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EAN : 9782743629649
427 pages
Payot et Rivages (28/01/2015)
4.2/5   140 notes
Résumé :
Un homme juif, simple réparateur de son état, puis gérant d'une petite briqueterie de Kiev, est arrêté en 1911. On l'accuse d'être l'auteur d'un « meurtre rituel », qui a eu lieu sur la personne d'un jeune garçon du voisinage.
Cette absurde accusation le tient deux ans et demi en prison, au cours desquels il subit les pires sévices, avant que s'ouvre le procès qui fera éclater son innocence.
Bien que partant d'un fait historique précis, la célèbre affa... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (43) Voir plus Ajouter une critique
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Ouvrage admirable écrit comme un témoignage de l'absurdité et des dérives de l'antisémitisme à travers les siècles. C'est un symbole très fort de ce qui s'est passé il n'y a pas si longtemps et j'adresse mes pensées les plus émues à toutes ces personnes qui ont été victimes de persécutions.

Publié en 1966, couronné par le National Book Award américain et par le Pulitzer, issu de l'histoire vraie de Menahem Mendel Bellis, c'est l'histoire terrifiante du « Réparateur » Yakov Bok , emprisonné arbitrairement et victime d'une machination l'accusant du meurtre rituel d'un enfant russe et chrétien dans le but de récupérer son sang pour l'utiliser dans la confection des matsot (galettes de pain azyme) pour la fête de Pessah (Pâque juive).

Je suis sortie abasourdie devant tant de cruautés mentales et physiques. Bernard Malamud dissèque cette haine viscérale du juif, ces comportements pervers, cet antisémitisme gangrenant une grande partie de l'Europe de l'Est et qui mènera ce peuple jusqu'à la Solution Finale.

Dès l'enfermement, confronté à tout ce sentiment d'injustice et d'impuissance, j'ai fait le rapprochement avec le capitaine Dreyfus. D'ailleurs page 293, son avocat lui dit « Si vous vous sentez découragé, pensez à Dreyfus. Il est passé par les mêmes épreuves avec scénario en français. Nous sommes persécutés dans les langues les plus civilisées ».

Ce qui est le plus fascinant, c'est la plume de Bernard Malamud qui analyse avec beaucoup d'acuité et de sensibilité l'évolution psychologique de Yakov Bok sans oublier bien sur, de raconter tout sur le déni du droit de la défense dans ces périodes de régime autocratique. le lecteur en reste médusé. La mécanique mise en place vise à tuer dans l'oeuf tout mouvement de révolte, toute velléité de résistance, la description en est époustouflante. On pourrait penser à du vécu. Mais derrière ce roman, il y a une dénonciation et une analyse politique très fine.

Yakov Bok est passionné de philosophie qu'il a découverte à la lecture de Spinoza et c'est en se remémorant ses écrits que Yakov parviendra à ne pas sombrer dans la folie pendant ces deux années et demie terribles de prison.
Il sera soumis à toutes les humiliations, tous les sévices corporels, jusqu'à l'enchainement au fer pour obtenir de lui, dans l'attente de son procès, les aveux de sa culpabilité avec la complicité de toute la communauté juive, entrainant ainsi tous ses coreligionnaires avec lui. le pouvoir ira jusqu'à le menacer du déclenchement d'un pogrom dont il devra porter la responsabilité.

Le ciel va s'éclaircir légèrement lorsque Yakov rencontrera un juge d'instruction, Boris Alexandrovitch BiBikov, qui sera très vite persuadé de la supercherie et mènera une enquête à décharge. Ce pauvre Bibikov sera suicidé.

La haine antisémite est poussée jusqu'à l'absurdité dans une société farcie de superstitions et de mysticisme. Les Cent-Noirs (mouvement extrême droite antisémite) peuvent ainsi susciter chez la foule la plus ignorante et la plus brutale une haine sans limite, sans discernement, du juif. Sans compter que d'assassiner les juifs avec l'assentiment du Pouvoir arrange bien les politiques.

Le lecteur se sent enfermé avec Yakov du fait de la puissance de la narration de Bernard Malamud. C'est un vrai cauchemar, on participe à sa solitude, à ses périodes de dépression, à sa peur, aux menaces, aux fouilles, aux bruits des verrous de la porte de sa cellule, au froid, à la maladie, à la malnutrition, à la crasse, à la puanteur. Rien ne lui sera épargné.

C'est un très grand roman dont je suis sortie oppressée mais qui devrait éveiller les consciences mais de cela je n'en suis pas certaine.

Un grand merci à notre amie Bookycooky qui nous conseille des pépites !
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Quel beau livre ....
Ce roman, inspiré d'un fait réel survenu à Kiev en 1911 m'a touché. Il conte l'histoire d'un juif, Yakov Blok, réparateur, qui quitte son sheltel où rien ne le retient - il est orphelin, est sans le sou, et sa femme l'a quitté - pour partir à Kiev. Là, il se voit proposer un travail par un homme dont il a sauvé la vie. Cet homme est membre d'une association anti-juive et ignore que Yakov l'est. La proposition est acceptée par Yakov qui se donne une autre identité et habite alors dans un quartier interdit aux juifs.
Le meurtre d'un jeune garçon chrétien va bouleverser sa vie : il est faussement accusé d'avoir commis un mettre rituel après que l'on ait découvert sa fausse identité. Yakov Blok est pourtant non-croyant, et est plutôt admirateur de Spinoza. Il est emprisonné, le juge d'instruction ne le croit pas coupable mais la pression de ses supérieurs et de l'opinion publique est trop forte, et le juge d'instruction se suicide. On presse Yakov d'avouer, on le laisse moisir dans sa cellule, on lui offre la vie sauve contre un aveu mais Yakov endure tout et refuse, ilt met toutes ses espérances dans son procès.
L'histoire est prenante, les descriptions des états d'âme de Yakov sont bien rendues.
C'est la belle histoire morale d'un homme simple mais fidèle à ses convictions.
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L'oeuvre de Bernard Malamud lui ressemble.
L'auteur américain parle d'une voix qu'il souhaite absolument faire entendre !
On devine parfois dans son écriture le besoin d'ôter un masque et de penser librement, en se servant des artifices.

Malgré toutes les récompenses reçues, L'homme de Kiev reste un roman un peu complexe.
Basé sur une histoire criminelle vraie, la narration s'apparente au style russe, parfois lente, larmoyante et soulevant sans cesse des questions de moralité dans une société gangrenée par un gouvernement complètement hors de contrôle.

Les descriptions de torture physiques et psychologiques sont très réalistes et crues. le lecteur ressent dans sa chair la souffrance du personnage, dans un espace-temps ralenti et dilaté.

L'antisémitisme est au coeur du roman.
Alimenté de légendes et des superstitions absurdes, il est entretenu par le gouvernement.
On attribue aux juifs une sorte de criminalité sanguinaire imaginaire proche de la paranoïa en distillant la peur et en incitant la chasse !
Etre juif devient alors une malédiction !

Le personnage principal, Yakov, qui a lu Spinoza et a réussi à appréhender l'essentiel de sa pensée devient un libre penseur et sa longue quête pour prouver son innocence sera fortement aimantée par cette pensée philosophique.

On suit de près les enchaînement absurdes qui peuvent faire basculer une vie en quelques instants.
Une succession d'incidents malheureux sera le prétexte pour donner naissance à une insensée chasse aux juifs, dans une sorte de complot qui a besoin d'un bouc émissaire pris dans un piège monté de toutes pièces pour servir les immondes desseins d'un gouvernement, à la dérive.

Le pouvoir et la presse sont manipulés et le nationalisme contre les russes non orthodoxes est attisé.
Persécuter les minorités pour ainsi détourner le mécontentement populaire vers les juifs devient ainsi une puissante arme de guerre.

Les dernières lignes laissent entrevoir une lueur d'espoir et une esquisse de rédemption qui seuls les libres penseurs sont capables d'atteindre.


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Si ce livre s'était présenté à moi sous une autre couverture que celle des Éditions du seuil, pistache et crème, sans nul doute que je serais passé complètement à côté.
Je ne savais rien de l'auteur, Bernard Malamud, alors qu'il a écrit sept romans et autant de recueils de nouvelles. Encore moins pardonnable puisque ce roman a été récompensé par le National Book Award et le Prix Pulitzer de fiction.
Après bien des déménagements je le retrouvais attendant sagement dans ma PAL et mon inscription à Babelio fut le coup de pouce qui le propulsa en première ligne.
Bernard Malamud s'inspire d'une affaire criminelle, l'affaire Beilis, pour construire son roman qui colle au plus près des faits réels qui se sont déroulé en 1911 dans l'Empire Russe.
Même notion de temps, de lieux, dans une ambiance d'antisémitisme exacerbé.


Dans cette affaire, Menahem Mendel Beilis est un juif, père de famille, qui vit auprès de son épouse et de ses cinq enfants. Devenu super-intendant dans une fabrique de briques à Kiev il est accusé à tort d'avoir assassiné dans des conditions atroces un jeune garçon ukrainien dans le but de pratiquer des rites sanguinaires propres aux Juifs.
L'accusé est arrêté et mis à l'isolement dans les geôles tsaristes.
Après plus de deux années d'instruction, émaillées de faux témoignages, de diverses manipulations de la police politiques et de la presse, il est jugé et finalement acquitté face à la trop grosse pression internationale.


Bernard Malamud présente son personnage comme un Juif vivant pauvrement à la campagne qui se résigne à trouver du travail dans une grande ville après que sa femme infidèle a fui avec son amant. C'est ainsi qu'il va arriver à Kiev et par un heureux concours de circonstances trouvera du travail dans une briqueterie en cachant toutefois qu'il est juif, conscient que c'est bien la dernière chose à révéler dans cette époque tsariste où les pogroms fleurissent régulièrement.
Dès ce moment-là Menahem Mendel Beilis (le vrai) et Yakov Bok (la créature de Malamud) vont vivre les mêmes choses.
Le tour de force de l'auteur c'est d'avoir su faire penser, parler et réagir son personnage dans ce contexte d'antisémitisme et d'injustice. Le moment le plus intense et le plus réussi, c'est la période pendant laquelle Yakov est à l'isolement dans son cachot, et qu'il a pour seule visite son avocat ou le juge d'instruction. Il analyse, suppute de façon très réaliste.
Voilà un roman qui mérite amplement son prix littéraire et je n'aurais nullement été étonné que ce soit l'œuvre d'un prix Nobel de littérature.
Voilà un roman épique couronné de cinq étoiles !
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Ce grand texte, l'Homme de Kiev, est-il une transposition
de l'affaire Dreyfus ?
L'écriture de Bernard Malamud, fils de migrants russes, pour son quatrième roman, semble bien aspiré par les événements qui ont suivi l'arrestation du capitaine Dreyfus en 1896.
Douze années avant que soit prononcée la grâce présidentielle.


C'est en réalité une autre affaire qui va servir de trame à L'Homme de Kiev, l'affaire Beilis. Menahem Mendel Beilis est né dans une famille juive pieuse.
Juif ukrainien il est accusé d'avoir commis un crime rituel en 1911. le procès, déclenchera une vague de critiques contre la politique antisémite de l'Empire Russe .


A travers les anecdotes de la vie de Yakov Bok, on s'immerge dans l'environnement de l'homme de Kiev. Il s'est par son abnégation au travail, peu à peu intégré, son centre de gravité, est la briqueterie pour laquelle il travaille au service de Nikolai Maximovitch ; page 71 celui-ci implore Yakov , "j'aimerais que vous y exerciez en quelque sorte le rôle de gérant pour tenir la comptabilité et, somme toute, surveiller mes intérêts".

La Briqueterie devient alors par une fracassante suite de faits obscurs, le centre d'un drame d'une extrême gravité puisqu'un jeune garçon de 12 ans est retrouvé assassiné du nom de Zhenia Golov .
Dès les premières pages les soupçons se porteront sur Yakov, non parce qu'il était là, mais parce qu'il était juif.


Yakov est le contraire du criminel, du casseur, de l'exalté et encore moins d'un voleur. Il s'impose même très vite comme un belle âme au service de l'humanité, un réparateur prêt à partager, prêt à rendre service contre ses propres intérêts, d'ailleurs le réparateur c'est son nom.


C'est avec empathie que les lecteurs prennent connaissance de son destin marqué par la solitude et la malnutrition.
Page 19 il explique, "j'ai vécu dans un orphelinat puant et je me suis borné à exister. Dans mes rêves je mangeais et je mangeais mes rêves."
Et pour gagner ma vie j'ai dû gratter la terre de mes ongles."

Mais Yakov est intelligent il sait lire, il a lu certains auteurs, il maîtrise de façon étonnante les textes sacrés, comme les positions religieuses des chrétiens ou des juifs, il commente la Torah , mieux que le prêtre orthodoxe qui cherche à travers des discours fumeux, à expliquer pourquoi les juifs se prêteraient à des sacrifices rituels.

Il a ces mots terribles, que pourrais-je avouer dit il page 288, mes souffrances, un point c'est tout, mais certainement pas le meurtre de Zhenia Golov.


Puis dans la foulée, il apprend que Bibikof a été remplacé par un autre magistrat, celui qui avait pourtant compris, la machination qui s'était mise en route, car il était juif, pour le détruire.


Page 188 le procureur le met en garde, "dans un passé encore récent, les juifs on les pendait coiffés d'un bonnet rempli de poix brûlante en compagnie d'un chien pour bien montrer au monde l'immensité de notre mépris."

Suivra alors ce dialogue fabuleux
- Un chien pend un chien, votre Honneur
- Si tu n'es pas en état de mordre, ne montre pas les dents, Yakov.


Yakov aura aussi cette impudeur de souligner la bêtise des accusations portées sur la confection des matsot, « dérober le sang d'un enfant chrétien » pour sa confection : de grâce, votre Honneur dit Yakov page 186 croyez-vous réellement à ces histoires de magicien vous êtes un homme instruit, et ne pouvez pas croire à de pareilles sornettes.
Et plus loin encore : « et voilà le vôtre de nez, un nez court et charnu aux ailes épatées. »


L'obstination de Yakov, le conduira fatalement à une situation prévisible, comparable à celle d'une grève contre la faim, uniquement pour faire valoir son droit à la dignité.


L'intrigue menée par Malamud et d'une implacable et terrifiante précision, elle peut se résumer à cette simple constatation, chaque geste de Yakov entrepris pour servir et réparer, est un geste qui se retourne contre lui, invariablement, comme une machination diabolique.


Tout ce qu'il a entrepris n'aurait été mis en oeuvre que pour cacher son statut de juif.
C'est imparable. Il n'y a que la croyance du caractère mensonger des juifs, « la perfidie des juifs », la croyance du caractère intrinsèquement cruel de cette communauté, qui peut conduire une personnalité instruite à condamner quelqu'un parce qu'il était juif, pire « un juif déguisé ».

Croyons-nous que le monde a changé, croyons-nous que des jugements aussi cruels n'ont pas été commis, l'auteur de l'Homme de Kiev nous affirme que rien n'a changé.
Pourquoi alors mener Yakov négocier un compromis comme il lui est proposé, on te libère mais à aucun moment tu ne seras lavé de ton crime, même si page 389, on révèle une infâme supercherie d'un bout à l'autre mais intrinsèquement liée à la situation politique.


Dans les dernières pages il se réfère à Spinoza, "si l'État agit d'une façon que la nature humaine réprouve le moindre mal et de le détruire, mort aux antisémites, vive la liberté."

À celui qui lui rappelle la vie du capitaine Dreyfus qui est passé par les mêmes épreuves il ajoute page 391, j'ai pensé à lui ça ne m'a pas aidé.

En terminant ce livre j'ai pensé aux Irlandais, à l'Irlande du Nord et à Bobby Sands, qui ne demandait qu'une chose, être reconnu pour ce qu'il était un opposant, un opposant politique, face à une machine de guerre impitoyable. Bobby Sands malgré le faite d'être député est mort au 65e jour d'une grève contre la faim avec six autres de ses compagnons. Eux aussi sont morts à cause de leur appartenance à l'Irlande catholique du Nord.


L'homme de Kiev est un chef-d'oeuvre, un livre pas seulement admirable mais indispensable, pas seulement intéressant pour son écriture, mais par nécessité, car il bat au coeur de notre humanité
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critiques presse (2)
Lexpress
02 février 2015
Une grande fable morale, doublée d'une réflexion sur la culpabilité et les sources de l'antisémitisme, toujours d'actualité.
Lire la critique sur le site : Lexpress
Telerama
28 janvier 2015
C'est comme une parfaite découverte, ou presque, que s'offre aujourd'hui à lire L'Homme de Kiev (The Fixer, 1966, National Book Award et prix Pulitzer en 1967), sombre et baroque fable politique et métaphysique mettant en scène, dans la Russie tsariste du début du xxe siècle, le destin dramatique d'un artisan juif, accusé du meurtre rituel d'un enfant chrétien et jeté aux fers.
Lire la critique sur le site : Telerama
Citations et extraits (43) Voir plus Ajouter une citation
Il logeait au cœur du quartier juif, en plein Podol, dans une maison surpeuplée, aux fenêtres encombrées de matelas mis à l’air et de guenilles en train de sécher, au-dessus d’une cour bordée de baraques en bois, petits ateliers où chacun s’activait sans pour autant gagner grand-chose, de quoi subsister tout au plus. Le réparateur voulait plus que ce qu’il avait eu jusqu’alors : cent fois rien. Pour un temps, jusqu’à ce que cessent les pluies froides de l’automne à son déclin, il se cantonna dans le quartier juif. Mais dès la première chute de neige sur la ville – un mois environ après son arrivée -, il reprit ses sorties, en quête de travail. Son sac d’outils sur l’épaule, il explora toutes les rues de Podol et de Plossky, quartiers commerçants de la ville basse qui s’étendaient jusqu’au fleuve, puis gravit les collines pour se risquer dans les districts où les Juifs n’avaient pas le droit de travailler. Yakov continuait à se dire qu’il cherchait des occasions bien que, ce faisant, il eût parfois l’impression d’être un espion derrière les lignes ennemies. Le quartier juif, identique depuis des siècles, grouillait et puait. Ses biens temporels se résumaient en biens spirituels ; tout ce qui manquait, c’était la prospérité. Et le réparateur qui avait quitté le shtetl s’irritait de cette pénurie. Il avait essayé de travailler pour un fabricant de brosses, homme à la barbe hirsute qui lui avait promis de lui enseigner le métier. Une assiette de soupe lui tenait lieu de salaire. Il avait donc préféré en revenir à son état de réparateur, ce qui ne lui rapportait rien non plus, sinon parfois un peu de soupe. Pour une vitre cassée, on se contentait d’obstruer l’ouverture avec de vieux chiffons et de dire une bénédiction. Yakov offrait de la remplacer moyennant pitance et, le travail accompli, recevait des remerciements, des bénédictions et une assiette de soupe aux nouilles. Il menait une vie frugale dans un réduit bas de plafond, chez Aaron Latke, employé d’imprimerie, et dormait sur une banquette recouverte d’un sac de jute. L’appartement regorgeait d’enfants et de matelas de plume malodorants. À mesure que le réparateur se séparait de ses kopeks sans en gagner un seul, son anxiété augmentait. Il était à présent convaincu qu’il lui fallait soit s’installer dans un endroit où il pût gagner sa vie, soit changer de métier, sinon peut-être les deux. Peut-être aurait-il plus de chance chez les goyim. En tout cas ça ne pourrait guère être pire. Et d’ailleurs, quel choix un homme a-t-il quand il ignore la nature de ses choix ? Il voulait connaître le monde. Aussi quitta-t-il le ghetto à l’insu de tous.
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De bonne heure ce matin-là, par la petite fenêtre à croisillons de sa chambre (au-dessus de l’écurie avec vue sur la cour de la briqueterie), Yakov Bok aperçut des Russes aux longs manteaux qui couraient dans la même direction. Vaï iz mir, songea-t-il inquiet, il a dû arriver un malheur. Débouchant des rues enneigées qui cernent le cimetière, les gens fonçaient, seuls ou par groupes, vers les grottes du ravin, certains même piétinant la gadoue au milieu de la rue pavée. Yakov cacha aussitôt la petite boîte de fer-blanc recelant ses économies – quelques roubles d’argent – puis descendit précipitamment dans la cour pour essayer d’apprendre le motif d’une telle effervescence. Il interrogea Proshko, le contremaître qui traînait près des fours à briques fumants, mais ce dernier se contenta de cracher par terre sans mot dire. Il sortit alors dans la rue où une paysanne au visage osseux, coiffée d’un châle noir et lourdement vêtue, lui annonça qu’on avait trouvé dans les parages le cadavre d’un enfant. « Où ? » demanda Yakov. « Un enfant de quel âge ? » Elle répondit qu’elle l’ignorait et s’éloigna rapidement. Le lendemain, le Kievlyanin rapportait qu’à une verste et demie environ de la briqueterie, deux garçons de quinze ans, Kazimir Selivanov et Ivan Shestinsky, avaient découvert dans la grotte humide d’un ravin le corps d’un jeune garçon assassiné, Zhenia Golov, âgé de douze ans. Celui-ci était mort depuis plus d’une semaine, et son corps criblé de coups de couteau avait été saigné à blanc. Après son enterrement dans le cimetière proche de la briqueterie, Richter, l’un des charretiers, revint avec une poignée de tracts accusant les Juifs du meurtre. Yakov remarqua que ces feuillets étaient l’œuvre de l’organisation des Cent-Noirs. Sur la première page figurait leur emblème, l’aigle impérial bicéphale souligné par la devise : Délivrez la Russie des Juifs. Cette nuit-là dans sa chambre, Yakov, fasciné, lut que des Juifs avaient saigné à mort le garçon à des fins religieuses pour recueillir un sang destiné à la fabrication dans la synagogue des matsot de la Pâque juive. Le ridicule de la chose n’empêcha pas Yakov de s’en effrayer. Il se leva, s’assit, se leva de nouveau, alla vers la fenêtre puis regagna précipitamment sa place pour reprendre la lecture du journal. Il était inquiet parce que la briqueterie se trouvait dans le quartier de Lukianovsky où les Juifs avaient interdiction de résider. Or il y habitait depuis des mois sous un nom d’emprunt et sans certificat de résidence. Il redoutait le pogrom dont le journal brandissait la menace, n’oubliant pas qu’un an à peine après sa naissance, son propre père avait été tué au cours d’un incident, moins grave certes qu’un pogrom quoiqu’encore plus vain. Deux soldats ivres avaient descendu les trois premiers Juifs rencontrés en chemin : son père avait été le deuxième. Mais, jeune écolier, Yakov avait été témoin d’un vrai pogrom : un raid cosaque de trois jours pleins. Au matin du quatrième jour, les maisons fumant encore, on fit sortir Yakov de la cave où il s’était terré en compagnie d’une demi-douzaine d’autres mioches ; il vit alors un Juif à barbe noire, une saucisse blanche plantée dans la bouche, gisant en pleine rue sur un tas de plumes ensanglantées tandis que le porc d’un paysan lui dévorait le bras.
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- Yakov, fit Shmuel d'une voix fervente, n'oublie pas ton Dieu!
- Qui oublie qui? répondit le réparateur avec colère. Que m'accorde-t-Il sinon un bon coup sur la tête et un jet de pisse en pleine figure? Il n'y a pas là de quoi l'adorer que je sache?
- Ne parle pas comme un "mechoummed" (renégat). Reste juif, Yakov, n'abandonne pas notre Dieu.
- Un méchoummed abandonne un Dieu pour un autre. Or, je n'en veux aucun. Nous vivons dans un monde dont l'horloge tictaque à toute vitesse pendant qu'assis sur sa montagne, hors du temps, Il regarde dans le vide. Il ne nous voit pas et se moque bien de nous. Mon morceau de pain, c'est aujourd'hui que je le veux et pas au Paradis.

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Mais, jeune écolier, Yakov avait été témoin d'un vrai pogrom : un raid cosaque de trois jours pleins. Au matin du quatrième jour, les maisons fumant encore, on fit sortir Yakov de la cave où il s'était terré en compagnie d'une demi-douzaine d'autres mioches ; il vit alors un Juif à barbe noire, une saucisse blanche plantée dans la bouche, gisant en pleine rue sur un tas de plumes ensanglantées tandis que le porc d'un paysan lui dévorait le bras.
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Il se remémorait certains épisodes de la vie de Spinoza : comment les Juifs l'avaient maudit à la synagogue ; comment, pour ses idées, un assassin avait essayé de le tuer en pleine rue ; comment il vécut et mourut dans sa petite chambre, méditant, écrivant et pour gagner sa vie taillant des lentilles jusqu'à en avoir les poumons rongés par la poudre de verre.
Il était mort jeune, pauvre et persécuté, et néanmoins le plus libre des hommes.
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Vidéo de Bernard Malamud
"Quand je parle du dernier juif d'Europe, je parle de l'imaginaire juif. ll y a beaucoup de juifs en France aujourd'hui mais pas un seul ne raconte sa légende à venir comme une légende européenne."
« Je ne me doutais pas que l'histoire de mon père me mènerait à faire équipe avec Ionas, un vampire centenaire et amoureux, Rebecka, sa copine psy divorcée d'un fantôme, et une rabbine. Mais quand c'est arrivé, j'ai trouvé ça normal. Presque. Ces pages racontent aussi comment mon père a tenté de ne plus être juif, et comment, avec tout ce que l'on me mettait sur le dos, j'ai eu le sentiment d'être le dernier juif d'Europe. »
Joann Sfar ressuscite le fantastique et l'humour désespérés de Kafka ou de Malamud dans cette fable où les monstres offrent un miroir hyperréaliste à la singerie moderne.
https://www.albin-michel.fr/ouvrages/le-dernier-juif-deurope-9782226438744
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