Un titre , "
la peau et les os", et une écriture à son image, difficile d'y trouver une phrase surnuméraire. Les mots y sont choisis à la pince à timbre. Sans être lourd , c'est un texte à densité de granite, une géode qui saisit, à peine franchi le seuil de son repli. Un livre-expérience qui nous laisse sonné quoique sérieusement réveillé.
1940,
Georges Hyvernaud passe 5 ans de captivité en tant que prisonnier dans un camp allemand ("amélioré", un oflag, camp pour officiers).
Il choisit de commencer son récit sur une scène de retour, dans la fatuité adipeuse d'un déjeuner dominical avec la famille élargie, où chacun y va de ses phrases-bateau, et des :"ah c'est comme moi,...". L'incommunicabilité de son expérience étreint Hyvernaud et le fait plonger d'une strate supplémentaire dans la désillusion des rapports humains.
La grande scène du retour avec sa femme sera ratée elle aussi, car, il n' y a qu'au théâtre que ce qui doit être dit est dit, et ce qui doit être fait est fait.
Il semble qu' Hyvernaud ne reviendra jamais réellement dans le monde, il est passé définitivement de l'autre côté, où les artifices sociaux sont mis à nu dans leur cruelle vacuité. Quelle différence fondamentale, dit-il, entre l'infernale routine du camp et la vie d'un ouvrier répétant 40 ans le même geste ?
L'amertume qui le hante n'est pourtant pas complète puisqu'il se résout à écrire quelques pages sur ce qu'il a ressenti au plus intime pendant ces 5 longues années perdues. Il restitue fantastiquement ses impressions et convainc s'il en était besoin qu'un livre peut nous faire traverser une expérience comme si nous avions vécu une vie supplémentaire.
Humiliations, privations, énorme impuissance. Mais le coeur de son expérience à lui, c'est l'absence de solitude, d'intimité. le point commun avec la pauvreté selon lui. Même si ses conditions de vie n' étaient pas celles d'un camp de concentration, Hyvernaud s'est vu progressivement disparaître en tant qu'individu, réduit à un sac de tripes avec un numéro, dans une promiscuité incessante et qui constitue une forme de torture mentale anéantissant son identité. Une promiscuité qui bloquera toute proximité. Un combat intérieur contre la haine de ces compagnons de cohabitation forcée.
Aucune échappatoire possible pour une évasion mentale, car l'espace personnel est envahi en permanence. Les sempiternels bavardages de ses voisins de chambrée lui obstruent la tête, embouteillage d'anecdotes ineptes ressassées cent fois, même chanson paillarde reprise chaque jour, des dialogues sur l'énergie spirituelle qui lui paraissent finalement tout aussi risibles et obscènes dans cet univers de pures tripes. Les mots des autres, censés alléger le quotidien, forcent sa tête et en expulsent les dernières cachettes. Dans une journée perpétuellement recommencée, ces hommes parlent en rond, touchent le fond de la petitesse humaine et du non-sens grandiose de l'Histoire. En face, le camp des Russes qui enterrent leurs cadavres par fosses de 300.
Dans le dernier texte, particulièrement émouvant, il évoque un de ses anciens élèves, Gokelaere, dont il vient d'apprendre la mort au hasard d'un entrefilet. Fusillé. Un remords terrible le saisit : cet élève, des plus diaphanes en apparence, 16 ans, une ombre, 3e rang près de la fenêtre, dont la mort brutale, assassiné pour ses idées, révèle soudain qui il était vraiment, son professeur n'a pas su le voir.
Il se souvient maintenant des timides tentatives de cet adolescent pour nouer un dialogue avec lui. Hyvernaud n'avait pas su les entendre. Plongé dans ses remords, il imagine la vie de ce jeune homme et lance sur la feuille quelques lignes de poésie qu'aurait pu écrire Gokelaere dans ses nuits de solitude. Cette rencontre en décalé, pour cruelle qu'elle soit, semble contenir toute la tendresse dont Hyvernaud est encore capable et elle est extraordinairement touchante.
J'ai eu la chance de lire cet auteur trop peu connu à l'occasion d'un "désherbage". Il est temps pour moi d'avouer que je fais partie de l'ignoble armée stalinienne qui élimine les livres dans les médiathèques. Quand il nous faut faire de la place car un livre c'est gros, plus ou moins, mais gros quand même. Et c'est là qu'interviennent les affres du doute : faut il prendre le 2500e feelgood si pour cela il faut éliminer un antique mais fabuleux reportage photo de
Paul-Emile Victor ? (Non !) Faut-il jeter négligemment un auteur dont nous ignorons tout ( par un manque de culture injustifiable, certes) pour faire de la place au gros Musso ? Et c'est là que Babelio nous sauve, immense fontaine de fraîcheur, carillonnez angélus, car soudain l' obscur auteur devient cette améthyste magnifique sous le fin burin de quelques critiques qui le dorlotent. Il est sauvé purée ! alors, comme nous sommes nombreux dans la profession à nous servir de ce site, écrivez sans relâche pour vos auteurs vénérés quoique peu connus, Sauvez un livre, faites péter le chignon de la bibliothécaire !