L'histoire d'un homme pris en tenaille entre deux nations guerrières.
Un beau récit de terroir, sans artifice et tout en sensorialité, une histoire de montagnes et de gens simples, et une analyse historique de ce que fait la guerre sur un territoire reculé comme celui-là, voilà l'ambitieux projet de ce livre, «
Histoire de Tönle » que nous propose l'auteur italien
Mario Rigoni Stern.
Tönle, berger contrebandier du plateau d'Asiago, dans les Dolomites, à la frontière de l'Italie et de l'Empire austro-hongrois, se retrouve en exil forcé après avoir blessé un douanier qui voulait contrôler ce qu'il transportait lors d'une nuit de contrebande. Pour survivre et nourrir sa famille, alors qu'il est recherché, il va se faire tour à tour soldat en Autriche, mineur en Styrie, colporteur d'estampes jusqu'aux Carpates, jardinier à Prague, gardien de chevaux en Hongrie. Il ne cessera au fil de ces années de revenir discrètement sur sa terre natale passer l'hiver auprès des siens, dépassant allègrement ces frontières qu'il ne comprend pas, dont il n'admet pas l'arbitraire et qui, pendant la guerre, ne cessent d'être mouvantes. Homme solitaire, libre et anarchisant, libertaire de nature à l'image de l'auteur, il oppose à l'absurdité de ces règles administratives un bon sens du terroir, une conscience terrienne délicate et sensible de son peuple, de sa région, de sa place dans un monde traversé par une violence inouïe, sur son plateau où l'artillerie lourde a remplacé les moutons.
« Si pour eux il y avait des frontières, à quoi servaient-elles donc, si on pouvait les franchir en avion ? Et s'il n'y avait pas de frontières dans le ciel, alors pourquoi y en avait-il sur la terre ? Et par ce « pour eux », il entendait tous ceux qui considéraient les frontières comme quelque chose de concret ou de sacré ».
Il est vrai que les frontières sont très présentes dans le récit. Il faut dire qu'il y a de quoi être troublé. Tönle est né autrichien de Vénétie et est devenu italien du jour au lendemain. En 1866, en effet, alors que Tönle avait quitté son hameau autrichien pour mener en Europe son activité de contrebande, notre homme se trouvait à son retour sur le sol italien. Nouvelles lois, nouveau souverain, mais même dialecte germanique qui perdura longtemps dans cette province de la toute jeune nation italienne née du Risorgimento. Son hameau ne cessera ainsi de changer de nationalité particulièrement lors du conflit, ce village étant devenu un champ de bataille acharné entre l'armée royale de l'Autriche-Hongrie et l'armée royale italienne. Face à ces aléas, fruits multiples de l'histoire, le peuple oppose son dialecte, ses traditions, ses us et coutumes, superbement décrites sous la plume de l'auteur.
Tönle, qui ne cessera de se cacher avec ses moutons en pleine montagne, les faisant paître à l'écart de toute cette agitation, devenu vieil homme solitaire et errant, est le symbole de l'absurdité des frontières des hommes. Il n'est pas vraiment italien, mais plus tout à fait autrichien, il parle plusieurs langues et plusieurs dialectes d'Europe centrale. Il déconcertera lorsqu'il se fera capturer ne rentrant dans aucune case. Intéressant de voir comment la solitude qui a été la sienne lui aura permis toute sa vie à situer les événements en cours dans un vaste panorama historique qui a du échapper à la majorité des gens plongés dedans…j'ai aimé cet aspect là du récit.
Le texte entremêle avec subtilité la grande Histoire et la petite histoire personnelle, à savoir l'histoire de la région avant, pendant et juste après la Première Guerre Mondiale et l'histoire personnelle de cet homme sur plusieurs décennies depuis sa jeunesse jusqu'à sa vieillesse en mettant au premier plan les perceptions sensorielles de Tönle. le récit alterne ainsi entre faits historiques à la narration assez froide et descriptions d'un monde riche en sensations à la manière lumineuse et simple d'un
Jean Giono ou d'un
Erri de Luca.
Le récit est empli de petits bonheurs simples qui font la lumière de l'existence, une soupe au lard ou aux tripes, des tranches de polenta dorés sur le feu partagées entre les membres de la famille, une gorgée de grappa à même la bouteille, du bon tabac dans une pipe, les rires des enfants, les paroles essentielles limpides, simples, naturelles serties de silences sereins, telles des méditations sur les
saisons, la forêt, les animaux . Place belle est faite aux hommes, à la famille, au temps qui passe, à la route qui tourne, au défilé des générations, ordre naturel et implacable.
« Tönle regardait ce visage et ces mains posées sur la couverture, et il se rendait compte du temps, et de la vie qui avait filé : celle de sa femme, la sienne propre, celle de ses parents, de ses enfants, et celle de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants filerait elle aussi ».
La plume de l'auteur est très belle mais le côté exclusivement narratif instaure une certaine distance avec le lecteur rendant le livre un peu froid notamment lors de l'explication des faits historiques, froideur heureusement contrebalancée par la poésie sensorielle et rude qui émane du regard de Tönle. J'ai aimé parcourir ces montagnes à ses côtés, avec son chien et ses moutons et la fin du livre m'a particulièrement ému.
A noter que c'est en ces lieux que nait et vit l'auteur,
Mario Rigoni Stern. Il grandit dans les ruines de l'après-guerre et va se passionner pour les Alpins. Il sera fait prisonnier par les Allemands lors de la Seconde Guerre Mondiale et après s'être évadé, il rentre à pied à Asiago. Vingt ans après il se lance dans l'écriture. Mario Rigoni Sterne est considéré aujourd'hui comme un auteur classique de la littérature contemporaine italienne. L'
histoire de Tönle est le premier volet d'une trilogie à la pâte singulière pétrie de souvenirs, de nostalgie, de sensations…
Un grand merci à @Dandine à qui je dois cette découverte !