. Une série de courts essai sur des oeuvres graphiques ou architecturales ,menés avec toute l'érudition de Manguel (qui est immense), sa qualité de style , mais aussi avec humanisme . La lecture du livre donne l'envie de voir les oeuvres elles-mêmes mais aussi de poursuivre dans les voies de réflexion qu'il ouvre. Et c'est le rôle essentiel de ce type de bouquin..
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Que nous découvrions dans ces images qui nous entourent le souvenir pâli d'une beauté qui un jour fut nôtre (ainsi que le suggérait Platon) ou qu'elles exigent de nous une interprétation neuve grâce aux possibilités, quelles qu'elles soient, que nous offre le langage (ainsi que l'imaginait Salomon), nous sommes essentiellement des créatures d'images.
De même que les histoires, les images nous instruisent. Aristote suggérait que tout processus de réflexion en avait besoin. "Quant à la pensée discursive de l'âme, les images lui tiennent lieu de sensations. Et quand l'objet est bon ou mauvais, elle affirme ou nie, fuit ou poursuit."
Ce que Pollock a créé, c'est un système de signes qu'il refusait de charger d'un message ou d'un sens. Ce nouveau style fut appelé l'expressionnisme abstrait.
La tentative de ne pas communiquer est au moins aussi complexe que la tentative de communiquer, et elle est incontestablement aussi ancienne. Mais l'acceptation formalisée de ce refus, de cet enchâssement du silence - par les mots, les gestes ou les signes - est un phénomène moderne qui, dans le monde occidental, ne date pas de plus d'un siècle. La réticence des philosophes cyniques, dans la Grèce quantique, à s'engager dans le dialogue, le retrait loin du monde et des échanges sociaux des pères du désert dans les premiers temps du christianisme, l'invention par Hamlet de l'expression trop rabâchée "le reste est silence" sont autant de signes avant-coureurs de notre prise de conscience de l'impossibilité de dire.
Dieu et son univers étant ineffables, hors de portée du savoir-faire humain, toute tentative de les représenter était un acte à la fois d'arrogance et d'ignorance.
Jackson Pollock incarnait ce refus antique de dépeindre ce qui ne peut être dépeint.
...
Le terrible paradoxe, Pollock s'en rendit compte, c'était que, du fait de ce que la critique italienne Giovanna Franci a appelé anzia, le désir angoissé de l'interprétation, même l'absence de langage finit par devenir langage dans l'oeil de celui qui regarde.
J'ai commencé ce livre avec l'idée que j'allais parler de nos émotions et de la façon dont elles affectent (et sont affectées par) notre lecture des oeuvres d'art. J'ai., semble-t-il, about loin, très loin du but que j'avais imaginé. Mais ainsi que l'exprime Laurence Sterne, "je crois qu'il y a là une fatalité - j'arrive rarement à l'endroit vers lequel je me dirige". Comme écrivain )et comme lecteur),. je pense que. d'une certaine manière, telle doit toujours avoir été ma devise.
J'avais neuf ou dix ans, et de mes tantes, qui était peintre, m'avait invité à venir dans son atelier voir où elle travaillait. C'était le mois de décembre à Buenos Aires, il faisait chaud et humide. La petite pièce était fraîche et il y régnait une odeur merveilleuse d'huile et de térébenthine; les toiles rangées dans un coin, appuyées les unes sur les autres, me firent penser à des livres déformés dans le rêve de quelqu'un qui aurait eu une vague notion de ce qu'étaient des livres et les aurait imaginés énormes et faits d'une seule page raide; les croquis et les coupures de journaux que ma tante avait punaisés au mur suggéraient un lieu de réflexion privée, fragmentée et libre.
Leçon inaugurale d'Alberto Manguel prononcée le 30 septembre 2021.
Alberto Manguel est professeur invité sur la chaire annuelle "L'invention de l'Europe par les langues et les cultures" (2021-2022), chaire créée en partenariat avec le ministère de la Culture (Délégation générale à la langue française et aux langues de France).
Accéder à ses enseignements :
https://www.college-de-france.fr/site/alberto-manguel/
Au commencement, il y a le mythe. Zeus s'éprit d'Europa, la fille du roi africain Agénor, et, métamorphosé en taureau, l'emporta en Crète où elle lui donna deux fils. Agénor envoya les deux frères d'Europa à sa poursuite, leur interdisant de réapparaître chez lui sans l'avoir retrouvée. Ils ne revinrent jamais. le mythe est, au sens essentiel, un déplacement, une métaphore, une traduction, une « parole » (Barthes) qui signifie : « emporté d'un lieu à un autre ».
Les mythes sont transformés, altérés, renouvelés pour correspondre aux besoins d'un temps et d'un lieu. Mais ils restent eux-mêmes pour l'essentiel, car ils ne sont pas créés en tant que fabrications de l'imagination humaine, mais (sans vouloir tomber dans un universalisme facile) comme des manifestations concrètes de certaines intuitions primordiales. Au Moyen Âge, Lactantius proposa de banaliser le mythe grec en prétendant que le taureau était simplement le nom d'un bateau. Mais le mythe perdura et en fit lever d'autres dérivés de l'histoire initiale : mythes de souveraineté (Europa, une princesse), de féminité (la bien-aimée de Zeus), de prééminence culturelle (ses frères envoyés à sa recherche) et aussi, plus mystérieusement, d'immigration et d'établissement (Europa, une résidente étrangère). le contenu de ces mythes constitue peut-être la pierre de touche qui prête aux peuples de l'Europe une identité commune intuitive.
Toute définition (celle du mythe, par exemple) nécessite tant une limitation qu'une invention. Une limitation de ce que nous croyons que l'objet de la définition n'est pas, et une invention de ce que nous imaginons susceptible de constituer quelque chose que nous connaissons déjà, puisque nous ne pouvons définir ce que nous n'avons pas encore imaginé. le mythe d'Europa reflète cette double nécessité.
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