteur d'une aspiration à l'amour universel: "ll y a d'autre part une morale dynamique, qui est élan, et qui se rattache à la vie en général, créatrice de la nature qui a créé l'exigence sociale." L'"Elan vital" (qui, pour Bergson, conteste l'explication purement physico-chimique de la vie) est en cause : "...on conçoit que la vie, qui a dû déposer l'espèce humaine en tel ou tel point de son évolution, communique une impulsion nouvelle à des individualités privilégiées qui seront retrempées en elle pour aider la société à aller plus loin."
Le premier étage de fusée bergsonienne est largué.
La religion, qualifiée de statique, est définie comme "une réaction défensive de la nature contre ce qu'il pourrait y avoir de déprimant pour l'individu, et de dissolvant pour la société, dans l'exercice de l'intelligence". Bergson pense principalement aux conséquences redoutées d'une démotivation à vivre du fait de la prise de conscience du caractère inéluctable de la mort. Cette réaction se manifeste grâce à la "fonction fabulatrice" dont l'homme a été doté; celle-ci est cause de l'invention des esprits, mythes, dieux ainsi que de la magie, avatar de la religion.
Comme l'obligation morale du même type, la religion statique est inhérente à un monde clos dans lequel l'homme et les sociétés tournent sur eux-mêmes.
Le troisième étage de la fusée met alors sur orbite la religion dynamique qui est le mysticisme dont "l'aboutissement […] est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l'effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n'est pas Dieu lui-même". Bergson voit dans les mystères éleusiniens une parenté archaïque avec le mysticisme et embrasse le Bouddhisme: "...nous n'hésiterons pas à voir dans le Bouddhisme un mysticisme. Mais nous comprendrons pourquoi il n'est pas un mysticisme complet. Celui-ci serait action, création, amour". Il reconnaît enfin au judaïsme sa contribution et arrime in fine le mysticisme à l'homme des Évangiles et aux grands mystiques chrétiens; non pas ,en toute rigueur bergsonienne, au christianisme dans son caractère officiel car (je le précise pour ceux qui auraient du mal à suivre), celui-ci reste une religion statique.
Dans un quatrième chapitre qui, selon moi, ne s'imposait pas (il suffit pour s'en convaincre de se rapporter au titre "Remarques finales"), l'auteur prolonge sa réflexion sur des questions plus conjoncturelles, telles que le développement du machinisme et de la production industrielle, appliquant son mode de pensée spéculatif aux évolutions récentes de la société et des modes de vie .
J'ai apprécié la légèreté de l'écriture sur ce sujet qui peut vite être prétexte à ronfler. le style transmet agréablement l'ampleur et la vivacité de la pensée de Bergson, qui se projette avec un égal bonheur en avant, en arrière, au tréfonds et au-delà.
Bergson est très attentif à identifier les chausse-trappes du vocabulaire et prend soin de déminer son raisonnement au fur et à mesure de sa progression.
La conscience scientifique de ce philosophe, sociologue, psychologue, parfaitement au fait des développements de la physique et de la biologie de son temps, séduit quand elle s'emploie à apporter de la rigueur en un domaine qui souvent en manque: "Comment pourtant ne pas voir que s'il y a effectivement un problème de l'âme, c'est en termes d'expérience qu'il devra être posé, en termes d'expérience qu'il sera progressivement, et toujours partiellement, résolu?" et "Il n'y a pas d'autres sources de connaissances que l'expérience". Cette sensibilité ne l'empêche toutefois pas, et c'est heureux, de spéculer en concevant des modèles comme tout l'ouvrage le montre.
Tout brillant qu'il soit, l'exposé reste toutefois, en limite, celui d'un "convaincu" qui ne s'interdit pas , lorsque les arguments ne suffisent plus, de fendre l'armure à coup de "La vérité est que…", plusieurs fois invoqués.
C'est aussi celui d'un professeur, de très haute tenue certes, mais que l'élève devra, s'il veut bénéficier de la totalité de l'enseignement, suivre le long d'un chemin connu du seul professeur et dont ni l'objectif, ni le but ne sont explicités d'emblée, ce qui exige la confiance et une certaine docilité du lecteur. Cela peut énerver quand, choisissant cet ouvrage dans la catégorie philosophie, on pourrait avoir l'impression d'être tombé dans la marmite du roman policier.
Enfin, si Bergson m'a paru plutôt heureux dans son travail d'archéologue des religions, inspiré dans sa tentative de modélisation statique/dynamique, sa méthode, qui procède souvent par transposition de lois ou faits du monde des sciences dures vers celui des molles et projection inspirée dans le futur, montre ses limites dans le quatrième chapitre où ses considérations sur la guerre, l'économie et la mécanisation, la société de consommation, décalées par rapport au centre de son sujet, apparaissent près d'un siècle plus tard, quelque peu dépassées : les temps n'étaient déjà plus à l'universalisme, Bergson, tout brillant qu'il fut, n'a pas vu venir l'homme bionique ni internet.
On frémit par ailleurs de lire, publié en 1932 "qu'un génie mystique surgisse, il entraînera derrière lui une humanité au corps déjà immensément accru, à l'âme par lui transfiguré".
Spéculatif, donc, "argumenteur" et inspiré, polémique de fait bien qu'aspirant sincèrement à ne pas l'être, riche de culture philosophique et scientifique, diablement intéressant bien que, sur certains points, ébranlé a posteriori par les développements scientifiques et techniques ultérieurs, Bergson a ,de façon quelque peu visionnaire, préparé le terrain pour que la science s'intéresse aujourd'hui aux phénomènes paranormaux.