Avouons-le, lire du
Fabien Clavel était déjà un plaisir renouvelé avant d'attaquer
Feuillets de cuivre ; lire du steampunk est un exercice (quand c'est bien écrit, bien sûr) tout aussi agréable. Mais comme vous allez le voir, la préface d'Étienne Barillier, la postface d'
Isabelle Perier et l'érudition de l'auteur, notamment sur le romantisme français du XIXe siècle me confirment dans ma demande sans cesse renouvelée de vouloir lire toujours plus de « steampunk romantique », de steampunk « à la française », en somme lire du steampunk qui évolue sans rester vissé sur ses poncifs.
Disons le tout de suite, la lecture de ce véritable roman à énigmes se clôt sur une postface d'une telle qualité qu'
Isabelle Perier nous donne quasiment toutes les clés imaginables pour comprendre l'écriture de
Fabien Clavel, c'en est même presque frustrant pour écrire une critique, mais dame tant pis ! Dans
Feuillets de cuivre, les habitués de l'auteur pourront déjà commencer par voir un premier rapprochement avec une de ses oeuvres de jeunesse,
Requiem pour elfe noir. Sous le pseudonyme du hongrois
John Gregan,
Fabien Clavel y narrait les sombres aventures d'un enquêteur elfe dans un monde fantastique et décalé des attentes du héros : le brusque réveil à la réalité, l'enquête dans le « crade » de la vie, l'aspect « en marge des choses » du personnage principal, il y a un peu de tout cela dans les débuts de l'inspecteur Ragon. Celui-ci est dès le départ campé d'une façon aussi simple que remarquable : son passé le ronge, avec l'amour qui semble le fuir, la passion incommensurable qu'il porte aux livres le soutient dans tous les aspects de sa vie et enfin son poids (impossible de parler d'un simple embonpoint), qui en fait tout bonnement un obèse au sens strict du terme, l'identifie ostensiblement aux yeux de ses contemporains.
Fabien Clavel n'a pas un style ; il a du style. Dans
Feuillets de cuivre, il se fond progressivement et alternativement dans quantité de styles très différents les uns des autres, de
Jules Verne à
Victor Hugo, en passant par
Guy de Maupassant et Émile
Zola. L'avantage de lire du
Fabien Clavel, c'est qu'il y a forcément du divertissement, oui, bien sûr : on peut y voir une lecture de divertissement, et heureusement. Mais il y a tellement d'autres niveaux de lecture qu'on ne peut le résumer ainsi. Nous trouvons ici bon nombre d'allusions à quantité d'universitaires (notamment des spécialistes antiques), de chercheurs, de linguistes et autres écrivains, tous parfaitement reconnus : les latinistes croiseront du Gaffiot, les germanistes du Zehnacker, les hellénistes du Bailly, j'en pense et des meilleurs. Au milieu de ce foisonnement, un bon exemple est le dénommé Carcopino. Nommé comme une référence, certes pas d'un très bon goût, au sein d'une foule de grands auteurs francophones du XIXe siècle, il apparaît bien vite comme l'imposteur qui confirme l'érudition de
Fabien Clavel, qui mène peu à peu son lecteur, et de la façon la plus subtile possible, vers une uchronie intelligente. L'uchronie de
Feuillets de cuivre ne varie que légèrement à partir de l'année 1870 et nous retrouvons au bon d'un moment un des Présidents de la République française avec un patronyme rappelant étrangement celui d'un journaliste de fiction prompt à gravir les échelons « maupassanites » de la société.
Là où nous ne pouvons jamais dire que ce roman est simple, c'est du côté de sa structure ; là, l'auteur a dû passer plus d'une nuit blanche avant de bien s'accorder sur les différentes intrigues, sur tous les indices liés aux enquêtes et surtout sur la chronologie à respecter. La structure du roman peut être facilement. D'abord, une première partie qui pourra surprendre le lecteur qui s'attendait à un roman à la structure disons classique : ici, pas de point de départ, d'élément déclencheur, non, nous suivons plutôt des petites enquêtes savoureuses, particulières à plus d'un terme et qui pourraient toutes constituées des nouvelles indépendantes. L'idée du feuilleton, de la série à concept se pose tranquillement dans l'esprit du lecteur et les allusions aux feuilletons qui paraissent à cette époque-là dans les journaux sous forme d'épisodes ne sont pas là pour rien. Mais voilà,
Feuillets de cuivre est divisé en deux grandes parties et, là non plus, ce n'est pas gratuit. La première partie enchaîne les petites enquêtes, la deuxième va tout redétricoter le peu que nous croyions alors savoir sur la vie de l'inspecteur Ragon. de ce point de vue-là, les allusions aux séries télévisées actuelles et à leur mode opératoire (du « procédural » avec l'affaire de la semaine, puis l'adversaire récurrent qui nous tient toute une saison, etc.) sont nombreuses, et à n'en pas douter, les fans, par exemple, de la série Sherlock s'y retrouveront à bon compte.
Arrivé à ce niveau-là, pouvons-nous bien dire que
Feuillets de cuivre est un roman steampunk ? Assurément oui. Bien sûr, des engrenages traînent de-ci de-là, avec une insistance notable sur l'utilisation du cuivre à tous les niveaux, mais comme le rappelle Étienne Barillier dans une préface bien costaude, ce n'est pas là que réside l'esprit du steampunk. Certes, l'utilisation à outrance de la machine à vapeur fait venir « le futur plus tôt que prévu », selon la formule consacrée, mais le steampunk ce n'est heureusement pas qu'une esthétique : non seulement c'est aussi une habitude prise du méta-texte, c'est-à-dire multipliant les références à d'autres écrits (petites jouissances littéraires de lire des pastiches de
Victor Hugo et consorts, mais aussi de voir s'immiscer dans le récit des allusions à la poursuite du Satyricon et à l'histoire de la Hongrie médiévale… déjà abordés dans d'autres oeuvres de l'auteur), narration qui mêle réalité et fiction d'une manière plus ou moins inextricable. Toutefois, cela est surtout une façon d'interroger les marges d'une société, de creuser ce qui peut venir troubler l'ordre social un peu trop bien établi.
En conclusion,
Fabien Clavel a tissé ses
Feuillets de cuivre comme une incitation constante à tout découvrir au sein de la littérature qu'il parcourt, mais aussi comme une incitation constante à tout lire de sa vaste bibliographie qu'il tente depuis bien longtemps d'unifier, ou au moins d'harmoniser. En somme, il pose une interrogation simple au lecteur attentif : « oseras-tu, seras-tu capable de me suivre ? ». La réponse tient en deux mots : nous arrivons !