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Alain Damasio (Autre)Richard Powers (Autre)Serge Chauvin (Traducteur)
EAN : 9782330168445
336 pages
Actes Sud (31/08/2022)
4.34/5   264 notes
Résumé :
Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la “nature”. À savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage. Sa violence a contribué aux bouleversements écologiques. C’est pourquoi nous avo... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (30) Voir plus Ajouter une critique
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Si vous ne savez pas quoi lire pendant le confinement, foncez sur Manières d'être vivants de Baptiste Morizot. Ce mec est à la fois enseignant-philosophe à la fac d'Aix et passionné de pistage. Il court les forêts pour suivre les sentiers sauvages de loups, renards, putois ; il a appris à hurler avec les loups (qui lui répondent !) ; et parlent de ses expériences dans une langue incandescente, une écriture qui colle au poème.

C'est cet alliage terrain/pensées qui font de ce bouquin un essai de philosophie remarquable. Vivant. Pas de la philosophie hors-sol aux concepts abrupts et dont on ne sait pas bien que faire. Non, Morizot parle des vivants dans une langue vivante et il réveille ce qu'il y a de plus vivant en nous : il nous arme. Il nous équipe de concepts pour repenser le monde - c'est-à-dire ce qu'un-e philosophe digne de ce nom est censé faire, mais qu'on oublie un peu à l'heure où des trouducs comme Onfray, BHL ou Enthoven peuvent squatter sans honte ce qualificatif de « philosophe » sans rien produire de pensée articulé ; mais là je m'égare…

De quoi ça parle, finalement, ce bouquin ? Tout d'abord, c'est un recueil de textes, disparates de prime abord mais qui finalement s'articulent et font sens par la bonne intelligence croisée de l'auteur et de l'éditeur (je ne peux que vous recommander cet excellentissime collection « Mondes sauvages » d'Actes Sud qui, à chaque lecture, m'a pour le moment balancé un uppercut de plaisir). Les premiers chapitres sont des comptes-rendus des expéditions de l'auteur sur la trace des loups dans le Vercors. Il piste, suit, sniffe, hurle et dialogue ; et de ces expériences avec le loup il se questionne sur sa façon (au loup) de voir le monde, de nous voir nous, de communiquer.

Morizot essaye de penser les termes d'une « diplomatie interespèces » : comment communiquer quand on ne se comprend pas, quand tout nous oppose à ces « aliens familiers » que sont les autres vivants terriens (animaux, végétaux). Et avec qui on partage pourtant des millions d'années de co-évolution qui nous font fait tous ensemble, et desquels on est interdépendants.

Et puis, on change de texte et le ton se fait plus abrupt. C'est un peu soudain, on est déstabilisé. Mais, doucement, Morizot sait nous faire retomber sur nos pattes. Il reste plus qu'à galoper pour suivre le fil de ses pensées. Délaissant un peu les habits du pisteur (sans jamais trop s'en éloigner, cependant) pour regagner ses breloques de philosophe, l'auteur plonge à bras le corps sur une analyse du rapport au monde des humains dit « modernes » avec cet impossible duo Nature/Culture. Dualité qu'il déconstruit méthodiquement, usant à la fois des acquis des sciences ethologiques et évolutionnistes, et de la puissance conceptuelle d'une philosophie qui assure un héritage spinoziste (avec des accents volontiers nietzschéens).

Voilà que je m'emballe à mon tour et que j'utilise trop de grands mots. Ce qu'il faut retenir, c'est que le livre se conclut par un don, un don de concepts. Morisot nous arme pour penser le monde plus finement, ne pas choisir son camp, se faire « diplomate », relationnel, oserais-dire loupvoyeur.

En fin d'ouvrage, une postface d'Alain Damasio… remercie Morizot, en gros. Il tente une synthèse du bouquin qu'on vient de lire avec ses mots incadenscents à lui, et c'est assez beau de deviner la rencontre entre ces deux écrivants qui sont aussi deux penseurs parmi les plus stimulants de notre époque.

J'ai toujours du mal à dire du bien des livres que j'ai adoré. C'est dur à expliquer, ça : pourquoi une pensée nous stimule, qu'elle braise elle fait naître en nous.

Donc simplement : LISEZ. Franchement, Morizot ça vaut le coup 🙂
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Quel est le point commun entre des loups, une éponge et Spinoza ? Et comment peut-on passer de Proust aux canidés ? La première question trouve sa réponse dans Manières d'être vivants, recueil de communications au premier abord un tantinet hétéroclite mais qu'une même visée militante et démonstrative ramasse. C'est un itinéraire de lectures par discussions, rebonds, et recommandations qui répond à la deuxième. Merci aux amis précieux qui permettent la maturation d'une réflexion toujours en chemin.

« Une saison chez les vivants » vous met à l'affut des loups dans le Sud-Vercors. Dans les sous-bois, là où la neige est plus molle, à l'écart des pistes de ski, à l'aplomb d'une paroi, on piste les traces. Des empreintes divergentes ou de la rectiligne trajectoire dans laquelle ils auront été pourtant au moins cinq à mettre leurs pattes, on extrapole les comportements, le museau au vent ou le ventre à terre, l'ouïe aux aguets. En mimant, d'après les laisses odorantes et les traces, ce qu'a dû être sa gestuelle, on imagine la meute. Et de cet exercice qui impose son éprouvé, la puissance d'un corps dans un environnement commun, on ressent le vivant en partage. Je suis nous loup aussi et c'est bon ! nous dit Morizot. A ce stade, je hurlais mon contentement en retour.

Bien loin d'un dualisme qui mettrait l'homme d'un côté, la Nature de l'autre, la raison au-dessus, les pulsions tout en bas, l'humain ici, les animaux là, on communie dans un vivant qui fait remonter à fleur de peau les réminiscences d'ancestrales ascendances. Car il s'agit de penser l'évolution « comme accumulation sédimentaire d'ascendances animales, parfois végétales, bactériennes aussi, dans chaque corps vivant. » Ces couches se manifestant non par une géologie de la profondeur mais dans une disponibilité à la surface, « comme des spectres qui vous hantent » et vous constituent. du pouce opposable à l'attachement pour tout bébé, de la capacité à reconnaître le rouge d'un fruit mûr dans le vert d'une frondaison, « nous avons tous, nous vivants, un corps épais de temps, fait de millions d'années, tissé d'aliens familiers, et bruissant d'ancestralités disponibles. »

(Parenthèse pour happy few : Des milliers de réminiscences constitutives d'autant d'ascendants variés, ça vous a une autre gueule que la seule cristallisation d'une identité autour de quelques souvenirs d'enfance momifiés !)

Aussi, quand il s'est agi de se mettre dans la peau d'une éponge, j'étais prête. Bon, ça m'a moins emballée. J'ai été enchantée de l'hommage au sel. Cette idée qu'aujourd'hui encore, comme en des temps immémoriaux où nos ancêtres étaient aquatiques, nous sommes constitués d'eau et que, lorsque nous salons notre pitance, nous faisons allégeance à cette lignée. Me convainc bien moins que ce soit cette prise de conscience qui nous empêchera de détruire faunes et flores sur le principe que chaque extinction prive l'avenir d'un potentiel d'intelligence et de développement au moins aussi stimulant que ce qu'a donné l'évolution de l'éponge jusqu'à l'homme. C'est Mozart qu'on assassine dans chaque espèce de bactérie sacrifiée. D'un point de vue philosophique et évolutionniste, j'ai envie de dire, oui et alors ? Il n'y a aucune nécessité à ce que quoi que ce soit advienne en particulier. Et si l'homme anéantit tout son environnement, ça ne contrariera pas plus que ça n'exaucera aucun plan. Par contre, ça exige sa petite larme catastrophée d'un lectorat sensible à une cause militante. Et ça, c'est pas vraiment compatible avec une réflexion philosophique qui devrait se faire absolument préservée du souci de son influence, non ?

Le chapitre « Philosophie politique de la nuit » a pour cadre l'observation d'une zone où loups et troupeaux cohabitent vaille que vaille. Au sein d'un dispositif officiel visant à pacifier les rapports entre les uns et les autres, Baptiste Morizot théorise le rôle de diplomate, de traducteur inter espèces qui lui permet de sortir d'un dualisme loup méchants / brebis gentilles, de donner du poids aux contraintes et points de vue des différents partis. Cette fonction, il la définit, l'endosse avec une abnégation que j'ai trouvée presque ostentatoire et un peu pénible.
Certes, depuis ma fenêtre, confortablement installée, je dispose d'une tranquillité que n'a ni le loup affamé ni l'éleveur de brebis, ni l'écolo désespéré. Mais j'ai trouvé là encore un mélange des genres qui m'a dérangée. La curiosité pour cet autre qu'est le loup, l'urgence à répondre à l'extinction massive des espèces arment le propos du philosophe d'une volonté d'agir, là où une observation attentive et la moins engagée possible, une conceptualisation pure m'auraient davantage convenu. Comme si, après les idéologies qui imposaient qu'on fasse une révolution prolétaire, après le devoir d'ingérence et ses sacs de riz, il s'agissait désormais, au nom de la survie de l'humanité, qu'on s'enrôle dans une nouvelle guerre armée. Qu'on fasse allégeance à une nouvelle utopie. Verte cette fois. Mais toujours avec ses héros, ses donneurs de leçons qui prennent avantageusement la pose, exhibant le romantisme tragique de leur condition, celui qui leur va si bien au teint. Bof. Sans moi.

J'ai gardé pour la fin « cohabiter avec ses fauves » car c'est le chapitre qui m'a procuré le plus de plaisir, m'a le plus puissamment fait réfléchir. Pour un hors-série sur Spinoza dans Philosophie Magazine, Baptiste Morizot a livré une lecture de l'Ethique au moyen d'une métaphore animalière. Je ne vais pas refaire la démonstration mais j'ai pisté à mon tour ces fauves que sont nos désirs, j'ai ressenti la nécessité d'écouter celui qui me procurait le plus de joie, qui m'élevait le mieux. J'ai retrouvé dans la méthode recommandée quelque chose d'éprouvé, à savoir qu'il faut, par l'observation fine du « comportement délicat et ardent de sa vie affective », par des habitudes et des bricolages, continuer de nourrir le désir qui nous permet de persévérer dans l'existence. Reconnaître aussi que « les passions nocives n'existent pas en soi comme l'autre de la raison, elle ne sont (…) qu'une forme individuée du flot de désir qu'est un être humain » mais détournées. Et s'interroger sur les causes du désir afin d'en saisir parfaitement sa nature exacte. Cohabiter avec ses fauves, partager l'espace, vivre de leur puissance qui est notre essence. Quelle justesse ! Et quelle magnifique perspective si on déploie ce rapport de soi à soi à soi au monde ! Extension et explication d'une essence qui se réalise dans la puissance vitale de la joie : Ahouuu !!
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Manières d'être vivant est un ensemble de récits et de réflexions sur la place du vivant, de la nature, de l'homme.
Dans un premier temps Baptiste Morisot s'attache au récit de ces différents pistages de loups dans le Vercors.
Dans le deuxième partie du livre il devient philosophe pour nous parler d'interdependance , d 'égards ajustés, de diplomatie.
Cette partie là est plus difficile à lire et à suivre pour les non initiés à la philo
La postface d'Alain Damasio permet une belle synthèse et une bonne compréhension du texte de Baptiste Morisot.
Néanmoins sans être un féru de philo, cet essai et ces récits apportent une réflexion sur le vivant tout à fait compréhensible .
Les passages à la suite des loups dans le Vercors sont magnifiques et ancrer la réflexion de Baptiste Morisot dans la réalité.
Cette réalité nous rappelle que la nature n'est pas une ressource. Ressource extractive ou productive. La nature est le creuset de milliers de manières d'être vivant. Et que ces milliers de manières font que depuis la nuit des temps l'évolution de l'homme ( une manière parmi tant d'autres d'être vivant ) et de la nature est imbriquée. Ne pas oublier que nous venons de l'océan et que le sel nous est indispensable.
L'homme est amalgamé par les manières d'être vivant du passé mais aussi celles du futur.
Nous ne sommes qu'une manière d'être. Et nous ne pouvons décréter soumettre la nature et les autres formes du vivant sous peine de disparaître.
Nous devons mettre en place des interdépendances, des diplomaties.
Prenons l'exemple des loups et des brebis et de leurs bergers.
Certain défendront à tout crin la réintroduction du loup.
D'autres défendront vehementement le pastoralisme et le travail des bergers et des patous.
Chacun dans ces certitudes.
L'interdépendance C'est d'être d'un bord mais penser que dans l 'autre bord il y a des choses justes qui pourraient faciliter et accroître la réussite de chaque bord.
En définitif nous devons avoir des égards ajustés. Jusqu'à récemment, nous avions peu d'égards pour la nature. Nous la traitions comme une ressource . Peu d'égards envers les abeilles avec l'intensification des pesticides.
Pourtant sans abeilles ,pas de pollinisation, pas de fleurs pas de printemps.
Les égards ajustés sont nombreux, tout comme les manières d'être vivant. Ne n'oublions pas.
C est ce que nous dit cet essai . Il peut être érudit et difficile mais il est salvateur.
Ça vaut le coup de prendre le temps de lire et de réfléchir aux manières d'être vivant.

Lien : https://auventdesmots.wordpr..
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Un essai passionnant, en tout cas, il m'a réellement passionné et les réflexions de l'auteur résonnent toujours en moi un mois après l'avoir terminé.

Baptiste Morizot est enseignant en philosophie mais il consacre aussi du temps à pister les loups. Quel est le rapport me direz-vous ? Et bien, si dans un premier temps, on peut se poser la question, tout prend sens au fil de la lecture de cet ouvrage.

Après un long et brillant chapitre d'introduction sur notre rapport au vivant et à la nature, l'auteur nous emmène sur la piste d'une meute vivant dans le Vercors. Puis nous voilà avec lui à observer la cohabitation des loups et des troupeaux dans le Var pour une étude au long cours. Et ensuite, il nous entraîne dans ses réflexions de philosophe sur notre rapport faussé à la Nature et au vivant. Et pour finir une préface d'Alain Damasio.

C'est dense et intelligent même si parfois la lecture a été un peu difficile. Si les idées de l'auteur sont plutôt limpides et percutantes, son style et son vocabulaire m'ont semblé parfois un peu trop complexes et pas vraiment à la portée de tous (ce sera ma seule réserve).

Observation des autres êtres vivants (ici les loups), tentative de communication avec ces « aliens familiers » (car il n'hésite pas à hurler avec les loups !!!), connaissance nécessaire du monde dans lequel nous vivons. Et pour finir, la nécessité absolue de respecter le vivant et tout ce qui le compose et de retrouver les égards que nous avons perdus après deux mille ans de civilisation judéo-chrétienne et une révolution industrielle. Remettre l'homme à une autre place. En finir avec l'idée que la Nature est un décor ou une réserve à piller.

Voilà il y aurait encore une tonne de commentaires à faire. Mais le mieux est de lire ce magnifique essai qui sème une multitude de pistes de réflexion.
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e m'accroche et m'épuise à lire Manières d'être vivant.

Baptiste Morizot, c'est devenu un incontournable du moment, qu'on croise partout quand on lit sur l'écologie.
Il est passé à la Grande Librairie et « c'était merveilleux » me dit mon libraire. Soit, je suis allée l'écouter et c'était, je dirais plutôt, intéressant. Et il a belle gueule, en plus. Chez mon libraire, 4 piles réparties habilement dans le magasin. Chez un autre libraire, grosse pile à la caisse.

Bon, il semble falloir le lire.

Alors, oui, il y a des (quelques) pages magnifiques , et même plus que ça, sur le pistage des loups, la vie de la meute, la solitude et la grégarité. Oui, il y a un message de co-habitation inter-espèces, l'homme, ce n'est guère nouveau même si ce n'est guère appliqué, est un vivant comme les autres, et ça ne mange pas de pain de le redire encore et toujours.

Mais…

Mais JE NE COMPRENDS RIEN.

Je ne suis pas une lectrice de philo, mais je ne suis pas idiote non plus, et je ne comprends rien à la prose érudite et abstruse de cet auteur.

C'est son droit d'écrire comme ça, aucun problème.

Mais l'opération marketing qui consiste à le faire vendre comme des petits pains à tout public émoustillé par une bonne comm, et qui va se retrouver face à cet objet hautement intelligent mais totalement obscur, je ne suis pas sûre que cela rende service à la cause écologique, à la lecture, aux éditions Actes Sud et encore moins à un bon nombre de lecteurs.

On s'est foutu de moi et de mon porte-monnaie. En faisant semblant d'oeuvrer pour la bonne cause, en plus. Et en voulant me faisant la leçon,à moi, vilaine humaine qui me comporte mal. Ça me débecte.

(A vrai dire j'avais eu le même problème avec Les diplomates, mais comme Morizot n'était pas encore une star médiatisée, ça ne m'avait pas gênée comme ça, juste déçue de ne pas être à la hauteur)
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Citations et extraits (69) Voir plus Ajouter une citation
P 114 – l’espace des possibilités d’existence ouvert par leurs puissances des corps permet de comprendre mieux, alors, la forme de vie particulière des loups.
Exercice d’ethnographie par les traces : ils se séparent le jour, s’isolent, vaquent à leurs démons personnels, jouissent des sensations, des odeurs, des enquêtes qu’ils mènent chacun de leur côté, et cultivent ainsi la joie de se retrouver le soir, en quelques hurlements, pour lancer la vie collective, sa discipline, -sa coopération, son attention concernée aux signes des autres, à leurs émotions, avec le respect des hiérarchies, l’étiquette de la vie collective, les rangs sociaux, les dominances à rejouer, à déjouer, à ruser, à mettre en cause, les relations complexes, les amitiés ambiguës, l’affection pour un cousin dont la sœur vous a dans le nez, tout ce qu’on peut imaginer comme drames infinitésimaux (mais définatoires pour chacun) de la vie d’une famille élargie.
Une famille qui travaille ensemble, collabore, qui agit tantôt comme une expédition d’explorateurs, tantôt comme une patrouille militaire aux frontières, comme un clan paléolithique de chasseurs de gros gibier, une école multigénérationnelle qui prend soin des petits, où chacun joue un rôle dans leur éducation, une file indienne de cartographes qui redessinent des frontières par l’odeur, déposant les blasons de la meute et les drapeaux du territoire sous forme de laissées, pour remplacer ceux que le mauvais temps a délavés…
Et puis arrive l’aurore aux crocs de rose, et chacun se sépare, fatigué de l’activité intense, de la hiérarchie, de l’attention à donner à tous et à chacun, lassé de faire passer le projet collectif devant le désir nomade intérieur, et cette odeur de fleur que je suis seul à sentir, et alors chacun va son chemin, qui vers la crête, qui le long de la rivière, qui au fond de la forêt.
Les plus amoureux ou amis, les plus timorés, restent ensemble, à deux, parfois à trois, un autre reste avec les bébés, le couple dominant se retire dans sa tente faite d’un bosquet surplombant le ruisseau.
Mais les têtes brulées, ceux qui souffrent le plus de la hiérarchie lupine, s’éloignent, vont explorer, enfin libres, loin des disciplines militaires et des obligations hiérarchiques, de nouveaux ciels, de nouvelles sources, manger en premier, sans suivre l’étiquette, dormir les pattes en l’air en regardant passer les nuages, courir où bon me semble, et ne pas poser la patte exactement dans la patte du coureur de devant, qui a mis sa patte exactement dans l’empreinte du leader, sentir, tout respirer, se rouler dans les choses, se rouler dans le cosmos tout entier, enivré des odeurs de musc et de menthe sauvage, et de l’odeur de défi d’un lynx qui a marqué lui aussi sur ce même tronc, et sur ce pont de bois regarder les truites pendant des heures (est-ce-que ça se mange ? il faudrait essayer), tout gouter, tout tenter, ne rien faire, flâner, s’ennuyer ferme, et puis le soleil tombe là-bas, et l’on sent monter dedans la petite solitude, l’envie d’un masque de loup à lécher, l’envie de l’excitation d’être ensemble, de l’odeur chaude des autres comme d’une fumée qui nous baigne, l’envie des autres, le désir de faire, c’est-à-dire de faire ensemble, d’être un seul corps, une pure rivière de crocs, filante et personne comme le vent, capable de capturer tout ce qui pourtant s’y refuse, résiste, se débat, de prendre la force de vie de tout ce qui vigoureusement veut vivre, et l’incorporer, la dérober sous forme de chair, un seul grand corps capable de mettre à terre des bêtes comme le ciel, des cerfs aux bois de foret, des sangliers-collines fumantes, être ensemble, la bande infernale, inarrêtable, les cadors, les caïds, les cousins, le rire partagé du cercle intérieur, qui donne chaud, le coup de langue que me donne un proche, juste en passant, comme un humain en passant pose sa main sur le dos d’un ami pour dire « je te vois », « tu existes fort », « je suis là ». (…) c’ets l’aube, nous paressons dans les duvets. Le ciel est encore sans nuages, il n’a même pas froid, nous avons dormi comme des bienheureux.
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Par "crise de la sensibilité", j'entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l'égard du vivant. Une réduction de de la gamme d'affects, de percepts, de concepts, de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d'affects pour qualifier les relations entre humains, entre collectifs, entre institutions, avec les objets techniques ou les œuvres d'art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l'empan de sensibilité envers le vivant, c'est-à-dire des formes d'attention et des qualités de disponibilité à son égard, est conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique qui est la nôtre.
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Osons ici le mode "slogan de manif" : il ne s'agit pas de faire converger fin du mois et fin du monde. Mais bien de précipiter la fin du moi pour activer la fin de l'immonde. Et d'ouvrir ainsi à une faim du monde, une soif de s'y inscrire en complice, en tisseur, en convive. Il est donc temps de changer les banderoles, camarades, et d'y graffer : Fin du moi - faim du monde : même combo !
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Car les animaux ne sont pas seulement dignes d'une attention infantile ou morale : ils sont les cohabitants de la terre avec lesquels nous partageons une ascendance, l'énigme d'être vivant, et la responsabilité de cohabiter décemment. Le mystère d'être un corps, un corps qui interprète et vit sa vie, est partagé par tout le vivant : c'est la condition vitale universelle et c'est elle qui mérite d'appeler le sentiment d'appartenance le plus puissant.
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Les pollinisateurs font littéralement, ce que nous appelons, candides, "le printemps", comme si c'était un cadeau de l'univers, ou du soleil : non, c'est leur action bourdonnante, invisible et planétaire, qui appelle chaque année au monde, à la sortie de l'hiver, les fleurs, les fruits, les dons de la terre, et leur retour immémorial. Les pollinisateurs, abeilles, bourdons, oiseaux, ne sont pas posées comme des meubles sur le décor naturel et immuable des saisons : ils fabriquent cette saison dans ce qu'elle a de vivant.
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Pour changer les choses, il faut se munir d'un arsenal de pensée. Si possible clair et que l'on peut mettre en pratique. Et si, pour cela, on réconciliait la poésie, la philosophie et la vie au grand air ?
« Manières d'être vivant », de Baptiste Morizot, c'est un récit publié aux éditions Actes Sud.
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