La puissance désarmante de la confession !
La mort d'un père est le premier tome de l'autobiographie du norvégien
Karl Ove Knausgaard, ou plutôt le premier tome de l'oeuvre monumentale de sa vie d'écrivain, une hexalogie, intitulée, non sans une certaine ironie, Mon Combat, référence explicite à Mein Kampf apparemment éclairée dans le sixième volume, il ne me reste plus qu'à patienter…
Dans un style direct, franc, sincère, et unique il faut bien le dire, l'auteur se livre sans fard et transforme son vécu personnel en une expérience universelle. Dans ce premier tome, il met en scène la mort à la fois intime et universelle, puisqu'il s'agit de celle de son propre père, mais aussi de manière philosophique, scientifique, fascinante, monstrueuse, chaotique voire artistique, cubique, tant ses réflexions sur la mort le mènent dans toutes les directions.
J'ai trouvé ce livre fascinant : tout en étant simple et exempt de tout rebondissement, de toute aventure, de toute intrigue, je n'ai cessé d'en tourner les pages et de me sentir bien dans cette lecture, d'y trouver des échos personnels. Knausgaard m'a désarmée, moi qui aime les aspérités de certaines plumes, leurs reliefs particulièrement acérés, l'écriture assez plate et sans relief de cet auteur m'a totalement séduite.
« Aujourd'hui, nous sommes le 27 février 2008 et il est 23h43. C'est moi,
Karl Ove KNAUSGAARD, né en décembre 1968 et donc dans ma trente-neuvième année, qui écris. J'ai trois enfants, Vanja, Heidi et Hohn, et j'ai épousé Linda Boström KNAUSGAARD, en secondes noces. Ils dorment tous dans leurs chambres autour de moi, dans un appartement de Malmö où nous vivons depuis un an et demi. Exception faite de quelques parents du jardin d'enfants de Vanja et Heidi, nous ne connaissons personne ici. Cela ne nous manque pas, en tous cas pas à moi, car de toute façon, je ne retire aucun bénéfice du contact avec les autres. Je ne dis jamais ce que je pense vraiment, ni ne dévoile mes convictions, au contraire, je me range systématiquement à l'avis de la personne avec qui je parle et je fais semblant de m'intéresser à ce que les gens disent. Sauf quand je bois : dans ces moments-là, je vais trop loin dans l'autre sens et je me réveille avec cette peur d'avoir dépassé les limites qui n'a fait que grandir avec les années et qui peut maintenant me tenailler pendant des semaines. Quand je bois, j'ai des absences et je perds le contrôle de mes actes, qui se révèlent souvent désespérés et idiots mais parfois aussi désespérés et dangereux. C'est pour ça que je ne bois plus. Je voulais être inaccessible et invisible et c'est maintenant chose faite : personne ne m'atteint et personne ne me voit ».
D'où provient cette fascination ?
Tout d'abord, la fascination provient étonnement du style. L'écriture est mécanique et spontanée, permettant de toucher sans fioriture le coeur des choses les plus anodines, les plus élémentaires, mais aussi d'aborder les pensées les plus inavouables, les plus repoussantes sans fausse pudeur, sans masque ni paillettes, laissant à la fois un goût tantôt douceâtre tantôt amer en nous, goût serti d'une puissance d'évocation captivante, de sorte que nous le suivons, nous tournons les pages, installés confortablement, comme aux côtés de l'auteur, dans une proximité désarmante. Installés parfois comme devant son propre reflet, dans une mise en abime déstabilisante.
Le tout entrecoupé par des digressions, des détails, des considérations philosophiques. C'est la vie dans ses moindres détails les plus futiles, dans ses moindres pensées les plus enfouies, dans ses moindres souvenirs les plus lointains, c'est la vie qui s'écoule devant nous et qui est aussi la nôtre. Entre listes de course, considération sur la mort, groupes de musique, réflexions enchantées sur la peinture, description d'un petit déjeuner, souvenirs de poèmes, chagrins, achat d'une bouteille de Cif, grandes hontes et petites fiertés…banalité et complexité, trivialité et subtilité. La vie dans tous les sens du terme que l'écriture mécanique fait jaillir pour toucher parfois l'indicible que, confusément, nous percevons sans toujours pouvoir, savoir, le mettre en mots.
« Voilà.
Les métaréflexions augmentèrent tout d'un coup. J'étais dans l'avion, en route pour enterrer mon père pendant que je pensais que j'étais dans l'avion, en route pour enterrer mon père. Tout ce que je voyais, les visages, les corps qui traversaient lentement la cabine et qui déposaient leurs bagages et s'asseyaient, déposaient leurs bagages et s'asseyaient, étaient suivis d'une ombre réflexive qui ne pouvait s'empêcher de me dire que c'était ce que j'étais en train de voir pendant que je pensais que c'était ce que je voyais et ainsi de suite jusqu'à l'absurde. En même temps, la présence de cet échos, ou plutôt de ce miroir, comportait la critique que je ne ressentais pas plus que ça ».
Même si le récit n'est pas linéaire, multipliant les va-et-vient entre son passé et sa position actuelle d'écrivain et de père de trois jeunes enfants, entre sa Norvège natale et la Suède où il s'est expatrié, entre le récit méticuleux sur sa vie et les digressions multiples, je suis assez étonnée d'avoir aimé ce style d'écriture simple, quand habituellement je me fais une joie d'un style avant tout chose, chose qui me remplit d'admiration et de bonheur par exemple avec un autre norvégien,
Jon Fosse, et que Knausgaard, lui, précisément, rejette le prétexte du style autant que les romans à la thématique trop prononcé.
Ici c'est juste la vie dans sa banalité la plus totale qui est relatée par le menu, depuis les détails les plus infimes jusqu'aux réflexions les plus fondamentales, en citant les gens nommément, tous les gens depuis son enfance jusqu'au prénom de sa femme devenue ex-femme, narration au moyen d'une plume lente et enveloppante, d'une sincérité désarmante et d'une profondeur psychologie rare.
La fascination provient par ailleurs de la thématique du livre, celle de la mort de son père, l'occasion pour l'auteur, dans une première partie, de présenter la relation qu'il a eu avec lui alors qu'il était adolescent dans les années 80, ce père si proche et pourtant si distant, autoritaire, dur, taiseux. La deuxième partie est davantage centrée sur la déchéance puis la mort de son père qui a peu à peu sombré dans l'alcoolisme. Divorcé de sa deuxième épouse, il est allé s'installer chez sa vieille mère grabataire et ne pense qu'à boire. Karl Ove et Yngve, son frère ainé, vont découvrir, à la mort de leur père, une maison transformée en un véritable dépotoir où des centaines de bouteilles vides se mêlent à des tas de vêtement en train de pourrir sous les couches d'immondices, de crasse et d'excréments. La description frise véritablement l'horreur et c'est dans cette ambiance à l'odeur pestilentielle que Karl Ove va peu à peu réaliser la mort de son père. le récit se transforme alors, au-delà de cette expérience déroutante où le fils va littéralement laver la crasse paternelle, faire disparaitre les excréments du père défunt, en une expérience universelle d'un fils à la mort du père. Ou comment est transcendée la plus vile expérience en une expérience confinant au sacré.
La fascination enfin provient de la sincérité totale de l'auteur qui ne nous cache absolument rien. Fascination qui pourrait s'apparenter à du narcissisme et du voyeurisme, le matériau de ses écrits étant lui et ses proches. Je sais que cela peut m'énerver et avec certains auteurs, ça ne passe pas du tout. Je pense notamment à
David Vann qui s'inspire de ses proches de façon plus indirecte, avec moins de franchise je dirais. Dans
Komodo par exemple, je n'avais pas aimé sa façon de décrire son personnage principal avec condescendance, vulgarité et mépris. Cette façon de la mettre plus bas que terre pour ensuite nous expliquer, main sur le coeur, que la cause de son aigreur, de son amertume est tout simplement la maternité et la famille. Sa belle-soeur si je me souviens bien a inspiré ce personnage, sous prétexte de montrer à quel point il est dur d'être une jeune maman, il rend le personnage horrible, au moyen notamment d'une plume incroyablement vulgaire renforçant la perception négative du personnage qu'il aura réussi au final à détruire sous couvert de la défendre.
Hausgaard ne procède pas ainsi, il dit les choses, les nomme, les objectivise de façon directe et sincère. de façon authentique. Cela n'a pas évité cependant de susciter une vive polémique entre lui et sa famille au moment de la parution du livre. Qu'importe, Knausgaard est tout entier dans son livre qui est un véritable marqueur d'une épopée familiale, d'une période, d'un pays, le pays de la retenue qui plus est…
Nous sentons qu'en écrivant sur soi,
Karl Ove Knausgaard a tenté de s'effacer derrière l'universalité de la chose vécue, de se dépersonnaliser. Cela me fait penser au concept de « dé-peindre » que développe
Jon Fosse avec la peinture dans Mélancholia mais aussi dans
L'autre nom : peindre une image qui nous obsède, c'est la « dé-peindre », l'enlever de nos obsessions en l'extériorisant. La poser pour en faire quelque chose d'extérieur à soi et que les autres, en l'admirant, prendront en eux, socle pour de nouveaux sentiments.
L'autofiction est un exercice très délicat, elle peut tomber dans un nombrilisme sans intérêt. Il me semble que c'est un genre réussi lorsque le lecteur trouve précisément dans cet intime mis en pâture des échos de ses propres pensées, de ses propres sentiments. C'est bien que ce nous offre ici l'auteur norvégien. Son autofiction ambitieuse est un voyage littéraire peu commun. Ni une littérature de l'aventure, ni une aventure de la littérature. C'est le récit précis d'une vie écrite comme on respire, avec le coeur, avec les tripes, avec l'âme, avec le cerveau aussi…J'ai très hâte de lire le tome 2 car après la mort, ce sera l'amour, et avec Knausgaard, je m'attends à tout et à rien à la fois…