A une heure de route de là, Berlin semble déjà être dans un autre monde. Dans un autre siècle aussi. le vingt-et-unième est aux prises avec les problématiques de l'impact néfaste de l'homme sur son environnement et des énergies qu'on voudrait renouvelables. On s'y inquiète de la disparition des espèces animales dans le monde réel et on bâtit, à renfort d'algorithmes, des univers virtuels pour que les joueurs expérimentent, sans fatigue ni douleur, les joies du travail des champs. A une heure de route de ce monde, donc, est un village comme tant d'autres dans l'ex-Allemagne de l'est, Unterleuten, littéralement "parmi les gens", dont le nom sonne comme un double programme : pour le lecteur, il signifie une immersion totale dans l'été de gens ordinaires ; pour les personnages, il annonce une lutte entre égaux, entre l'individu et la collectivité. Entre planification écologique et protection de la nature, entre hausse du prix du foncier et vieilles histoires à solder comme des relents immondes de l'histoire politique récente,
Brandebourg sonne comme un roman social de première importance qui impressionne par sa simplicité apparente et par les thèmes multiples qu'il propose. Histoire d'un territoire - l'ex-RDA - marqué par quarante ans de communisme,
Brandebourg aborde aussi des thématiques pleinement contemporaines comme
l'aménagement du territoire à l'heure de la transition écologique ou de l'identité des territoires. Mettant en oeuvre un panorama social de la société allemande,
Juli Zeh interroge aussi les notions de vérité et de récit commun, usant de la force du roman choral pour proposer au lecteur une diversité des points de vue.
Il y a sans doute chez
Juli Zeh un peu d'
Aurélien Bellanger et de
Nicolas Mathieu dans cette capacité à faire voir à la fois le lien social complexe et puissant à l'oeuvre dans ce coin reculé de l'Allemagne, ainsi que dans cette aptitude à montrer les dynamiques, souvent opposées, qui agitent les corps sociaux.
Juli Zeh choisit de placer l'action de son roman dans un village imaginaire de l'ex-Allemagne de l'est, dénommé Unterleuten. C'est un petit bourg rural qui vit au gré des saisons agricoles et aussi des migrations d'oiseaux. Car le territoire du village accueille, année après année, les populations raréfiées de combattants variés, une espèce d'oiseau menacée, pour lesquels on se presse depuis toute l'Europe. Certains de ses habitants ont toujours vécu là : Gombroski, patron de l'Ökologica SARL, la plus grande entreprise agricole des environs, son épouse Elena et ses employés dont Betty, sa secrétaire ; Kron, ennemi juré de Gombroski dont les avis et les colères sont redoutés dans le village ; Arne, le maire, qui voit dans l'Ökologica SARL un moyen de développement pour le village ; Bodo Schaller, mécanicien patibulaire et qui, a la suite d'un accident a perdu la mémoire ; Hilde, la veuve aux chats, pour laquelle Gombroski semble avoir des sentiments ; Kathrin, la fille de Kron, médecin légiste à Berlin qui vit là avec son mari Wolfi et son espiègle de fille Krönchen. Y vivent aussi de nouveaux venus, Berlinois pour la plupart : Gerhard Fließ, membre de la Ligue de protection des oiseaux, sa femme Jule, de vingt ans sa cadette et leur fille Sophie ; Linda Franzen, éleveuse de chevaux, déterminée à bâtir sa future entreprise, et son compagnon Frederik Wachs, nerd et développeur de jeux vidéos aboulique. Vient même Konrad Meiler, un businessman bavarois qui a racheté il y a peu plusieurs centaines d'hectares sur le territoire de la commune. L'événement qui va déclencher la dynamique du roman tient en l'annonce de l'installation d'un parc éolien, dans le cadre de la transformation énergétique et écologique de la région et du pays. Rivalités anciennes et nouvelles se font jour, et vont sérieusement faire tanguer l'équilibre du village. Des logiques contraires entrent en collision et provoquent de profonds bouleversements dans Unterleuten. Protecteurs des oiseaux contre partisans du développement économique du village, pro et anti éolien, préservation du cadre bucolique contre volonté d'entrer de plain-pied dans le siècle nouveau, sans compter les ambitions personnelles des un(e)s et des autres,
Juli Zeh explore à fond les mécanismes à l'oeuvre, usant d'Unterleuten comme d'un laboratoire et de ses personnages comme d'une galerie sociale représentative de notre société contemporaine balancée entre l'égoïsme de la recherche du confort personnel et la conscience collective, sociale et écologique d'un monde à protéger.
Première leçon de ce roman :
L Histoire compte, au sens de la science historique, ou plutôt de la micro-histoire, qui s'intéresse aux hommes et à leurs relations, à leur manière de vive et d'aborder leur environnement social et politique. Unterleuten était situé dans l'ex-Allemagne de l'est, sous idéologie communiste durant quarante ans. La chute du Mur en 1989 n'a pas effacé les rancoeurs qui ont pu naître durant ces années. La première d'entre elle concerne la collectivisation des moyens de production, qui a rebattu les cartes dans un village
brandebourgeois historiquement sous domination des junkers, ces vastes propriétaires terriens. Gombroski est issu de l'une de ces familles. Les terres de ses aïeux ont été redistribuées aux habitants de la région, faisant table rase de l'Histoire. Une inimitié certaine est née à cette époque entre Gombroski et Kron, l'un voyant en l'autre l'exploiteur de tous ses congénères, l'autre voyant en l'un le profiteur d'une situation historique inédite et profondément injuste. Après la chute du Mur, Gombroski a oeuvré pour recouvrer ses terres et, à la suite d'une manoeuvre que personne ne saurait situer honnêtement sur l'échelle de la bonne foi, est redevenu le personnage économique dominant de la région. D'autres éléments marquants de cette époque révolue demeurent. Ainsi l'on apprend que nombreux sont ceux qui ont quitté le village à la réunification ; d'aucuns y ont vu la marque de l'infamie, celle de la collaboration avec le pouvoir politique. Mais ceux et celles qui, comme Kron ou l'épouse décédée d'Arne Seidel, ont été au service du pouvoir sont demeurés à Unterleuten. le village est certes allemand, mais son identité est profondément restée à l'est. Ce vécu commun est aussi au coeur d'une fracture dans le village entre les anciens et les nouveaux habitants, et les inimitiés bien réelles, et fondées sur de véritables conflits - l'opposition d'un demi-siècle entre Kron et Gombroski, la mort accidentelle d'Erik, époux de Hilde et collègue de Kron qu'on impute facilement à Gombroski - participent d'un imaginaire collectif à Unterleuten, dont les nouveaux habitants s'emparent.
Pourtant, la RDA n'est qu'une toile de fond pour
Brandebourg. le vrai sujet est contemporain. Il est question d'aménagement du territoire à travers la question énergétique et écologique, avec l'installation prévue d'éoliennes. La question,
Juli Zeh le démontre avec ce roman, dépasse les catégories classiques et bouleverse les équilibres du village. Car chacun, en réalité, défend ses intérêts propres et doit trouver des alliances pour défendre sa position. Un exemple est particulièrement intéressant, celui de Gerhard Fließ. Cet universitaire berlinois dirige la section locale de la Ligue de protection des oiseaux. A ce titre, il s'oppose à la délivrance d'un permis de construire pour les clôtures que Linda Franzen veut mette en place pour accueillir ses chevaux. Cependant, les éoliennes lui posent un problème cornélien. Symbole des énergies renouvelables, essentielle d'un point de vue écologique, elles menacent pourtant de bouleverser l'écosystème des fameux combattants variés, qui ont trouvé un refuge à Unterleuten. Pourtant, Fließ finit par donner son accord. Rien de bien idéologique là-dedans : c'est pour garantir la paix sociale à son épouse Jule qu'il accepte, alors même que, sur le plan personnel, son confort de vie - notamment en termes de vue sur la campagne environnante - l'aurait conforté dans son refus. Il y a, dans la position de Gerhard Fließ, quelque chose qui tient tant de la mise en oeuvre pratique de convictions idéologiques que d'un besoin quasi enfantin d'être reconnu comme leader, et c'est pourtant une troisième voie - l'amour qu'il porte a sa femme - qui va s'imposer à lui. Pour lui comme pour les autres habitants de la commune, la position face à l'implantation des éoliennes résulte d'éléments multiples qui dépendent de l'histoire de l'individu, de sa position sociale supposée et de facteurs très intimes. Ainsi de Kron, dont la position finale va, elle aussi, dépendre d'éléments extrêmement personnels, à savoir son dévouement absolu à sa fille et à sa petite-fille. Ainsi de Gombroski, qui se range du côté des pro-éoliennes, parce que, espérant les avoir sur un terrain lui appartenant, il songe aux retombées économiques pour le village et surtout pour son entreprise et sa future dirigeante, Betty. Ainsi de Linda Franzen, dont la possession de deux petits hectares va lui permettre de jouer un rôle particulièrement important, et surtout de lui laisser fomenter un plan tout à fait rationnel pour mener à bien ses projets personnels : l'accueil de chevaux et notamment du sien, dénommé Bergamotte. Même le bavarois Konrad Meiler a une excellente raison - en lien avec son fils Philip, toxicomane en détox -, bien que parfaitement étrangère à Unterleuten, pour être d'accord avec l'implantation des éoliennes. Une chose est sûre, nous dit
Juli Zeh : personne ne gagne complètement. Des dégâts sont à craindre, et la fin du roman nous le prouve assez : familles brisées, corps éprouvés et blessés, chute de certains dans l'échelle sociale d'Unterleuten.
La modification attendue du paysage d'Unterleuten symbolise une transformation plus en profondeur du village. On l'a dit,
L Histoire récente, sur fond de Guerre froide, a bâti l'identité de la commune. Mais cette identité change ; en témoignent les nouveaux habitants, dont les modes de vie conviennent au vingt-et-unième siècle. Linda Franzen, par exemple, parcourt la large campagne environnante pour prendre soin des chevaux qu'on lui confie. Frederik, son compagnon, s'en va régulièrement à Berlin pour travailler dans l'entreprise tech de son frère. Jule songe encore à l'anonymat de Kreuzberg quand Gerhard est enfin heureux de mettre en pratique ses positions radicales universitaires. Une question se pose : ces nouveaux habitants sont-ils autant d'Unterleuten que les anciens ? Quelle est leur légitimité à débattre de l'implantation d'éoliennes, ou bien à juger de l'importance qu'a le village à tout mettre en oeuvre pour conserver l'Ökologica SARL, ou encore, pourquoi pas, comme semble le penser Linda Franzen, à songer à diriger un jour la mairie ? En réalité, ces questions ne se posent pas vraiment. Plutôt, leurs réponses dépendent, là encore, de chaque individu. A Gerhard et Linda, très investis dans la bataille des éoliennes, répondent les détachés Jule et Frederik. Ce dernier, toutefois, finira par s'approprier Unterleuten, en imaginant retranscrire en code informatique ludique la situation de conflit social d'Unterleuten. D'une certaine manière, l'investissement culturel d'un lieu ne dépend pas tant de la volonté qu'ont les individus à s'emparer des sujets qui font sens dans ce lieu, mais plutôt de la simple présence de ces individus dans ce lieu. En d'autres termes, être présent, c'est agir. Refuser d'agir, de s'investir, c'est agir aussi, en prenant position, d'une certaine manière, pour la partie dominante. En plus court encore : qui ne dit mot consent.
On en vient alors à la conclusion que tout est politique : la réunion de quartier comme la lettre écrite au nom d'une association, la prise de position comme l'absence de prise de position, les silences comme les actes. Il aura fallu à
Juli Zeh tout une galerie de personnages, décrits plus haut, pour parvenir à faire le tableau d'une société allemande - et au-delà, car nos sociétés contemporaines sont semblables - traversée par les aspirations d'une époque - l'écologie, la transition énergétique, la protection de l'environnement - et les logiques individualistes. Ces dernières, d'ailleurs, tirent leur épingle du jeu, par rapport à l'intérêt collectif. Kron en vient à cette conclusion, désabusé d'ailleurs, car cela revient à remettre en cause une grande partie de sa vie et de ses engagements politiques, que nager contre le courant ne sert à rien. Mieux vaut, dans sa barque, tâcher de diriger celle-ci sur les flots de la manière la plus rusée qui soit. Cela semble être aussi la position de
Juli Zeh, elle qui a choisi le roman choral comme forme pour
Brandebourg, comme pour indiquer la prééminence de l'individu, l'absolue nécessité de bénéficier des points de vue strictement individuels pour tenter de comprendre comment le commun se construit. II s'agit aussi de dégager un semblant de vérité, si tant est que ce mot ait un sens quelconque.
En effet, la question de l'identité se fonde notamment sur des récits communs, qui n'ont de valeur que s'ils ont un sens pour le plus grand nombre. Ici, à Unterleuten, c'est principalement autour de la rivalité entre Gombroski et Kron qu'a été bâti le récit commun, partagé par les anciens comme par les nouveaux habitants. Rivalité dont l'acmé fut la mort d'Erik, le mari de Hilde, sur fond de conflit à propos de la création de l'Ökologica SARL et, donc, de la possession non plus collective, mais individuelle, des terres d'Unterleuten. Personne, en réalité, sinon Gombroski et Kron, ne connaît la vérité, et chacun a trouvé son intérêt dans le fait de ne pas la révéler publiquement. Kron y conservait son intégrité et son intransigeance morale, y gagnait une réputation de martyre que sa jambe blessée rappelait à chacun. Gombroski obtenait le statut d'innocent et de tout-puissant, maître de fait d'Unterleuten, qui s'accommodait d'une solitude accentuée, peu à peu, par le départ de sa fille, de son épouse, de son chien, de son aimée enfin. le récit originel d'Unterleuten, alors, est une fiction, puisque basé sur les rumeurs, les on-dit, les racontars, et enfin les intérêts individuels, qu'on pourrait qualifier de politique en ce qu'ils servent à définir un rôle et un statut dans une communauté d'hommes et de femmes. L'intégration des nouveaux habitants passe notamment par l'adhésion à ce récit. Rien d'étonnant à ce que Jule, Frederik et Linda se sentent marginalisés dans ce village ; les vieilles histoires ne les intéressant pas. Gerhard en revanche, dans sa quête d'être un authentique villageois, intègre pleinement le récit de la lutte fratricide entre le junker et le paysan, entre le capitaliste et le communiste. Mieux, il invente de nouvelles ramifications, fait de Gombroski un assassin et de Kron un saint taiseux, sur fond d'enlèvement d'enfant. Pour lui, comme pour d'autres - les apôtres de Kron -, ce récit devient vérité, en ce qu'il légitime l'action. Unterleuten apparaît donc comme l'un de ces romans, à la manière de
Warlock, d'
Oakley Hall, dont la puissance provient de leur capacité à décrire un microcosme politique et social et à en tirer des pistes de décryptage du monde moderne. Parmi les gens, il y a toujours à apprendre.