"Appelle la police je suis sequestree"
Ceci n'est pas un extrait du nouveau Jacques Expert.
C'est un sms que j'ai reçu au bureau il y a quelques années.
Ce message émanait d'une voisine et ancienne collègue qui avait pour particularité d'être bipolaire et d'avoir des épisodes de crises très violentes où, entre larmes et euphorie, elle perdait totalement pied avec la réalité.
Moi qui m'apprêtais à rentrer chez moi pour ma pause méridienne, autant vous dire que j'ai été totalement pris au dépourvu.
J'ignorais si c'était du lard ou du cochon, mais j'avais beau pencher pour un accès paranoïaque, je ne pouvais pas non plus rester les bras croisés.
J'ai donc composée son numéro, et elle m'a répondu en chuchotant que oui, son appel au secours était tout à fait sérieux. Elle était chez elle avec son ex-compagnon, je n'en n'ai jamais su davantage.
Je me suis donc rendu au commissariat le plus proche, j'ai montré au policier à l'accueil le mystérieux mot sur mon téléphone.
- Et votre copine, elle est du genre à faire des blagues ?
J'ai réfuté, expliquant qu'en revanche elle n'était pas toujours stable psychologiquement. Et une patrouille a donc été envoyée à son domicile.
Pendant tout ce temps j'ai patienté. Une demi-heure plus tard, j'ai été informé que "les deux tourtereaux allaient bien", et je suis reparti au bureau sans avoir davantage d'explication.
J'ai juste reçu un nouveau sms le lendemain qui me disait : "Merci de m avoir sauve la vie".
Et des messages comme celui-ci, on n'en reçoit pas tous les jours non plus.
Sauvez-moi est un leitmotiv récurrent dans les nombreux courriers que Nicolas Thomas enverra à la commissaire divisionnaire Sophie Ponchartrain.
Condamné à mort suite à son arrestation et à son jugement pour le viol et le meurtre de quatre femmes au début des années 60 , c'est finalement le général De Gaulle qui lui a accordé la grâce présidentielle.
La commissaire avait cependant encore la possibilité de le sauver de l'enfermement à perpétuité.
Il lui suffisait pour cela d'avouer qu'elle avait triché pour obtenir ses aveux.
"Il était catégorique : ces aveux avaient été extorqués."
Mais sa culpabilité ne laissait de toute façon aucune part au doute, et c'est en réussissant à manipuler cet homme qui proclamait pourtant son innocence que la carrière de Sophie Ponchartrain a décollé.
Elle s'est imposée grâce à ce coup d'éclat dans la police machiste de l'époque et sa carrière n'a eu de cesse d'évoluer.
Trente ans plus tard, Nicolas Thomas est libéré pour bonne conduite.
Il a été un détenu exemplaire, discret, solitaire, qui après de premières années difficiles a su s'adapter et ne jamais faire de vagues. Il était naïf et simplet, il ressort éduqué et prêt à démarrer une nouvelle vie.
Mais pourquoi, dans ce contexte où, à cinquante ans, il retrouve enfin l'extérieur, appelle-t-il encore au secours son ennemie jurée, celle qui l'a fait tomber et a toujours refusé de lui tendre le moindre petit doigt ?
"S'il savait comme je n'en n'ai rien à faire, de lui et de ses lettres, songe Sophie Ponchartrain."
Pourquoi écrire encore "Sauvez-moi" à la divisionnaire ? le sauver de quoi cette fois ? de ses pulsions ? D'un piège qu'on lui a tendu ?
Ou le message n'est-il qu'ironique, tel un bras d'honneur ?
En 1990, Sophie mène désormais d'une main de fer une équipe uniquement composée d'hommes au 36 quai des orfèvres et enquête actuellement sur une affaire de violeur en série qui sévit dans les parkings.
Elle a déjà un suspect bien en ligne de mire. Toute son équipe lui fait aveuglément confiance et lui obéit au doigt et à l'oeil.
"Au 36, il n'y a pas de commissaire aussi respecté que Ponchartrain."
Parallèlement, une nouvelle vague de meurtres a lieu.
Des femmes sont éviscérées, suivant un modus operandi tout à fait similaire à celui des meurtres effectués trente ans plus tôt par Nicolas Thomas, qui dès sa sortie de prison a d'ailleurs disparu dans la nature au lieu de se rendre chez son employeur.
De plus, il semble également mener une vendetta personnelle.
Sophie est-elle en danger ?
"Nicolas Thomas règle ses comptes. Et elle a été l'acteur principal de sa condamnation."
Ces deux vagues de crimes sont-elles liées ? Nicolas, qui n'a eu de cesse de clamer son innocence, a-t-il réellement été incarcéré à tort ? Et est-il également étranger à cette nouvelle vague de crimes ?
L'instinct de Ponchartrain qui pourchasse les criminels sans relâche avec une hargne démesurée est-il si infaillible ?
"Mon intuition ne m'a jamais trompé en plus de trente ans de police criminelle."
Des questions, vous allez beaucoup vous en poser tout au long de cette enquête qui ne manque pas de rythme le long de ses quatre-vingt quatre courts chapitres.
Les doutes vont vous assaillir. Vous remettrez en question l'efficacité policière sans pour autant toujours trouver d'alternative à proposer.
Après une incursion l'an passé dans un récit autobiographique, Ne nous quittons pas, Jacques Expert revient de nouveau chez Sonatine pour nous proposer un roman policier, davantage dans la lignée d'Adieu que d'Hortense.
Avec toujours cette écriture reconnaissable en quelques lignes seulement.
S'il s'agit cette fois d'un véritable polar et non d'un thriller psychologique, ça ne signifie pas pour autant que les personnages ne sont pas extrêmement fouillés.
Une fois n'est pas coutume, vous allez mépriser cette commissaire opportuniste et vous attacher à Nicolas Thomas, ce criminel apparemment injustement condamné.
Le roman touche à l'éthique policière, et de l'éthique Sophie n'en n'a pas beaucoup.
Rongée par l'ambition, imbue d'elle-même, exigeante, manipulatrice, sévère, impatiente, ironique, égocentrique, arrogante ... Autant de qualificatifs qui peuvent s'appliquer à la détestable Ponchartrain. Et pourtant, paradoxalement, elle inspire la confiance et de respect de son équipe et obtient des résultats.
Quant à son intuition, qui vire le plus souvent à l'acharnement, à vous de voir si vous le considérez comme une qualité ou un défaut.
C'est un personnage mystérieux dont les étranges sorties nocturnes parisiennes ne peuvent qu'intriguer.
"Qu'est-ce qui peut bien la pousser à sortir en cachette, loin de chez elle, en pleine nuit ?"
Si quelqu'un a la réponse d'ailleurs, je suis preneur...
A l'inverse, son assistante Rachel est particulièrement attachante. Cette jolie rousse qui fait tourner bien des têtes à la brigade est à la fois naïve, en admiration devant une patronne auprès de laquelle son rôle se limite presque à celui de larbin.
"Elle n'est rien dans ce service, une assistante, juste bonne à préparer des cafés."
Pour elle pas question de devenir flic, elle a besoin en outre d'équilibre pour pouvoir élever son petit Victor.
Et pourtant, s'il y a bien une personne dotée d'idées et de logique dans cette équipe, c'est bien elle.
Ses suggestions sont d'ailleurs toujours reprises par Pouchartrain pour son propre compte, ce qui amuse les premières fois ... mais provoque un comique de répétition assez lassant à force d'user cette ficelle jusqu'à la corde.
Le portrait de chaque homme de la brigade est également brièvement esquissé : ceux de Deltil, De Lassus, de Kassovic ... Des individus toujours loyaux, exécutant les ordres de leur tyrannique et vénérée chef, même si pour la première fois certains se posent des question sur son objectivité.
Quant à Nicolas Thomas, si on a envie de le prendre sous notre aile parce qu'il s'agit apparemment d'un innocent qui a injustement été enfermé trente années durant, il demeure un personnage ambiguë.
On a envie d'admirer cet homme qui a su s'adapter à la détention et la mettre à profit pour en ressortir plus instruit, mais il est finalement très peu présent dans le roman d'Expert après sa sortie de prison.
On sait simplement que l'image du vieillard inoffensif qu'il laissait aux gardiens était inexacte, et qu'il a disparu des écrans radars à peine dehors.
Alors coupable depuis toujours malgré les apparences ou simple victime du système judiciaire ? A moins que la prison ne l'ait transformé et en ai fait un monstre avide de revanche ?
"Bref, Nicolas Thomas a recommencé à tuer dès sa sortie, et il ne s'arrêtera pas là."
Malgré tout le travail psychologique effectué, j'ai eu à contrario l'impression que les protagonistes, et plus particulièrement Sophie Ponchartrain et son assistante Rachel, étaient stéréotypés à l'extrême, pas suffisamment nuancées pour leur apporter un quelconque crédit. Autrement dit, quelque chose sonne faux dans ces deux importants personnages, on a du mal à croire à leurs interactions, ils deviennent des caricatures aux traits exagérément grossis. Même si leur présence est importante dans le roman pour le message qu'il transmet au lecteur, ils empêchent de croire tout à fait à cette brigade criminelle. Les dysfonctionnements et l'hypocrisie y règnent bien entendu, mais à ce point sans que quiconque ne s'en rende compte ? Je suis sceptique.
En même temps, c'est un livre qui prend complètement à contrepied les romans policiers habituels dans le sens où nous n'avons pas affaire à une super équipe d'enquêteurs aux impressionnantes déductions, Jacques Expert s'attardant ici davantage sur les failles humaines et procédurières et présentant une dynamique d'équipe qui, à contrario, est peut-être plus proche de la réalité quotidienne vécue par les policiers que dans des polars plus classiques.
Je reprocherais quand même à ce roman un manque de rebondissements. Il n'en n'avait pas forcément besoin pour maintenir le lecteur en haleine, et j'ai quand même été surpris à plus d'une reprise par la tournure que prenaient les évènements, mais je n'ai pas eu de claque comme avec Hortense ou Adieu.
Malgré de petites maladresses, et quelques interrogations restées sans réponse, Sauvez-moi parvient tout de même à remplir son objectif.
Des questions, on s'en pose beaucoup durant la lecture, mais on s'en pause également après.
Loin de redorer l'image de la police et du système judiciaire, dont les rouages laissent eux même à désirer, Jacques Expert s'attarde donc sur des méthodes d'interrogatoire plus que discutables, sur l'acharnement que peut avoir la police sur un homme en fonction de simples présomptions.
Comme il l'avait déjà démontré dans La théorie des six, des liens entre les individus peuvent toujours être trouvés, mais ce faisceau d'indices est-il suffisant pour constituer une certitude, à défaut d'une preuve ?
Sauvez-moi évoque également la présence des innocents condamnés à tort et qui croupissent dans une prison qui finit par les transformer.
Ainsi que la réinsertion de tous ceux qui sont passé par la case incarcération / ne passez pas par la case départ / ne touchez pas 20.000 francs.
J'ose espérer que dans ce schéma à faire frémir, la divisionnaire Ponchartrain n'est qu'une exception et que les victimes collatérales d'un système faillible sont de plus en plus rares grâce aux avancées de la police scientifique.
A noter également que les deux maisons centrales ( sur les six que comptent la France ) dont il sera ici principalement question existent encore aujourd'hui.
La prison d'Ensisheim, dans le Haut-Rhin, compte 205 places.
Celle de Clairvaux, dans l'Aube, en compte 240 mais fermera ses portes en 2022.
Combien d'innocents peuvent encore y être enfermés aujourd'hui ?
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