J.G. cherche, ou recherche, ou voudrait découvrir, ne le jamais découvrir, le délicieux ennemi très désarmé, dont l’équilibre est instable, le profil incertain, la face inadmissible, l’ennemi qu’un souffle casse, l’esclave déjà humilié, se jetant lui-même par la fenêtre sur un signe, l’ennemi vaincu : aveugle, sourd, muet. Sans bras, sans jambes, sans ventre, sans cœur, sans sexe, sans tête, en somme un ennemi complet portant sur lui déjà toutes les marques de ma bestialité qui n’aurait plus – trop paresseuse – à s’exercer. Je voudrais l’ennemi total, qui me haïrait sans mesure et dans toute sa spontanéité, mais l’ennemi soumis, vaincu par moi avant de me connaître. Et irréconciliable avec moi en tout cas. Pas d’amis. Surtout pas d’amis : un ennemi déclaré mais non déchiré. Net, sans faille. De quelles couleurs ? Du vert très tendre comme une cerise au violet effervescent. Sa taille ? Entre nous, qu’il se présente à moi d’homme à homme. Pas d’amis. Je cherche un ennemi défaillant, venant à la capitulation. Je lui donnerai tout ce que je pourrai : des claques, des gifles, des coups de pieds, je le ferai mordre par des renards affamés, manger de la nourriture anglaise, assister à la Chambre des Lords, être reçu à Buckingham Palace, baiser le Prince Philip, se faire baiser par lui, vivre un mois à Londres, se vêtir comme moi, dormir à ma place, vivre à ma place : je cherche l’ennemi déclaré.
G.: Je vais vous dire. Il y avait un peu de blague, mais profondément c'est ce que j'éprouve. Je ne suis vrai qu'avec moi-même. Dès que je parle je suis trahi par la situation. Je suis trahi par celui qui m'écoute, tout simplement à cause de la communication. Je suis trahi par le choix de mes mots. Quand je me parle à moi seul, je ne le sens pas. Je n'ai pas le temps, ce n'est pas la peine que je me raconte des histoires, je suis trop vieux aussi pour me mentir.
H. F. : A Cuba, il y a une idée de la mort; Patria o muerte, qu'est-ce que cela vous paraît?
G. : Ca me paraît très important, parce que, je ne dis pas un artiste, mais n'importe qu'elle personne prend ses véritables dimensions une fois qu'elle est morte. C'est le sens, je crois, du vers de Mallarmé: 'Tel qu'en lui-même l'éternité le change.' La mort transforme tout, les perspectives changent; tant qu'un homme est vivant, tant qu'il peut infléchir sa pensée, tant qu'il peut vivant, donner le change, tant qu'il peut essayer de dissimuler sa véritable personnalité, par des négations ou des affirmations, on ne sait pas très bien de qui il s'agit. Une fois mort, tout se dégonfle. L'homme est fixé et on voit autrement son image.
H.F.: En écrivant, vous ne vous adressez pas à autrui?
G.: Jamais. Je n'ai pas réussi probablement, mais c'est mon attitude envers la langue française, que j'ai voulu façonner d'une façon aussi belle que possible; le reste m'était complètement indifférent.
H.F.: La langue que vous connaissiez le mieux ou la langue française?
G.: La langue que je connaissais le mieux, oui, évidemment, mais aussi la langue française parce que c'est celle dans laquelle j'ai été condamné. Les tribunaux m'ont condamné en parlant français.
H.F. : Et en lisant?
G.: Ah! c'est pareil. Je peux vous dire que j'ai mis deux mois pour lire Les frères Karamazov. J'étais couché. J'étais en Italie, je lisais une page et puis...il fallait réfléchir, deux heures, puis recommencer, c'est énorme et c'est tuant...
Le texte inédit d'un auteur culte.
Juin 1942. Jean Genet est incarcéré à la prison de Fresnes, condamné à huit mois de réclusion pour vol de livres. À trente et un ans, le détenu n'a encore rien publié ; mais la cellule est un lieu propice à l'éclosion de son talent littéraire. Il y écrit son premier roman, "Notre-Dame-des-Fleurs", et le long poème "Le Condamné à mort".
L'attrait du théâtre se fait déjà sentir, comme en témoigne "Héliogabale", ce drame à l'antique dont un manuscrit a été enfin retrouvé à la Houghton Library. L'existence de cette pièce était attestée, Genet l'ayant fait lire à quelques proches et ayant exprimé le souhait qu'elle soit publiée et créée — avec Jean Marais dans le rôle-titre. Rien de cela n'eut lieu et l'écrivain n'y revint plus.
Voilà donc, plus de quatre-vingts ans plus tard, la mise en scène des dernières heures d'Héliogabale, jeune prince romain assassiné, telles que Genet les a rêvées et méditées.
Au travers de cette figure solaire, hautement transgressive et sacrificielle, à laquelle Antonin Artaud avait consacré un essai flamboyant en 1934, Genet aborde les thèmes qui lui sont chers, dans les règles de l'art mais en laissant affleurer un lyrisme bien tenu : le travestissement et l'homosexualité, la sainteté par la déchéance, la beauté par l'abjection. Un envers du monde social où l'auteur, apprenti dramaturge, entend déjà trouver ses vérités, situer son oeuvre à venir et inventer sa propre légende.
Découvrir "Héliogabale" : https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/La-Nouvelle-Revue-Francaise/La-Nouvelle-Revue-Francaise524
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