ÉLOGE DE LA FOLIE
Sur une terre terriblement lointaine, mais qui est cependant la nôtre, en des temps plus que futurs, une poignée d'explorateurs découvre un monde parfaitement silencieux, ne serait-ce le bruit du vent au sommet des arbres géants ou celui d'une rivière vive, ou bien, plus inquiétant, l'orage qui se profile au-dessus des têtes. Nos explorateurs, eux-mêmes issus d'un possible futur terrestre, relativement proche de notre temps présent, sont des voyageurs du temps à la recherche d'un moment à nouveau génésiaque de notre Terre, loin de la fureur démographique, technologique et polluée de leur planète exsangue. Ces quelques aventuriers n'en sont pas tout à fait à leur première reconnaissance mais il savent qu'ils ne sont ni des colons, ni des prospecteurs : seulement un petit groupe de scientifiques dont la mission est d'étudier et d'apprendre si des ouvriers pourront être envoyés à profit pour (sur)exploiter quelques mois cette Terre en devenir, dans le but avoué de compenser tous les manques de leur Terre épuisée par un trop plein d'humains et de consommation.
Parmi ces chercheurs d'un genre nouveau, un couple d'amants. Elle, elle ne parvient pas à se faire à ce silence presque physiquement palpable. Lui, est complètement fasciné et hypnotisé par cette planète totalement vierge et sans présence d'hominidés redevenus sauvages ou de chats ayant dangereusement mutés au fil des siècles futurs, tels qu'ils en ont déjà croisé à d'autres moments de la Terre du futur. Mais, amoureuse, elle lui fait confiance, malgré son angoisse, et même s'il fera tout pour la piéger et les contraindre à demeurer, pour jamais, sur place...
Seulement, l'Eden existe-t-il ? N'est-il pas l'heure de sortir de cet étrange sommeil éveillé ? Plus dure, plus dramatique sera la chute, car la folie guette, et ce n'est pas forcément celle qu'on nous affirme !
Dans cette (trop) courte et palpitante nouvelle rédigée en 1970 par l'autrice américaine de SF et de polars fantastiques
Kate Wilhelm, par ailleurs co-fondatrice, avec son mari, d'une des "écoles" d'écriture étasuniennes parmi les plus réputées, ainsi que détentrice d'un nombre conséquent de prix en récompense de ses oeuvres (Prix Hugo, Prix Locus, plusieur fois nommée au prix Nébula, etc), le lecteur se trouve plongé en plein coeur de la SF spéculative du second âge d'or de la SF anglo-saxonne. de par les thématiques envisagées, la surpopulation, l'écologie, une terre très largement surexploitée et polluée, la recherche d'un nouvel Eden, mais aussi la crainte d'une société totalement sous-contrôle par le biais de l'hyper-médicalisation de la psychée et de médicaments toujours plus efficaces les uns que les autres (de ce point de vue de l'annihilation de l'ego), les lecteurs attentifs songeront immédiatement à l'époustouflante Tétralogie Noire du britannique
John Brunner, ou encore au roman inquiétant du Polonais Stanistas Lem, le congrès de futurologie ou, pour ce qui est de l'enfer urbain, à plusieurs titres de
Robert Silverberg, à commencer par son, sans doute, plus célèbre roman :
Les Monades urbaines. Quant à la surpopulation, on ne peut s'empêcher de convoquer aussi le terrible
Soleil vert de
Harry Harrison ainsi qu'à son adaptation cinématographique angoissante (et très libre), le fameux Soylent
Green (
Soleil vert en France). Notons aussi, à l'instar de la très intéressante postface de ce merveilleux opuscule, ce chef d'oeuvre du cinéma mondial qu'est Vol au-dessus d'un nid de coucou, dans la veine anti-psychiatrique. Mais, en osant convoquer ces thématiques bien souvent traitées de manière séparées dans d'autres oeuvres du genre et souvent dans les mêmes années (à l'exception, sans doute, des quatre plus fameux romans de
John Brunner, même si chacun d'entre eux se saisit plus précisément d'une thématique forte),
Demain le silence nous fait entrer de plain-pied dans un univers complexe, aux résonances toujours d'actualités - de plus en plus tragiquement même - avec un art de l'arc narratif vraiment sidérant, malgré un style relativement fonctionnel, sans chichi ni véritable originalité artistique, mais d'une efficacité redoutable et d'un abord d'une agréable lisibilité.
S'il était encore nécessaire, votre insigne chroniqueur se permettrait d'ajouter trois ou quatre autres raisons majeures pour convaincre les futurs lecteurs à (re)découvrir cette grande mais trop méconnue - chez nous - romancière américaine. En premier lieu, si ce format est certes un peu bref, il est un excellent viatique pour donner l'envie éventuelle de poursuivre la découverte de cette oeuvre par trop méconnue en France. Ensuite, parce que, justement,
Kate Wilhelm souffre, chez nous, d'une absolue et bien injuste méconnaissance, quand bien même son oeuvre est vaste et essentielle tant par ses écrits que par ses actions en faveur des littératures dites "d'imagination". Ce n'est d'ailleurs pas pour rien qu'elle fut reconnue dans son pays au point d'entrer au SFF Hall of Fame en 2003. À tout le moins, une lecture de ce qui est considéré comme son chef-d'oeuvre,
Hier, les oiseaux, nous semble assurément indispensable !
Enfin, parce que cette oeuvre est défendue avec intelligence par une excellente petite maison d'édition au catalogue en apparence protéiforme, puisqu'en large part consacrée aux fondamentaux de la pensée écologique, mais aussi, par cette magnifique et indispensable collection intitulée "dyschroniques", à la SF dystopique, je veux évoquer le passager clandestin, dont nous avons déjà eu le bonheur de chroniquer l'ouvrage savamment pédagogique de Mme
Françoise Gollain :
André Gorz & l'écosocialisme . Un très heureux hasard a ainsi décidé que la dernière Masse Critique "mauvais genre" nous mette à nouveau en rapport avec cet excellent éditeur, que nous remercions ici chaleureusement, et pour l'envoi de ce charmant petit livre, et pour son travail de fond. Je n'oublie bien évidemment pas notre site de Lecture et de Livre en ligne préféré, Babelio.com sans qui ces découvertes ne sauraient avoir lieu !
Il me faut enfin signaler que, dans cette petite collection "dyschroniques" vous attendent nombreuses autres pépites de la SF spéculative. C'est le cas du génial
A voté d'
Isaac Asimov, du plus inquiétant "
Traverser la ville par l'auteur de
l'homme stochastique, déjà cité plus haut,
Robert Silverberg,
Continent perdu de
Norman Spinrad ou encore le très (trop) proche
La main tendue de
Poul Anderson. Une micro collection véritablement essentielle que je ne peux que conseiller, excellent sésame pour découvrir les oeuvres d'auteurs majeurs sans trop de risque ni de temps perdu !
Alors soyons fou, mais en le sachant pertinemment : Lisons des dystopies !