Aujourd'hui, la Vienne de Zweig rentre en grâce. Nous ne pensons plus tellement au « laboratoire du crépuscule », comme a nommé cette ville, un jour,
Milan Kundera, ni au venin hitlérien qui s'y est échafaudé, ni aux reproches véhéments de
Hannah Arendt faits à la tour d'ivoire d'un monde de lettrés où Zweig a conquis sa célébrité. Ce monde de privilégiés qui, par la pratique de l'écart de la politique, permet l'arrivée des nazis au pouvoir.
Je ne compte pas rivaliser avec l'oeil attentif des ami(e)s babelios, aiguisé(e)s par de perpétuelles comparaisons, et qui ont laissé tant de billets sur Vienne et ses auteurs de prédilection. Je ne fais que résumer le contenu du livre.
Ce titre, lourd de sens, m'a attirée, fan des musées et d'architectes illuminés que je suis. Ma Vienne est à des années-lumière des couplets d'opérettes et des valses tourbillonnantes. Cependant, d'emblée ce bouquin n'est pas ce que je croyais. Observant sa couverture, comme une ancienne carte postale, j'imaginais un texte qui me perlerait des rues cosmopolites aux passants incessants, de l'architecture de la capitale autrichienne marquée par Otto Wagner, digne représentant de l'Art Nouveau, de ses arbres, de ses berges, de ses lieux déserts se prêtant aux rêveries à la
Giorgio de Chirico, aux souvenirs refoulés d'une souffrance, aux visions audacieuses et incongrues, en somme un Zweig secret, en promeneur respirant l'air de Vienne, puissamment porté à l'introspection, un labyrinthe du coeur conté par celui des vieilles venelles… Ah, pardon, j'ai rêvé d'un livre… !
C'est finalement la Vienne des artistes, illustres ou moins illustres, qui obnubile Zweig, même si sa foi en leur production dépasse parfois celle que leur réservent leurs contemporains. Ces Artistes généreux, ceux dont la vie chatoyante est « faite de mille vies »… « C'est toujours chose magnifique que de vivre dans la proximité d'un homme que son oeuvre a déjà fait entrer dans l'histoire et qui en même temps continue de créer, qui est encore souffle vivant s'échappant des lèvres du temps », dit Zweig au sujet du compositeur Richard Strauss. C'est sa Vienne où toutes les voix d'Europe centrale s'expriment.
Que de figures attachantes possédant une affinité particulière avec Vienne, amis ou proches de Zweig qu'il admirait sans réserve, alors que ce n'était pas systématiquement réciproque ! Dans cet ouvrage, on rencontre la sculptrice Teresa Ries, le romancier
Jakob Wassermann, « les dieux » comme Mahler ou
Rilke (« la pure existence poétique », capable de « rendre tout harmonieux autour de lui »), les poètes
Albert Ehrenstein,
Peter Rosegger,
Hugo von Hofmannsthal, le philosophe
Otto Weininger, le comédien Josef Kainz (dont même le cocher était « une personne très respectable, que l'on enviait secrètement »),
Sigmund Freud,
Joseph Roth, le chef d'orchestre Bruno Walter, l'écrivain
Arthur Schnitzler (à propos de qui Zweig dit : « Ce n'est pas lui qui a trahi le monde, c'est la réalité qui est devenue infidèle à son poète. ») On y trouve également des personnalités qui ne sont mentionnées dans aucune histoire officielle. Zweig apparaît dans le rôle de passeur, découvreur de talents, lui pour qui l'art n'a qu'une seule finalité, celle d'unir les hommes.
Cela reste du Zweig, avec son don de l'atmosphère et des changements psychologiques, avec ses interrogations intarissables sur la vocation de l'écrivain dont les oeuvres doivent, d'après lui, venir « du plus intérieur » mais rester accessibles au lecteur lambda. Même s'il s'agit ici souvent de textes hommages, le livre est semé de réflexions profondes : « Mais ce mot de gloire, comme il peut être multiple ! La gloire, c'est la curiosité et l'anxiété, c'est l'effet que l'on produit et la violence des hommes, c'est un monument et un cercueil, c'est à la fois le vacarme et l'oubli. »
Cette lecture, formée d'une série d'articles pour des revues, récits, préfaces, discours, conférences et nécrologies, situés entre 1902 et 1940, parfois inédits en français, exige de la concentration et pour garder celle-ci il faut être passionné de l'histoire de l'art. Ce sont tantôt des portraits, tantôt des analyses littéraires ou les deux à la fois. Finalement, j'en suis sortie éclairée et rassérénée, couverte de confetti de mots prenants, nourrie de plaisir esthétique, surtout à travers tant de nuances. Tout est bien qui commence mal !
« La Vienne d'hier » conclut cette publication. Zweig y noie sa nostalgie de l'âme de la vieille Autriche, le drame de sa génération, l'idéal de la liberté plus que jamais inaccessible, le rêve d'une Europe fraternelle dans les eaux troubles de l'entre-deux-guerres. Il protège constamment l'humanisme malgré la mélancolie qui l'habite de plus en plus. E même temps Zweig craint et déplore une victoire du baroque sur les valeurs intemporelles, de la forme sur le fond, la perte d'un fragile essentiel. L'éclipse de Vienne surgit en même temps que le suicide de Zweig, le combattant inlassable d'une cause perdue.
L'Introduction est rédigée par
Bertrand Dermoncourt et intitulée « Vienne, ou les rêves déçus de
Stefan Zweig ». Il justifie avec brio la démarche de cette publication : explorer l'oeuvre de
Stefan Zweig dans sa grande diversité. Il souligne, tout en citant "
Le monde d'hier" de Zweig : « Vienne était bien cette « ville jouisseuse » où l'amour de l'art était « fanatique ». Quel est le sens de la culture, […] sinon, justement, d'extraire de la matière brute de l'existence, « par les séductions flatteuses de l'art et de l'amour, ce qu'elle recèle de plus fin, de plus tendre et de plus subtil ? » »
Bertrand Dermoncourt nous montre que la vision de Zweig s'oppose à d'autres images de Vienne précisément comme un lieu de cauchemar (
Robert Musil,
Hermann Broch,
Paul Morand,
Karl Kraus, pour qui Zweig n'est qu'un enjôleur).
Cependant à la Vienne éternelle de Zweig, qui ne peut que nous fasciner !