AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
EAN : 9791036000713
320 pages
L’Atalante (25/03/2021)
3.65/5   53 notes
Résumé :
Un roman aussi profondément organique et engagé qu’un film de Guillermo del Toro et qu’un tableau de Goya.
Le ciel est rouge chair pour le peuple de Ru. « Ru ? Pourquoi Ru ? Il n’y a pas assez de salles de concerts à l’air libre, peut-être ? » Les rues sont rouge sang à la fin des manifestations contre la préfecture. « Tu n’as jamais eu envie de savoir ce que cela fait de chanter à l’intérieur d’un être vivant ? » Dans les entrailles de Ru, la grogne embrasse... >Voir plus
Que lire après RUVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (18) Voir plus Ajouter une critique
3,65

sur 53 notes
5
5 avis
4
7 avis
3
5 avis
2
1 avis
1
0 avis
Cela fait un moment que je souhaite parler de Ru. Mais c'est tellement unique et incroyable comme roman que je ne sais même pas comment l'aborder.
Ru c'est l'histoire d'un gigantesque corps qui ne bouge plus et que les humains décident de coloniser. Ils vont s'installer dans les membres, les organes, les veines comme si ce corps leur appartenait. Ils vont y construire leurs maisons, leurs autoroutes, leurs entreprises, leurs écoles...
Camille Leboulanger a cette faculté d'imaginer l'inimaginable et de nous transporter dans ses mondes improbables (dans Malboire, on a l'impression que les gens vivent dans la boue, c'est si étrange) je peine à vous transmettre mon ressenti. Ru est une perle rare en littérature. Fantastique ou SF ou fable écologique ou récit politique ou poésie ? Je le conseille à tout le monde.
Commenter  J’apprécie          356
Ru est le nom donné par Camille Leboulanger à une créature aux dimensions colossales et dont la longue immobilité a donné envie aux humains l'idée farfelue de la coloniser. Autoroute, port, ville, université, magasins… : la bête abrite désormais l'équivalent de tout ce qu'on peut trouver à l'extérieur, à la différence près que ses habitants doivent s'habituer à ne jamais apercevoir la lumière du jour et à composer avec le rouge omniprésent qui émane de l'intérieur du monstre. Difficile à la lecture du scénario de ne pas penser au « Dragon Griaule » de Lucius Shepard qui reposait (dans les grandes lignes) sur un principe similaire : une immense créature colonisée par l'humanité et sur laquelle elle exerce une influence plus ou moins volontaire et subtile. On retrouve effectivement des points communs entre les deux oeuvres, notamment dans leur dimension politique, mais, là où le propos du livre de Sherpard consistait à utiliser la bête comme une métaphore de la dictature et s'interrogeait sur les responsabilités individuelles sous ce type de régime, le roman de Camille Leboulanger porte un message davantage d'ordre écologique et social. Car dans Ru, les humains ont fait ce qu'ils continuent de faire aujourd'hui en dépit du bon sens : ils prennent leurs aises, sans penser aux conséquences et à l'impact de leur activité sur l'écosystème dont ils sont pourtant dépendants. Qu'importe que la créature ait été (ou est encore, le débat anime toujours les scientifiques) un être vivant : on bétonne, on creuse, on exploite, tout cela en tentant de contourner les limites imposées par le corps même de la bête. le roman ne se limite toutefois pas à une vue d'ensemble de la cité rouge puisque l'on va suivre trois personnages très différents qui, chacun à leur manière, vont être profondément changés (et changer profondément) Ru. le premier, Youssoupha, est un réfugié : fraîchement débarqué au sein de la bête après une traversée éprouvante pour fuir son pays, le jeune garçon va se retrouver confronté à une politique d'accueil migratoire alternant entre suspicion, indifférence ou franche hostilité. Agathe, elle, a depuis peu rejoint un groupe de militants engagés pour la non restriction de l'accès à l'université des étudiants étrangers, ce qui lui vaudra de perdre un oeil lors de l'évacuation de sa faculté par les policiers. le dernier, enfin, est un cinéaste invité pour présenter son court-métrage à l'occasion d'un festival et qui veut profiter de l'occasion pour rechercher son mari, un chanteur réputé, disparu après avoir mis les pieds dans Ru.

Le profil des protagonistes en dit suffisamment long sur la portée et l'orientation politique de l'oeuvre de l'auteur. Politique migratoire déshonorante, violences policières, souffrance du corps enseignant, révolte populaire, inquiétude écologique, verticalité du pouvoir (ici exercée par un préfet dont la politique de maintien de l'ordre n'est pas sans rappeler celle de l'actuel préfet de police de Paris)… : autant de thématiques brûlantes d'actualité que l'on retrouve traitées ici par le prisme de la fantasy. le propos de l'auteur est assez radical et interroge aussi bien notre rapport à la politique (au sein large, pas uniquement électoral) qu'à notre environnement. La métaphore du réchauffement climatique est évidente et permet de mettre l'accent sur notre immobilisme et notre difficulté à penser aux conséquences de nos actions sur le long terme. La remise en cause de l'ordre social est également au programme, certaines scènes n'étant évidemment pas sans rappeler celles qui ont déferlé sur nos écrans au moment du mouvement des Gilets jaunes, ou plus largement lors de n'importe quelle contestation sociale récente. le traitement médiatique de tels événements est également abordé avec lucidité et fait à nouveau écho à ce que nous pouvons vivre aujourd'hui, de même que l'évocation du suicide d'une enseignante sur son lieu de travail ou de la répression disproportionnée des forces de l'ordre à l'encontre de jeunes manifestants ne manqueront pas de faire resurgir de récentes images. Si la vision politique défendue par l'auteur est ici bel et bien au coeur du roman, il serait toutefois erroné de croire que celui-ci se résumerait à une simple vitrine idéologique. le message est certes clairement affiché et assumé, mais l'intrigue est pour autant loin d'être un simple prétexte utilisé par l'auteur pour véhiculer ses idées. Ainsi, c'est moins dans l'exposition théorique d'une pensée politique (à l'image de ce que peut par exemple faire Alain Damasio) que l'engament de l'auteur se manifeste que dans le choix des thématiques abordées ou des profils de ses personnages. Pour résumer, l'ouvrage ne prône pas une idéologie radicale de gauche mais, par ses choix narratifs, met en lumière des préoccupations qui sont le propre de ce courant. Personnellement ça me convient, mais peut-être d'autres lecteurs verront-ils dans ces références à l'actualité et dans la dénonciation de cette violence de classe un frein à leur immersion dans cet univers de fantasy.

Il faut dire qu'un manque d'adhésion idéologique n'est pas toujours le seul obstacle que pourra rencontrer le lecteur. L'intrigue, bien que cohérente sur le long terme et ponctuée de rebondissements intéressants, s'essouffle régulièrement, l'exposition des spécificités de Ru et du ressenti de ses habitants prenant trop souvent le pas sur l'évolution même du récit. Il en résulte que l'intérêt du lecteur fluctue, certaines scènes se montrant véritablement impressionnantes visuellement ou émotionnellement, tandis que de nombreux autres passages paraissent plus longuets, voire répétitifs. Un événement majeur ayant lieu dans la seconde moitié du roman va toutefois totalement rebattre les cartes et réveiller la curiosité du lecteur qui risque cependant d'être légèrement frustré de voir l'histoire se terminer presque là où on aurait voulu qu'elle commence. le dernier tiers est en effet de loin le plus passionnant, le récit continuant de brasser alors quantité de sujets de société essentiels tout en incitant personnages et lecteurs à porter un regard neuf sur tout ce qui, aujourd'hui, nous paraît acquis et immuable. Une réflexion salutaire, qu'on aurait bien aimé voir se poursuivre tant les possibilités qu'elle ouvre sont promptes à enflammer l'imagination. Les personnages, eux, sont intéressants par l'originalité de leur parcours et par leur appartenance à des milieux sociaux différents, mais tous peinent à susciter l'émotion du lecteur. C'est notamment le cas d'Agathe, personnage auquel j'aurais, à première vue, parfaitement pu m'identifier, mais qui m'a laissée trop souvent indifférente en raison de la distance qu'elle impose au lecteur et de son faible nombre d'interactions avec d'autres individus. Youssoupha, en revanche, est un protagoniste bouleversant mais dont le rôle se limite la plupart du temps à celui de spectateur passif. Les personnages secondaires sont quant à eux très en retrait, l'auteur optant, là encore pour des raisons politiques, pour une mise en avant collective des habitants de Ru, plutôt que par une individualisation à outrance d'une poignée de « grandes figures ».

Original et engagé, le roman de Camille Leboulanger utilise ici la fantasy pour remettre en perspectives des sujets de société brûlants d'actualité et s'interroge sur notre manière d'habiter le monde et de le changer. Une oeuvre éminemment politique qui séduit par la pertinence de sa réflexion mais qui pâtit d'un rythme irrégulier et de personnages qui ne facilitent pas toujours l'immersion émotionnelle du lecteur. A découvrir !
Lien : https://lebibliocosme.fr/202..
Commenter  J’apprécie          170
Dans le cadre de notre incursion dans la bibliographie de Camille Leboulanger et après m'avoir fait confiance pour Bertram le Baladin, Tachan a décidé de nous faire explorer l'univers fantastique de Ru, cette oeuvre aussi intrigante que déconcertante dont son avis arrivera prochainement. Néanmoins et même si j'ai apprécié les grandes lignes de ce dernier, il est certain que le genre visité n'est pas forcément fait pour moi et j'ai bien eu des difficultés au cours de cette lecture.

Pourtant et comme à son habitude, Camille Leboulanger continue de démontrer toute l'étendue et le talent de sa prose même si cette fois-ci, celle-ci m'a semblé manquer cruellement de poésie et de lyrisme. C'est un style des plus abrupt, cassant et assez sec qui m'a été, cette fois-ci dévoilé. J'ai apprécié découvrir cette facette de sa narration même si, malheureusement, j'admets n'y avoir été guère sensible. Fort heureusement, j'ai retrouvé avec plaisir la dimension visuelle de son art et j'ai été plus que captivé par l'aspect organique et viscéral de Ru, cette métropole vivante et colonisée par l'être humain. le résultat se veut fort convaincant et percutant et ce grâce à son ambiance sanguinolente et physiologique. Ainsi, l'univers se veut des plus vivant et des plus passionnant à découvrir. En effet, chaque partie de la bête endormie s'est vue colonisée et organisée afin de servir de refuge et de contrée aux humains. Bien qu'assez saugrenue et improbable, j'ai adoré l'idée de départ pour son originalité et son intérêt et surtout sa minutie dans son élaboration. Ainsi et par exemple, le rouge, couleur du sang reste la couleur prédominante des environs de cette ville et appuie parfaitement l'ambiance assez dérangeante de ces dernières.

Malheureusement, l'univers ne fait pas tout et quand bien même Camille Leboulanger aborde de sujets forts et sensibles dans son intrigue, il m'a semblé que cette dernière n'était pas des plus facillement accessible. Peu amateur de science-fiction, j'admets ne pas être familiarisé avec ce genre de construction au fond et à la forme assez atypique qui ne pas permis de m'investir pleinement dans son déroulement qui semble souffrir de certaines longueurs en fin d'ouvrage. Au delà de ses manques et malgré ces derniers, je ne peux nier avoir apprécié les différents thèmes abordés à travers les nombreuses métaphores offerte pas l'auteur et qui raisonnent des plus actuels qui soient. En effet et à l'aide de son ton engagé et politique, Ru évoque et traite avec pertinence de délicats sujets tels que l'immigration, l'écologie mais aussi l'oppression subie par un peuple dominé. Bien que préalablement signalé, je ne pensais pas faire face à un récit totalement transportable à notre mode de vie quotidien et cette prouesse mérite d'être mentionnée. Ainsi, certains passages m'ont paru des plus sombres et violents, parfois difficiles à lire et j'ai eu l'impression de revivre certains tristes épisodes des dernières années écoulées dans notre pays. Ainsi, les dimensions géopolitiques et sociales dévoilées et surtout assumées par Camille Leboulanger lui permettent de réaliser une pertinente et audacieuse critique de notre société et notre culture qui pousse le lecteur à la réflexion, conférant à son oeuvre un certain investissement que j'ai apprécié réaliser mais que j'aurais voulu davantage exploiter grâce aux différents protagonistes dévoilés. Au nombre de trois et chacun à son tour, Y, Coré et Alvid dévoileront leurs histoires sans réellement parvenir à m'émouvoir un minium. Pourtant, les portraits esquissés sont éloquents tout en se dessinant également atypiques. A travers ses personnages exilés, artistes ou bien encore révoltés, Camille Leboulanger offre de marginales représentations parfaitement écorchées et mises à nue tout au long de son récit même si cela ne m'a pas suffit pour être totalement empathique aux sorts de leurs destinées.

Finalement et aussi captivant que déconcertant, Ru est un véritable ovni qui m'a permis de sortir de ma zone de confort. Cette prise de risque s'est avérée plaisante même si j'aurais apprécié que cette dernière soit davantage convaincante tant je n'ai ni totalement adoré, ni détesté ma découverte. Camille Leboulanger dépeint un univers passionnant, sombre et viscéral dans lequel j'ai apprécié voguer quelques instants malgré une intrigue au rythme parfois inégal et des personnages assez peu approfondis. Pour autant et n'appréciant que trop peu la science-fiction, je suis certain d'être quelque peu passé à côté de cette lecture qui saura séduire les adorateurs de ce genre.

Cette lecture a été réalisée à l'occasion du Cold Winter Challenge – 2022 : Menu Magie de Noël – Catégorie Calendrier de l'Avent.
Lien : https://mavenlitterae.wordpr..
Commenter  J’apprécie          80
Avec Steven de Maven Litterae, c'est en tombant sous la plume enchanteresse et conteuse de Camille Leboulanger que nous avons eu envie de découvrir sa bibliographie. Après le puissant Chien du forgeron, le dépaysant Bertram le Baladin, nous pensions retrouver la même poésie et le même lyrisme dans Ru, la fresque SF de l'auteur. Nous avons vite déchanté face à l'âpreté et à l'aura contestataire de l'oeuvre qui nous a laissés un peu sur le carreau malgré plein de choses intéressantes à dire.


Pour Steven, c'était l'une de ses rares incursions en SF, pour ma part, c'est un genre que je côtoie et affectionne un peu plus que lui, ainsi même si ce fut un total dépaysement de retrouver Camille Leboulanger dans ce décor après mes lectures précédentes, je n'étais pas totalement perdue. Ru est pour moi un mélange de SF d'anticipation et de SF d'utopie/dyptopie, malheureusement pas forcément les genres dont je raffole, avec en prime, et là on était plus en terrain conquis, une SF organique me rappelant ces titres où les vaisseaux spatiaux sont des corps vivants.

Alors en quoi ai-je été surprise ? Je ne m'attendais pas du tout à trouver ici un roman où les personnages humains n'étaient pas les personnages principaux. L'auteur m'avait habituée avec son ton de conteur à me mettre dans mes petits souliers, au coin du feu de préférence, aux côtés de ses héros. Ici, le héros est bien plus difficile à appréhender : c'est l'unité RU, cette ville, cette île, cette chose vivante dont les parties où vivent les habitants sont nommés d'après des parties du corps humain (anus, moelle épinière, colon, intestin, etc). C'est brillant et totalement déstabilisant à la fois, car du coup, je n'ai pas pu ressentir la moindre empathie réelle avec les personnages qui peuplaient ce héros bien particulier.

Autre problème, l'auteur m'a habituée à une plume facile d'accès, lyrique, avec des airs de conteur ou troubadour, ici, rien de cela. Nous sommes face à une entité beaucoup plus âpre, plus sèche aussi, où je n'ai pas retrouvé la poésie de l'auteur à part à de très rares moments. Mais dans le contexte de l'histoire, je comprends pourquoi. le monde futuriste qu'il nous propose de découvrir a quelque chose de primitif et de bouillonnant de colère. Nous sommes dans un monde clos où les gens commencent à se réveiller face à l'organisation sectaire à laquelle ils se sont habituées et qui ne fonctionne pas si bien. le propos de l'auteur n'est donc pas de nous emmener dans une chanson de geste mais de nous faire participer à un chant contestataire.

Les personnages que l'on croise vivent effectivement sur / dans un lieu clos où ils ont développé une forme d'utopie mais ils réalisent peu à peu qu'elle n'en est pas une. Telle la légende de l'Île Tortue, c'est tout un monde qui se cache dans les recoins de cette Ru si difficile à appréhender en se croisant, en l'explorant les habitants de celle-ci vont prendre conscience de ce qui ne va pas. C'est à travers le regard, manquant de connivence avec le lecteur, de 3-4 personnages que l'on va découvrir peu à peu ces failles et entendre la voix du peuple. Il y a Y ou Youssoupha qui représente le racisme et la crise migratoire ; Agathe - Coré, les violences policières et le système de castes ; Alvid et son compagnon, les problèmes de gouvernance et le fonctionnement caché de ce lieu. Normal donc d'entendre des voix qui grondent surtout quand s'y ajoutent encore des questions d'écologie ou de croyance.

L'auteur a ainsi peut-être voulu raconter un peu trop de choses en peu de pages et a oublié de développer une histoire autour qui aurait mêlée l'ensemble des personnages et nous aurait fait ressentir une connivence. Là, telle une Ursula le Guin moderne, il se pose plutôt en ethnologue observant cette étrange société et l'étrange lieu hyper organique dans lequel ils pensent vivre une vie tranquille qui se révèle bien plus défaillante que prévue. Cela m'a donc laissé un goût mitigé, à la fois de trop peu et de trop. Étrange comme Ru.

En reprenant tout un tas de codes de genres divers et variés de la SF, Camille Leboulanger a imaginé un univers très ambitieux, peut-être trop, car il m'a laissée de côté alors qu'il m'avait habituée à m'embarquer avec lui dans ses histoires. J'ai aimé être fascinée par cette mystérieuse Ru, qui est un nouveau type de personnage principal à mi-chemin entre le vivant et le non-vivant. J'ai compris mais n'est pas forcément été séduite par l'exercice de style de cette immense métaphore contestataire dénonçant notre propre présent. Et j'ai surtout cruellement manquée d'incarnation avec des personnages qui m'ont toujours paru extérieurs. J'aurais aimé aimer cette histoire autant que les idées qui l'animent.
Lien : https://lesblablasdetachan.w..
Commenter  J’apprécie          70
Comment habiter Ru ? Ou comment la métaphore science-fictive combattante invite à interroger nos anciennes manières, encore beaucoup trop présentes hélas, d'habiter la Terre. Une redoutable expérience de pensée conduite en thriller socio-scientifique.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/06/05/note-de-lecture-ru-camille-leboulanger/

Publié chez L'Atalante en mars 2021, le quatrième roman de Camille Leboulanger commence comme un récit terriblement contemporain, comme la mise discrète en fiction de ces convois souvent mortuaires qui hantent les mers, en Méditerranée ou en Atlantique, lorsque des réfugiés aux abois tentent de rejoindre, quel qu'en soit le prix – le plus souvent extrêmement élevé, à tous points de vue -, quelque terre promise, le plus souvent la forteresse Europe dans le monde réel : c'est ce chemin de larmes-là que mettent en fiction de manière si juste et si poignante le « La nuit nous serons semblables à nous-mêmes » d'Alain Giorgetti ou le « le dernier voyage de Sindbad » d'Erri de Luca, ou que viennent documenter de près le « La Loi de la mer » de Davide Enia ou le « En mer, pas de taxis » de Roberto Saviano.

Ici, la terre promise, celle sur laquelle s'échoue vivant, de justesse, le protagoniste amnésique Y, qui sera bientôt, d'autorité, renommé Youssoupha, s'appelle Ru. Et là, passées les douze premières pages de « Traversée », le roman s'installe avec force et fracas dans la grande – très grande – métaphore fantastique et science-fictive : l'île de Ru, à quelques kilomètres du rivage, est le cadavre d'une gigantesque créature (dont la taille s'évaluerait vite en dizaines de kilomètres) qui s'est effondrée là, quelques générations plus tôt, après avoir dévasté de son pas lourd les régions avoisinantes, et que des humains, constatant l'habitabilité de l'endroit et toujours aussi preneurs de terres, ont rapidement entrepris de coloniser intégralement.

On songera naturellement, dès ces premières pages, au magnifique travail réalisé entre 1984 et 2014 par le si regretté Lucius Shepard avec son « Dragon Griaule » et l'entrelacement de nouvelles voire de romans courts qui prenaient place dans le cadavre minéralisé (mais l'était-il vraiment ?) d'un ancien dragon particulièrement maléfique, dont les influences psychologiques, longtemps après sa mort, continuaient régulièrement de hanter sournoisement les humains qui vivaient là. Mais bien au-delà de cette ressemblance aussi évidente que finalement superficielle, la métaphore travaillée en profondeur par Camille Leboulanger au long de ces presque 300 pages est tout autre. À travers les pérégrinations de Y, déjà nommé, de la rebelle gosse de riche Agathe qui deviendra Coré, égérie du mouvement contestataire appelé le Regard Rouge (pour des raisons ayant joliment trait davantage à la physique qu'à la politique), ou d'Alvid Persner, artiste cinéaste venu s'incruster in extremis dans un prestigieux festival officiel pour tenter de retrouver la trace de son mari Sandro Kostas, chanteur et musicien mondialement célèbre, mystérieusement disparu au coeur de Ru, en des lieux qui auront pour noms Université du Rein Gauche, Gare Occipitale, Foyer de la Paroi Intestinale ou encore Quartier Pariétal Droit, c'est bien toute une mythologie pratique des « Maîtres et possesseurs » que l'auteur nous invite à explorer et à tester contre certaines adversités en cours de développement.

Utilisant méticuleusement les ressources de l'expérience de pensée science-fictive (et de son travail inlassable des mondes en grand – Iain M. Banks, pour ne citer qu'un seul précieux exemple – ou des mondes en petit – pensons, tout récemment, au superbe « Mécaniques sauvages » de Daylon), n'hésitant pas (à l'image du grand Kim Stanley Robinson, dans « La trilogie martienne » bien entendu, mais sans doute davantage encore dans le trop méconnu « S.O.S. Antarctica ») à mettre en scène des discussions politiques et sociales, au risque, comme chez le maître californien, d'enchanter ou d'agacer lectrices et lecteurs selon leurs pentes préalables, Camille Leboulanger nous offre, sous le sceau de l'imagination – largement débridée pour amener à saisir l'impensable – et des métaphores subtilement imbriquées en plusieurs couches, une rare occasion romanesque de confronter la notion toujours à réinventer d'habiter le monde aux frénésies de domination capitaliste (qui masquent encore aujourd'hui plus ou moins habilement leurs avides tentations sous divers oripeaux sensibles ou anodins). Comment donc habiter Ru ? Et comment, de facto, habiter réellement le monde ?
Lien : https://charybde2.wordpress...
Commenter  J’apprécie          50

Citations et extraits (17) Voir plus Ajouter une citation
Le festival a commencé depuis quatre jours, avec autant de projection de "Hors". Pour la quatrième fois, Alvid prendra la parole à la fin du film. Il répondra du mieux qu'il le peut à quelques questions. Il dira qu'il s'agit de capter le temps du paysage, que des mouvements infimes comme ceux des bruyères l'intéressent autant, voire davantage, que ceux des deux hommes qui constituent l'ultime et seule présence humaine du film. our la quatrième fois, il formulera des réponses qu'il a construite bien après le tournage et le montage du film. Pendant ses années d'étude de cinéma, il a appris que «Je voulais simplement que cela soit comme cela et pas autrement» n'est pas une réponse valable. Les spectateurs en veulent plus, ont besoin de plus. Il faut donner une clef. Alors il ne ment pas tout à fait, mais toutes les théories qu'il s'est habitué à entendre sortir de sa bouche lui paraissent toujours un peu étrangères au fond des choses.
Commenter  J’apprécie          120
Coré dit :
« Le plus douloureux, ce ne sont pas les coups. Ce ne sont pas les bras cassés ou les nez brisés. Ce ne sont même pas les yeux aveuglés. »
En prononçant cette troisième phrase, on croit voir un sourire presque amusé illuminer son visage borgne.
« Le plus douloureux, ce ne sont pas toutes les portes renversées, les policiers dans les appartements, les perquisitions injustes. Ce n’est pas l’interdiction de se rassembler sans autorisation préalable. Ce n’est pas la suspicion permanente. Ce ne sont pas les arrestations préventives sans raison valable, à part pour quelque chose que l’on a dit ou écrit et qu’une caméra ou un téléphone a rapporté même s’ils ne sont pas censés le faire. On sait tous comment ça se passe. Personne n’est dupe. Il n’y a plus aucun de nos gestes ou aucune de nos paroles qui nous appartienne vraiment, tant qu’ils sont faits ou prononcés à portée d’œil des réseaux. On sait bien qu’on est surveillés dès qu’on décide de faire partie de Ru. »
Plusieurs d’entre eux portent encore des lentilles teintées, mais la majorité voit rouge. Coré parle à un auditoire conquis.
« Le plus douloureux, reprend-elle, ce n’est même pas que la seule façon de vivre presque libre soit de se mettre au ban des réseaux, au ban des rues, au ban de Ru entière. Nombreux sont ceux qui le font déjà. Nous ne sommes vus, et entendus, que lorsqu’il n’y a pas le choix. Comme ce soir. »
Quelques ricanements hésitants. Les auditeurs ne se dévisagent même pas les uns les autres à la recherche de l’espion, de la taupe. Ils lancent un regard par la fenêtre, vers le « ciel », le plafond sur lequel on soupçonne que sont installés des caméras et des microphones, malgré les dénégations de la préfecture. Ils savent que ce sont les murs, le sol, les arbres et même l’air de Ru qui les écoutent et les observent. Des murmures rampent d’un énorme centre dans la Tête ou dans le Cœur Sud, un hangar ou un souterrain de la taille d’une petite ville rempli de serveurs et de calculateurs dédiés au traitement et à l’analyse de millions de térabits de données de surveillance : le royaume d’algorithmes qui comparent, compilent et configurent les flux pour dessiner le parcours de chaque habitant de Ru. Bien sûr, ces chuchotis tiennent de la légende ou d’un conte horrifique et rassurant. Il est bien plus probable que ces données soient traitées dans des centaines de banques de serveurs disséminées à travers la totalité de Ru.
« Le plus douloureux, c’est le mensonge. »
Commenter  J’apprécie          30
Il ouvre les yeux, la tête sur le sable. Étourdi, le garçon se redresse péniblement. L’écume mouille encore un peu plus ses chaussures détrempées. Par réflexe, pour se débarrasser de ses baskets et de ses chaussettes, il pousse avec la pointe de ses pieds. Ils sont bleus de froid. Il attrape une grosse poignée de sable et les frotte vigoureusement. Il plie chacun de ses orteils, l’un après l’autre. Puis, d’un mouvement d’épaule, il se défait du gilet de sauvetage jaune fluorescent qui pend à son cou, misérablement dégonflé. La toile en est déchirée. Il l’abandonne sur la grève, certain qu’il ne doit pas garder cet habit qui le désigne à coup sûr comme venant d’accomplir la traversée. Le vent d’est perce alors son maigre sweat-shirt. L’air autour de lui est gris, comme la mer qui l’a recraché. Il se rend compte que le matin est venu. La dernière étape de son voyage, à peine trois dizaines de kilomètres à franchir, aura duré toute la nuit.
Y porte son regard autour de lui. La plage, à marée basse, s’étend sur plus d’un kilomètre. Y sait pourtant qu’il ne doit pas rester là. La mer frémit à l’horizon et commence à grignoter le sable. D’ici quelques heures, toute la crique sera remplie. Un peu plus bas près de l’eau, ce qu’il reste du bateau l’a suivi. Rendue légère par l’absence de passagers, l’embarcation flotte, incertaine, portée dans une direction puis dans une autre. Le garçon pense qu’on dirait qu’elle l’a suivi mais n’ose pas le rejoindre. Pourtant, il n’essaie pas d’aller la récupérer. Il a réussi à traverser. C’est une chose du passé, oubliée déjà, comme tout le reste du monde sur l’autre rive. Y sourit, satisfait. Il est du bon côté.
Autour de lui sur la grève sont éparpillés des corps munis de gilets de sauvetage jaunes ou orange. Aucun ne se relève. Le garçon détourne les yeux. Ce ne sont pas les premiers morts qu’il a vus au cours de son voyage.
Commenter  J’apprécie          20
Le principal attrait de cette zone, exploitée seulement lors de la troisième phase d’urbanisation de Ru, est le conduit d’excrétion qui perce la carapace de la bête. Malgré ses dimensions approximativement égales à celles d’un terrain de football, celui-ci n’apparaît, vu du sol, guère plus grand qu’un timbre-poste. Refermé par une membrane transparente et étanche, il laisse entrer directement les rayons du soleil de l’extérieur tout en repoussant les pluies venues du large. En levant la tête vers le midi, on pourrait croire à un astre du jour, miniature et toujours fixe. Les habitants de Cumiga l’appellent d’ailleurs tout simplement le Soleil. Afin de renforcer cette impression, l’architecte du quartier a eu la lumineuse idée de faire peindre l’intérieur de la carapace d’une couleur azurée et adaptative. Quand vient le soir et que le Soleil ne laisse plus passer beaucoup de lumière, les pigments photosensibles réagissent et le plafond fonce pour prendre une profonde couleur de nuit ponctuée seulement de lampadaires blancs. L’illusion est telle qu’à la différence de nombreux endroits de Ru, et parmi eux certains de ses quartiers les plus courus, un observateur inattentif pourrait ne pas percevoir l’absence d’horizon. Tous les dix ou quinze ans, il est nécessaire de passer une nouvelle couche de pigment sur le « ciel », dont le coût est répercuté sur les charges de copropriété. Personne ne se plaint jamais non plus des périodiques frais de rénovation des murs et des purificateurs d’air qui protègent le quartier des pollutions sonores et aériennes causées par l’A-FMG – autoroute fémorale milieu gauche – dont le tracé fait une large courbe afin de ne pas déranger Cumiga. Pour y parvenir, il a été nécessaire de contourner le conduit sanguin déjà existant, comme à de nombreux autres endroits de Ru.
Commenter  J’apprécie          20
Pendant des décennies, on nous a traités comme des moins-que-rien. On ne veut rien du tout, à part vous prévenir que c'est terminé. Maintenant, on est tous égaux. C'est fini, le temps des tarifs arbitraires et des ventes forcées. Celui qui veut manger, il vient travailler. C'est tout.
Commenter  J’apprécie          90

Videos de Camille Leboulanger (4) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Camille Leboulanger
À l'occasion du festival Hypermondes 2022, Camille Leboulanger vous présente son ouvrage "Eutopia" aux éditions Argyll.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2651860/camille-leboulanger-eutopia
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
Visitez le site : http://www.mollat.com/ Suivez la librairie mollat sur les réseaux sociaux : Instagram : https://instagram.com/librairie_mollat/ Facebook : https://www.facebook.com/Librairie.mollat?ref=ts Twitter : https://twitter.com/LibrairieMollat Linkedin : https://www.linkedin.com/in/votre-libraire-mollat/ Soundcloud: https://soundcloud.com/librairie-mollat Pinterest : https://www.pinterest.com/librairiemollat/ Vimeo : https://vimeo.com/mollat
+ Lire la suite
autres livres classés : science-fictionVoir plus
Les plus populaires : Imaginaire Voir plus


Lecteurs (135) Voir plus



Quiz Voir plus

Les plus grands classiques de la science-fiction

Qui a écrit 1984

George Orwell
Aldous Huxley
H.G. Wells
Pierre Boulle

10 questions
4870 lecteurs ont répondu
Thèmes : science-fictionCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..