Parmi les lauréats du
Prix Nobel de littérature, la cuvée 1974 est loin d'être la plus connue… Pourtant, elle avait déjà fait couler beaucoup d'encre — certes pas autant qu'une récente poignée — pour un prix dont la portée politique dépasse de loin le cadre des pages, qu'on le veuille ou non.
Alors que les favoris s'appelaient
Nabokov,
Borges,
Graham Greene ou
Saul Bellow, sont primés, à la surprise générale, et pour la seconde et dernière fois en date par ex æquo, les écrivains suédois
Harry Martinson et
Eyvind Johnson.
En plus d'être classés comme « auteurs prolétariens », ce qui divisera profondément l'intelligentsia nationale, la polémique se situera surtout autour de leur appartenance à l'Académie Suédoise : être juges et parties n'étant pas le meilleur gage de légitimité connu…
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Mais que ces considérations ne nous fassent pas oublier le fait d'avoir affaire à de la Littérature, et d'en remercier encore une fois ces courageuses éditions Marginales, associées à Agone (ainsi que Comeau et Nadeau pour le Canada, devenues depuis « Lux Editons »), équipe dont j'avais déjà vanté les mérites lors de ma critique estomaquée du chef-d'oeuvre ridiculement méconnu de
Karl Kraus «
Les Derniers Jours de l'humanité ».
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Encore un potentiel classique qui ne tient pas la place qu'il mérite.
Un roman déroutant, tant dans son fond que dans sa forme, très classique mais diablement moderne, entre tragédie shakespearienne et roman d'espionnage, d'où suppure une paranoïa de tous les instants, l'auteur nous installant dans un espace-temps flou mais non-dénué de références : ce texte naissant au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, alors qu'il était encore question de révolution mondiale ou d'autocratie militaire, partout en Europe.
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Un huis-clos dans un refuge de montagne, sur une frontière indéterminée, sous la menace imprécise d'un coup d'état. Y flotte un parfum de Gracq ou de Buzzati, ainsi qu'une certaine distance théâtrale, à travers la vision d'un narrateur - oeil de Sirius : présent sans vraiment prendre part à l'action.
Cet écart sera peu à peu gommé lors d'une seconde partie en forme de réminiscences, découpée en chapitres centrés sur certains personnages, épaississant chacun d'eux sans soulever ce voile diffus de mystère, afin d'éviter la circonscription dans un camp ou dans une case, leur humanité en avant du reste.
La courte dernière partie, en forme d'épilogue, viendra sceller, ou non, leurs destins.
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Malgré les différents niveaux de lecture que propose ce roman, on y ressent sans peine le propos central de l'auteur : cette admiration désabusée pour les hommes et les femmes d'action, « ceux qui sortent-un-peu-de-l'ordinaire », face à « ceux qui sont-presque-des-meurtriers, c'est-à-dire la grande masse de l'humanité »… ; lui qui considère, à travers un grand nombre de mises en abîme, la littérature comme au mieux un art incomplet, surtout quand elle est confrontée à une certaine réalité ; face aux luttes qu'il est difficile de dépeindre dans toute leur complexité, il avance :
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« La vie ne peut être décrite avec des mots aussi bien qu'au moyen de la peinture, (…). Il n'y a pas de mots pour ce qui se passe, pas de mots qui soit suffisant et assez précis, mais il existe des couleurs et des lignes qui conviennent. »
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On y comprend également, et avec certitude, que « peut-être » est son mot favori (« kanske » en suédois ), ouvrant et clôturant ce roman.
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Une profondeur qu'une sobre et efficace postface de son traducteur, à peine abîmée par une curieuse référence astrologique, souligne et nous incite à creuser plus profond l'oeuvre de ce méconnu Nobel, nous rappelant par la même occasion l'existence de
Romain Rolland, lauréat 1915 tout aussi délaissé, notre société passée des tranchés à la chambre à coucher.